Borgia !

Chapitre 25LE TOCSIN

En plongeant dans les eaux jaunâtres du fleuve, le chevalieravait son idée : aborder aux marches de l’auberge. Il commençadonc par nager entre deux eaux, précaution d’autant plus utilequ’au moment même où il disparaissait, plusieurs coups d’arquebuseet de pistolet partirent du Palais-Riant.

Lorsqu’il revint à la surface du fleuve, il était déjà loin.

Il mit une fois encore le nez hors de l’eau et se vit près desmarches de son auberge. En quelques brasses vigoureuses, il lesatteignit et posa les mains à l’endroit même où s’était cramponnéFrançois Borgia.

Ragastens se hissa hors de l’eau et, debout, sur les marches, sesecoua comme un barbet.

– Que la fièvre maligne étouffe le frère et la sœur !murmura-t-il. A-t-on jamais vu pareils enragés. L’un veut me fairetrancher le cou, l’autre veut me poignarder avec ce joli stylet quej’ai perdu dans le Tibre. C’est dommage… Or ça, je crois que l’airde Rome me devient des plus pernicieux…

Tout en monologuant, Ragastens, sans perdre une seconde, avaitpénétré dans sa chambre. Il vit, proprement étalés sur son lit, seseffets et l’équipement de guerre qu’il avait achetés la veille mêmede son arrestation, en vue d’une prochaine entrée en campagne sousles ordres de César Borgia. En un clin d’œil, il échangea sesvêtements trempés contre les vêtements secs qui semblaientl’attendre.

Il acheva de se transformer. Habillé de pied en cap, biencuirassé, il ceignit autour de ses reins la ceinture qu’il avaitenlevée à César Borgia et qui supportait une excellente épée.Ragastens l’examina, fit ployer la lame.

– Ma pauvre rapière ! soupira-t-il. Restée entre lesmains de cette merveille de laideur qui s’appelle domGarconio ! Baste ! Celle-ci n’est pas mauvaise. Je neperds pas au change. Ces Borgia sont bien outillés de tout ce quitranche, transperce, taillade et assomme : c’est une justice àleur rendre.

Ragastens perdait d’autant moins au change que sa rapière, àlui, n’avait d’autre mérite – mérite appréciable, il estvrai ! – que d’être une lame à toute épreuve ; tandis quel’épée de César était enrichie d’une splendide poignée sur laquelleRagastens constata, avec satisfaction, la présence d’un fort beaudiamant et de quelques rubis de moindre valeur.

En un instant, il eut fait un paquet des vêtements, des bottes,de la toque, du pourpoint mouillés qu’il venait de quitter, et iljeta le tout au Tibre. Cela fait, il se glissa dans le couloir oùdonnait sa chambre, le parcourut sur la pointe des pieds, atteignitla cour et, longeant rapidement les murs, pénétra dansl’écurie.

Ragastens s’avança pour seller et brider Capitan.

– Tiens ! c’est fait ! murmura-t-il presque sansétonnement, tant ce qui lui arrivait depuis la nuit était étrange.Bonjour, Capitan ! Tu es heureux de me voir, hein ?… Moiaussi… Allons, tais-toi !…

Capitan hennissait de plaisir et battait le pavé de son sabot.Ragastens le flatta, le calma puis, le tira par la bride vers lacour.

Le chevalier conduisit rapidement son cheval à la portecharretière, l’ouvrit, la fit franchir à Capitan. Puis il se mit enselle et s’éloigna au trot.

– Il est certain, pensa-t-il, qu’on va me chercher au nord,du côté de la France, du côté de Florence… Allons au midi, du côtéde Naples !

Ce fut donc vers la porte sud qu’il se dirigea. En quelquesminutes, il eut atteint la chaussée qui y conduisait, et bientôt,il aperçut la porte elle-même. On venait de l’ouvrir, car le soleilse levait à l’horizon.

Ragastens se mit au pas : il ne voulait pas avoir l’air, enpassant devant le poste, d’un homme trop pressé. Un homme quicourt, on le remarque. Un homme qui va paisiblement, on le voitpeut-être, mais on n’en garde pas le signalement.

À l’instant où le chevalier, passant du trot au pas, fixait unregard ardent sur cette porte qui représentait la liberté, la vie,un cavalier déboucha d’une rue adjacente, fit un geste destupéfaction et chercha à s’approcher de Ragastens qu’il salua avectoutes les marques d’un profond respect.

C’était un homme d’une trentaine d’années, petit, maigre, sec,nerveux, avec une figure basanée que balafrait une interminablemoustache noire, et des yeux qui brillaient comme desescarboucles.

Bien qu’il montât un fort beau cheval, il était vêtu comme ungueux et s’enveloppait dans une mauvaise cape. Il essaya d’attirerl’attention de Ragastens et le saluant très bas il murmura d’unevoix humble :

– Monseigneur, votre dévoué valet, pour vousservir !

Mais Ragastens ne l’entendit pas. Ragastens ne vit ni l’homme,ni son cheval, ni son salut respectueux.

En effet, à ce moment même, le bourdon de Saint-Jean fitentendre sa voix énorme à laquelle les voix de bronze des troiscents églises de Rome se mirent aussitôt à répondre ; lesfenêtres s’ouvrirent ; des têtes effarées apparurent ; untumulte indescriptible se leva de la grande ville qui, l’instantd’avant, sommeillait encore et que réveillaient soudain les clochessonnant à toute volée.

– Le tocsin ! fit Ragastens en poussant un terriblejuron. C’est pour moi ! On va fermer les portes de laville ! En avant, Capitan, en avant !…

Ragastens rendit la bride. Capitan qui, au repos depuis troisjours, écumait d’impatience, bondit avec un hennissement stridentet partit droit devant lui, droit sur la porte, en faisant volerles cailloux sous de furieux coups de sabot.

– Halte ! On ne passe plus ! Arrête !crièrent les soldats qui, déjà, s’empressaient de fermer laporte.

Capitan était encore à vingt pas de la porte. Ragastensenveloppa le cheval dans une étreinte suprême et son double coupd’éperon fit jaillir le sang.

– Arrête ! On ne passe plus ! hurla l’officier degarde.

– Je passe tout de même ! rugit Ragastens.

Il y eut un choc formidable. L’officier fut culbuté… Trois ouquatre soldats roulèrent sur le sol. Capitan passa comme unetrombe. Ragastens était sauvé !…

Sa première pensée fut pour son cheval. Il le flatta, tapotantson encolure, tandis que la brave bête fendait l’espace dans ungalop éperdu.

– Merci, mon Capitan, merci, mon bon compagnon !… Jet’ai fait mal, hein ?… Ce coup d’éperon… Il fallait ça,vois-tu… Sans quoi, nous étions perdus…

Il tourna la tête vers la ville et vit que les soldats avaientachevé de fermer la porte. Au loin, le tocsin grondaittoujours.

– Hurle, César ! clama Ragastens enivré de sa liberté,enivré de sa course fantastique. Hurlez, Borgia mâles etfemelles ! C’est ma liberté, c’est mon allégresse quecélèbrent vos gueules d’airain !

En effet, seul un Borgia pouvait avoir donné l’ordre de sonnerle tocsin. Et ce tocsin ne pouvait avoir d’autre but que de lesignaler et de le faire arrêter !

Ragastens tourna encore la tête. Mais il s’aperçut alors qu’ilétait poursuivi. Un cavalier courait derrière lui, ventre àterre.

Ayant constaté qu’il n’avait affaire qu’à un seul ennemi,Ragastens haussa les épaules et sourit. Ce sourire était un poèmede force et de confiance. Comme il arrivait près d’un ruisseau, ilarrêta le galop de son cheval, sauta à terre et, ayant puisé del’eau dans le creux de sa main, se mit à rafraîchir la blessured’éperon qu’il avait faite aux flancs de son Capitan !…

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