Borgia !

Chapitre 35LA MORTE

Ragastens, Machiavel et Sanzio se regardèrent avec uneindescriptible stupeur.

– Sa fille !…

Ce même cri leur échappa, tandis que le pape les examinait endessous, d’un mince regard narquois.

Raphaël était le plus troublé des trois. Mille penséesincohérentes se heurtaient dans sa tête. Cette simple parole dupape venait de le bouleverser. Venu avec une fièvre de colère et dedouleur, il sentait un sentiment nouveau pénétrer avec force dansson cœur.

– Saint-Père, balbutia-t-il, vous m’êtes deux fois sacré,si vous êtes le père de celle que j’adore…

D’un mouvement spontané, il se leva et détacha les liens duvieux Borgia. Ragastens haussa les épaules et se recula, comme si,désormais, son intervention était inutile. Machiavel attenditfroidement la fin.

– Mon fils, dit doucement le pape, mon cher enfant… jesavais votre amour pour ma fille… et mon cœur a bien saigné de lamesure violente en apparence que j’étais obligé de prendre…

– Vous allez me conduire à elle, n’est-ce pas,Saint-Père ?… Vous ne refuserez pas son bonheur et lemien !

– Vous conduire près d’elle !… s’écria le pape.Hélas !… Vous ne savez pas tout !… Messieurs,approchez-vous… Vous avez le droit de tout savoir !… Votreparole de ne jamais rien révéler me suffira… Approchez-vous,monsieur le chevalier…

– Votre Sainteté peut parler. J’entends très biend’ici !

Le pape s’était levé dès le moment où Raphaël l’avait détaché.D’un rapide regard, il avait cherché s’il pourrait se rapprocher dela porte. Mais, contre cette porte, Ragastens s’était appuyé, ledos à la serrure, les bras croisés, et, en même temps, ilsurveillait la fenêtre. Le pape ayant fait un pas de ce côté, lechevalier lui dit, de sa voix la plus tranquille :

– Saint-Père, restez ainsi, je vous prie !… En vousapprochant trop près de la fenêtre, vous risqueriez l’humidité dela nuit…

Le pape leva les yeux au ciel et s’assit.

– Mon père, murmura Raphaël… laissez-moi vous donner cenom… parlez-moi de Rosita… dites-moi si je pourrai la voirbientôt ?…

– Elle s’appelait Rosita ! dit le pape avec une sorted’extase douloureuse.

– C’est le nom que lui a donné celle qui l’arecueillie…

– La pauvre Maga, n’est-ce pas ?… Oui, je sais… Pauvrefemme, si charitable et si bonne !… Que de fois j’ai voulul’arracher à la vie misérable où elle se complaisait… Maishélas ! Sa raison ébranlée lui faisait voir partout desennemis.

Ces derniers mots du pape achevèrent de convaincre Raphaël.

– Messieurs, reprit le vieux Borgia, il faut que voussachiez tout… La confession que je vais faire m’est profondémentpénible…

– Saint-Père, dit Raphaël, il serait indigne de nous devous obliger à courber la tête sous le poids de souvenirs que nousn’avons pas le droit de juger…

– Laissez parler Sa Sainteté, mon cher ami, interrompitRagastens.

– Et cela est d’autant plus nécessaire, reprit le pape ense mordant les lèvres, que vous avez maintenant des droits sur… mafille… En outre, mon cher enfant, ce que j’ai à vous dire est siaffreux que vous vous refuseriez à me croire si je ne vousinformais de toute la vérité…

Le pape s’était levé. Son visage encadré de cheveux blancsparaissait à ce moment réellement auguste. Sa parole vibrante,empreinte d’une douleur majestueuse, fit frissonner Machiavellui-même.

– Raphaël, dit-il solennellement, mon cher enfant, voussavez combien, parmi tant d’artistes accourus à Rome, je vous aiaimé… Si jamais vous avez eu quelque affection pour moi, je faisappel à votre cœur…

– Parlez, murmura Sanzio d’une voix éteinte.

– Il faut que je reprenne les choses d’assez haut… Oui,messieurs, je fus coupable… Oui, le démon de la chair me mit unjour à l’épreuve… Oui, je succombai… De combien de larmes et deprières j’ai racheté ensuite ma faute, Dieu seul le sait, carmoi-même je ne m’en souviens plus tant j’ai pleuré, tant j’aiprié !… Lorsque la comtesse Alma devint mère, le malheurdevait accabler cette infortunée ; son mari, le comte Alma,fut informé de l’adultère… Alors, affolée, elle abandonnal’enfant !… Ce que j’ai souffert alors !…

Le pape s’arrêta un instant, comme suffoqué. Puis ilcontinua :

– Je veillai de loin sur l’enfant que la bonne Maga avaitrecueillie… Hélas ! Un autre veillait aussi et méditait dansl’ombre une affreuse vengeance ; c’était le comte Alma !Toute sa haine contre moi s’était concentrée sur la tête de lapetite innocente… Ah ! j’ai tremblé alors !… Je ne merassurai que lorsque j’eus acquis la conviction que le comteignorait où se trouvait l’enfant… Pour la soustraire désormais àtoute vengeance, je résolus de la laisser élever par la Maga, commeune pauvre fille du peuple…

» Un jour je sus qu’elle était aimée… adorée par un jeunehomme digne d’être aimé lui-même. Ce jeune homme, je le fis venir.Et je lui témoignai mon ardente amitié que je mis sur le compte demon amour pour les beaux tableaux… Est-ce vrai, RaphaëlSanzio ?

– C’est vrai, Saint-Père…

– Le temps s’écoula… Et j’espérais que le comte Alma avaitoublié sa haine… Hélas !… Le ciel n’avait pas permis cemiracle… Tout à coup, un vrai coup de foudre vint m’atteindre…J’appris que le comte avait retrouvé les traces de l’enfant…Aussitôt, je prévins la Maga…

– Ah ! Je comprends tout ! s’écria Raphaël. Cefut alors que la Maga me supplia de hâter mon mariage et de fuir àFlorence…

– Oui ! fit le pape, qui ferma les yeux pour ne pastrahir sa joie. C’est moi qui lui en avais fait parvenir leconseil… la prière… Hélas ! Dans la soirée où devait avoirlieu le mariage que la Maga m’avait annoncé, je sus que le comteavait fait aposter des hommes pour enlever la malheureuse enfant…Dès lors, je résolus d’agir… Le plus grand secret étaitindispensable… Je ne pouvais prévenir Sanzio sans être forcéd’avouer ma faute, dont j’espérais emporter le secret dans matombe… Je fis enlever mon enfant !… Mon intention était de lafaire conduire ici… puis, de la faire escorter jusqu’à Florence, etenfin, de vous faire aviser, Raphaël, par mon maître de police,comme si je n’eusse été pour rien dans tout cela… Et vous devezvous souvenir, lorsque vous vîntes me voir, que le marquis deRocasanta vous promit de retrouver votre jeune femme ?…

– C’est vrai, Saint-Père !…

– C’est qu’il était au courant de tout ! À un maîtrede police, on peut confier de pareils secrets… Donc, Rocasanta quiavait combiné l’enlèvement, Rocasanta qui avait fait conduire monenfant ici, sous la surveillance d’une pieuse et digne femme,Rocasanta devait vous aviser aussitôt que la pauvre petite seraiten sûreté à Florence… Ici, Raphaël, j’ai besoin de tout mon couragepour continuer…

– Oh ! Vous me faites frémir… J’ai peur,Saint-Père…

– Je me hâtai de prendre le chemin de Tivoli, continua lepape en soupirant. J’y arrivai… et je m’efforçai de rassurer mafille, sans rien oser lui dire de la vérité… Chose affreuse !…Je la voyais pâlir et dépérir d’heure en heure… Que s’était-ilpassé ? Un épouvantable malheur, mon enfant !… Ou plutôt,un crime abominable !

Raphaël devint blanc comme un mort. Il se renversa en arrière,évanoui. Machiavel le prit dans ses bras, tandis que Ragastensessayait de le ranimer en mouillant ses tempes d’eau fraîche.

– Morbleu, monsieur ! fit-il, vous torturez cetenfant ! Allez-vous le tuer ?…

Le pape, les yeux au ciel, semblait un martyr décidé à boirejusqu’au bout le calice d’amertume.

– Je ne dirai plus rien, si cela est nécessaire,murmura-t-il avec accablement.

Raphaël revint à lui. Et ses sanglots, pendant quelques minutes,retentirent atrocement dans le silence.

– Oh ! râlait l’infortuné jeune homme, je veux toutsavoir… je veux tout savoir !… La vérité, par pitié !

– La vérité… atroce, terrible ! Quelques heures avantton mariage, on a fait boire du poison à ma fille !…

– Ce n’est pas possible !…

– Une femme… payée par le comte Alma !… C’est Rositaqui a tout dit aux médecins !… Elle s’est tout rappelé mais ilétait trop tard !… Ah ! malheureux père ! Je suismaudit, puisque le ciel a permis cette chose épouvantable !…Tous les remèdes furent inutiles !… Oh ! ma fille !ma fille !…

Et le pape s’abattit sur le lit, sa tête cachée dans ses mains,sanglotant, comme si la douleur contenue jusque-là eût été tropforte.

Raphaël ne pleurait plus, maintenant… Ses yeux hagards allaientdu pape à Machiavel, sans qu’il pût les fixer.

Tout à coup, il se leva et, d’une voix d’insensé :

– Je veux la voir ! dit-il.

Borgia redressa la tête. Il se leva et prit Sanzio par lamain :

– Viens, mon enfant… nous la pleurerons ensemble… Venezaussi, messieurs…

Et, entraînant Raphaël, il se dirigea vers la porte :

– Un instant ! fit froidement Ragastens.

– Que voulez-vous, monsieur ?… Voulez-vous doncempêcher cet enfant de voir une dernière fois l’ange qu’il aimait…avant qu’elle remonte au ciel ?…

– Je veux, dit Ragastens, je veux tout simplement ne pasretourner dans les cachots de Saint-Ange ! Et j’ai laprétention d’empêcher cet enfant, comme vous dites, d’y alleraussi.

– Je suis de votre avis, ajouta Machiavel.

– Messieurs… vos soupçons… après ces pénibles aveux…

– Pas soupçons, monsieur : précautions, voilàtout !

– Mes amis ! murmura Sanzio… C’est le père deRosita !… Grâce pour lui !… pour moi !

Ragastens tordit nerveusement sa moustache. Il fit signe àMachiavel qui répondit par approbation tacite.

– Raphaël, dit alors Ragastens, nous comprenons etrespectons votre douleur immense, nous la partageons… Nous tenonspour véridique tout ce que Sa Sainteté vient de dire… Mais nouscroyons aussi que le Souverain Pontife ne dédaigne pas lavengeance. Nous avons offensé gravement le Saint-Père et dans cinqminutes, nous serons tous les trois dans un cul de basse-fosse…Donc, je prends mes précautions… Allons, Machiavel !…

Machiavel saisit le bras de Sanzio :

– Oh ! laisse-moi ! Va, si tu veux !balbutia le peintre.

– Raphaël ! Tu veux donc nous faire tuer ?…

Sanzio jeta des yeux hagards sur Ragastens et sur Machiavel. Ladouleur l’avait rendu faible comme un enfant, irrésolu, avec uneseule pensée fixe : revoir Rosita.

Les derniers mots de Machiavel le firent violemmenttressaillir : il lâcha la main du vieux Borgia. Machiavelprofita de ce moment d’irrésolution morbide. Il entrouvrit la porteet se glissa au dehors, entraînant rapidement son ami qui selaissait conduire sans opposer de résistance. Ragastens se tournaalors vers le pape :

– Monsieur, dit-il, laissez-vous faire…

– Monsieur, fit Borgia, quand vous serez hors d’ici,fuyez ! Ne tombez jamais en mon pouvoir ! Ou, par leciel, vous êtes mort !

– Ah ! ah ! Je vous aime mieux ainsi !Morbleu ! Vous aviez fini par m’émouvoir,savez-vous !…

En même temps, Ragastens renouait sa corde autour des bras dupape.

– Adieu, monsieur ! Je vais profiter de votre conseil.Je ne vous bâillonne pas : vous voyez que je suis généreux etque je joue bon jeu… Criez ! criez !… On ne sauraittarder à vous entendre…

Sur ce, Ragastens salua gravement et bondit dans le jardin. Ilne fut pas plutôt dehors qu’il entendit les cris de Borgia appelantau secours.

– Dix minutes avant qu’on l’entende, murmura-t-il tout encourant ; cinq minutes pour le trouver, autant pour seller leschevaux… Nous serons loin !…

À ce moment, il rejoignit Machiavel et Sanzio :

– Vite ! Courons à Spadacape et fuyons ! Dans unquart d’heure, nous aurons à nos trousses tout ce qu’il y a decavaliers autour du pape… Heureusement, la nuit est profonde…Fuyons !

– Fuyez ! dit Raphaël avec un calme farouche.

Ragastens leva les bras au ciel et les laissa retomber.

– Allons, bon ! fit-il.

Machiavel le regarda d’un air qui voulait dire :

– Que voulez-vous ! Rien à faire…

– Fuyez ! reprit Raphaël. Le danger n’est que pourvous. Je vous jure, mes amis, que le pape ne me fera aucun mal…Fuyez… mais fuyez donc, voyons… Vous ne voulez pas me rendre fou dedouleur, dites ? Qu’est-ce que cela vous fait que je la voieune dernière fois ? Et puis, moi, si on me tue, tantmieux ! Comment voulez-vous que je vive,maintenant ?…

– Au fait, dit Ragastens, mourir ici ouailleurs !…

Et il s’assit sur une pierre…

– Fuyez ! reprit Raphaël en se tordant les mains…

– Écoute ! fit tout à coup Machiavel, viens avecnous !… Tu iras, demain, au point du jour, à la villa…

Raphaël secoua la tête comme un enfant qui se défie.

– Je te jure que nous ne nous écarterons pas… Viensseulement… c’est à cinquante pas d’ici… Je connais un endroit oùnous serons cachés pour la nuit… Demain matin, tu feras ce que tuvoudras !…

– Tu me le jures ?…

– Je le jure !

Tous trois se mirent rapidement en chemin.

– Il était temps ! fit Ragastens en montrant la villaoù on voyait courir des lumières…

Ils continuèrent à avancer, Machiavel indiquant le chemin.

– C’est ici ! dit tout à coup celui-ci. L’endroit estbon…

Ils se trouvaient dans la caverne de la Maga. Machiavelconnaissait cette grotte. Il l’avait visitée en curieux et savaitles bruits qui couraient à son sujet.

– Je ne crois pas qu’on pense à venir nous y trouver, si onnous poursuit. Cet antre est protégé par un dragon devant quis’arrêteront, au moins la nuit, les plus intrépides…

– Et comment s’appelle ce dragon ? demandaRagastens.

– La superstition !… Dans tout le pays, on croit quele diable entre et sort par cette excavation naturelle.

À ce moment des bruits confus se firent entendre au loin…Ragastens sortit précipitamment, escalada un rocher, examina uninstant la campagne, puis rentra en disant :

– Mon cher, votre dragon ne vaut rien : on vientdirectement ici et, à en juger par le nombre de torches, nousallons être assiégés par toute une petite armée…

Ragastens finissait à peine de parler qu’une sorte d’ombre sedressa silencieusement au fond de la caverne. Cette ombre s’avançavers les trois hommes. Machiavel et Ragastens la voyaient venir àeux avec stupeur. Au dehors, les rumeurs se rapprochaient de plusen plus.

– Il faut fuir ! s’écria Machiavel sans plus sesoucier de l’être inconnu qui venait d’apparaître.

– Fuir !… C’est bientôt dit… Mais par où ? Noussommes cernés… Songeons à nous défendre… Avant d’être pris nous enprécipiterons bien une bonne douzaine au fond de ce gouffre…Raphaël !…

Il posa sa main sur l’épaule de Sanzio qui tressaillit comme unhomme qu’on réveille en sursaut.

– Raphaël ! a murmuré l’ombre mystérieuse.

Elle fit un bond, saisit le jeune peintre par le bras, leregarda ardemment… Et elle eut un cri de joie.

– C’est toi !… C’est toi, mon Raphaël ?…

– La Maga ! fit Raphaël sans étonnement, comme si,après la suprême débâcle de son amour, plus rien ne pût lesurprendre au monde.

– Sus ! hurlèrent à cet instant des voix dans la nuit.Prenons-les vivants !… Sus à la sorcière et auxdémons !…

– Oh !… Et n’avoir même pas d’armes !…

– Venez ! s’écria alors la Maga, ne comprenant qu’unechose : Raphaël était poursuivi et il fallait le sauver…

Elle entraîna Sanzio vers le fond de la caverne. Là, elle écartavivement un tas de branchages. Un trou circulaire apparut, béant etnoir.

– Vite !… Descendez !… dit la Maga à Machiavel età Ragastens, sans s’inquiéter de savoir qui étaient ces deuxétrangers…

Le rocher qui cachait ce trou avait été arraché de son alvéoleet demeurait penché au-dessus de l’ouverture, maintenu debout pardeux bâtons courts et noueux. Cela formait une trappe grossièrementagencée.

– Sauvés ! s’écria Ragastens qui, d’un coup d’œil,comprit le mécanisme rudimentaire de la trappe.

Déjà Machiavel avait disparu dans l’ouverture, entraînantSanzio, que suivit la Maga. Ragastens, à son tour, s’enfonça dansle trou par une pente très raide.

– Les bâtons ! fit la Maga.

– Je sais !… J’ai vu, et compris…

D’un coup sec, il tira à lui les bâtons ; le rocher retombalourdement et s’emboîta dans son alvéole.

– Sus ! sus !… Arrêtez !…Rendez-vous !…

Ces clameurs retentirent soudain dans la caverne, envahie parune troupe nombreuse… Ragastens attendit quelques instants… Ilentendit des cris de désappointement et de fureur… Alors, ildescendit avec précaution.

L’étroit boyau qu’il suivait s’enfonçait sous la montagne, pardes degrés naturels creusés dans le roc. Devant lui, à quelquespas, Ragastens vit soudain une lumière : c’était une torcheque la Maga venait d’allumer. À la faveur de cette lueur, ilsdescendirent plus vite.

La Maga marchait en avant, sa torche levée au-dessus de sa tête,semblable à quelque fantastique génie des mondes sous-terrestres.La descente s’arrêta enfin : le boyau se faisait galerie,large couloir horizontal dans lequel la Maga s’engagea sanshésiter.

Ragastens, à ce moment, entendit au-dessus de sa tête un sourdgrondement : ils étaient au-dessous du cours de l’Anio… Aubout d’une centaine de pas, la galerie se mit à monter en pentedouce et aboutit enfin à une vaste grotte sans issue visible. LaMaga s’arrêta.

– Nous sommes de l’autre côté du gouffre, dit-elle. Parcette fente que des buissons cachent du dehors, un homme peutpasser… Vous pouvez fuir par là… Vous n’aurez ensuite qu’àdescendre le cours de l’Anio…

– C’est bien, dit Machiavel. Mais vous ?…

– Moi, je reste… ne m’interrogez pas… il suffit que je vousaie sauvés…

– Viens, Raphaël ! reprit alors Machiavel.

– Raphaël reste, fit vivement la vieille.

– Alors, nous restons !

La Maga saisit la main de Sanzio. Lorsque la Maga lui saisit lamain, il parut secouer sa torpeur.

– Raphaël, demanda la vieille, qui sont ces deuxhommes ?…

– Des amis… tout ce qui me reste au monde…

La Maga frissonna. Elle remarqua alors le profond abattement deRaphaël.

– Tout ce que j’ai de cher au monde, continua le jeunehomme, tandis que sa douleur semblait devenir plus violente àmesure qu’il se réveillait de son apathie morbide. Tout !… Ettoi, ma bonne Rosa !… Toi… qu’elle appelait samère !…

– Pour Dieu ! cria celle-ci. Dis-moi ce qui te faitsouffrir, mon Raphaël, mon enfant !… Dis-le à ta bonne vieilleRosa…

– Oh ! si vous saviez… Elle est morte !Morte !…

– Morte ? s’exclama Rosa en bondissant. Qui ?Mais qui donc ? Est-ce de Rosita que tu veuxparler ?…

Sanzio fit oui de la tête, sans force pour proférer une parole.La Maga jeta un cri :

– Fatalité !… Il a fallu que Raphaël fût là etsouffrît cette agonie ! Viens, mon enfant… mon fils…Messieurs, restez où vous êtes…

Elle entraîna Sanzio vers le fond de la grotte et s’assit surune pierre, tandis que Raphaël, abattu, laissait tomber sa têtedans les genoux de la vieille en bégayant des mots sans suite.

De loin, Ragastens et Machiavel assistèrent bouleversés à cedeuil qu’ils étaient impuissants à calmer… Mais, brusquement, lespectacle qu’ils contemplaient se modifia d’étrange manière…

Ils virent la Maga se pencher, approcher sa tête de celle deRaphaël… Et voilà que les plaintes du jeune hommes’arrêtaient ! Il relevait la tête ! Il semblaitinterroger la vieille, avec doute, d’abord, avec fièvre, ensuite…Et elle, par des signes répétés et énergiques, répondaitaffirmativement… Alors, Raphaël se leva d’un bond et, accourantcomme un insensé vers ses amis, se jeta dans leurs bras, avec uneclameur déchirante :

– Vivante !… Elle est vivante !…Entendez-vous ?… Elle vit !… elle vit !…

Il répétait ce mot avec une telle frénésie, une joie si éperdue,que Ragastens et Machiavel, consternés, se regardèrent en hochantla tête.

– Non, mes amis, je ne suis pas fou ! La joie ne m’apas rendu fou !… Je vous dis que Rosita estvivante !…

À ce moment, la Maga s’approcha.

– Mère Rosa, s’écria Sanzio, dites-leur que votre fillebien-aimée est vivante ! Répétez ce que vous venez de medire…

– Puisque ce sont des amis… je puis leur confier… Oui,messieurs Rosita est vivante…

– Le pape a donc encore menti ! Le glas ne sonnaitdonc pas pour elle ! s’exclama Ragastens. Pourtant, il s’estoffert à nous conduire auprès de la morte !…

– Le pape n’a pas menti… sur ce point du moins !… Luiaussi « croit » que l’enfant est morte !…

– Racontez ! racontez tout ! s’écria Raphaël,ivre de joie comme il avait été ivre de douleur.

– Soit ! fit la Maga après une courte hésitation.

Le philtre d’amour qu’elle avait remis au vieux Borgia était unpuissant narcotique donnant à celui qui l’absorbait toutes lesapparences extérieures de la mort. En réalité, c’était unevéritable mort avec cette correction qu’un réactif appliqué à temps« pouvait » ramener à la vie le cadavre.

Maintenant, Rosita, glacée, n’était plus qu’un cadavre. Et laquestion qui se posait dans l’esprit de la Maga était cettequestion terrible, angoissante, vertigineuse : pouvoirpénétrer dans le tombeau de la morte… Arriver à temps pourréveiller le cadavre…

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