Borgia !

Chapitre 13LA VOIE APPIENNE

En cette même nuit où s’était consommé le mariage secret deRaphaël Sanzio et de la Fornarina, le chevalier de Ragastens avaitquitté l’hôtellerie du Beau Janus qu’il habitait encore.

À la suite de l’échauffourée où le chevalier avait failli êtreécharpé par la foule qui voyait en lui l’assassin du duc de Gandie,César Borgia lui avait offert un logement au château Saint-Ange.Mais, soit par bravade du danger, soit qu’il voulut garder unecertaine liberté de ses faits et gestes, Ragastens avaitrefusé.

– Monseigneur, avait-il dit, j’étoufferais dans la bellecage que vous me proposez ; je suis resté un peu le vagabondnocturne que je fus dans mon adolescence…

César Borgia n’insista pas et se contenta d’admirerl’insouciance du chevalier, comme il avait admiré d’abord sonintrépidité dans l’émotion populaire.

Le chevalier erra longuement par les rues désertes, noires,pleines d’ombre et de silence et se trouva enfin à l’entrée de laVoie Appienne.

– Elle m’a dit : le vingt-troisième tombeau à gauche.Quant au mot de passe, j’aurai à prononcer l’anagramme de Roma –puisse-t-il m’être de bon augure !

Et il s’avança en comptant les édifices tantôt serrés l’uncontre l’autre, tantôt séparés par de longs espaces où croissaienttamaris et lentisques.

Ragastens songeait que, pour la troisième fois, il allait revoircette étrange jeune fille dont la destinée était encore une énigmeà ses yeux, cette Primevère dont son imagination ne pouvait plus sedétacher. Et lorsqu’il atteignit le vingt-troisième tombeau, lecœur lui battait certes fort.

Il fit le tour du tombeau et ne vit personne.

– Serais-je venu trop tôt, ou trop tard ?pensa-t-il.

À ce moment, près de lui, dans l’ombre des fourrés, une voixmurmura :

– Roma !

– Amor ! répondit le chevalier.

Aussitôt, un homme parut, surgissant d’un bouquet d’arbustessauvages. Sans dire un mot, il poussa la petite porte de bronze quifermait l’entrée du tombeau et s’effaça pour laisser passerRagastens.

Le chevalier entra et se trouva dans une sorte de celluleétroite qu’éclairait faiblement un flambeau. Le sol était composéde larges dalles. L’une d’entre elles, arrachée de son alvéole etposée debout contre la muraille, laissait béant un trou noir…

Ragastens s’étant penché sur ce trou vit un escalier de pierresbranlantes qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre. Il s’yengagea sans hésiter.

Au bas de l’escalier commençait une galerie au bout de laquelleil apercevait une lueur… Ce fut vers cette lueur qu’il sedirigea.

La galerie aboutissait à une assez vaste salle dans laquellerayonnaient de nombreux boyaux semblables à celui que Ragastensvenait de parcourir.

– Les catacombes ! murmura-t-il.

Alors, il ramena les yeux autour de lui. La salle où il setrouvait était circulaire. Tout autour, le long des murs, dessièges communs, mais confortables étaient disposés : il y enavait une vingtaine. Sur chacun de ces sièges était assis un homme.D’un geste, l’un de ces hommes montra au chevalier un siègeinoccupé : Ragastens y prit place et attendit.

La plupart de ces hommes étaient jeunes. Sur leurs visagess’accentuait le type de la beauté italienne dans ce qu’il y a desévère et de doux à la fois. Une même gravité imprimait à cesphysionomies un caractère commun de décision, d’inébranlablevolonté…

– Morbleu ! Voilà des hommes !… S’ils conspirent,je plains celui ou ceux à qui ils en veulent… Mais contre quiconspirent-ils ?… Et « elle » ?… Oùest-elle ?… Quel rôle joue-t-elle dans le formidable drame quej’entrevois sur ces visages ?… Quel rôle me réserve-t-elle àmoi-même ?…

À ce moment, un bruissement de robe, des pas légers se firententendre dans la galerie que Ragastens avait suivie. Toutes lestêtes se tournèrent de ce côté.

Presque toutes les figures de ces hommes exprimaientl’impatience. Mais trois ou quatre d’entre elles laissaient percerun sentiment auquel l’instinct du chevalier ne pouvait setromper : c’était de l’amour !…

À l’entrée de la salle, une femme parut. Ragastens ladevina : c’était Primevère ! Son visage se cachait sousun long voile noir et elle était vêtue de noir…

À l’aspect de ces signes d’un deuil récent, un murmured’étonnement parcourut l’assemblée ; tous ces hommes selevèrent et entourèrent la jeune fille qui, debout, appuyée au mur,laissa éclater une douleur qu’elle ne pouvait plus contenir. L’undes conjurés, le prince Manfredi, vieillard à barbe grise,s’approcha et lui prit la main.

– Béatrix, dit-il, que signifient ces vêtements dedeuil ? Parlez… quelle catastrophe…

Primevère, alors, souleva son voile.

– Ma mère est morte !

– Morte ? La comtesse Alma ?

– Assassinée !… Empoisonnée !… En est-ceassez ? Seigneurs dépouillés, princes, barons et comtesdépossédés, faut-il encore de nouveaux crimes ?… Et c’esttoujours la même main qui frappe, infatigable, jamais rassasiée demeurtres… c’est toujours le même homme… le même tyran qui conçoitl’assassinat : le pape !… Et c’est toujours le mêmehomme… le même tigre qui se rue sur la victime désignée à sescoups… son fils… César Borgia !…

– César Borgia ! exclama sourdement le chevalier deRagastens devenu livide. César ! Mon protecteur !

Au nom de Borgia, un frémissement agita les conspirateurs. Aucuncri ne leur échappa. Mais un sentiment d’implacable haine se lutsur leurs visages.

– Béatrix ! reprit alors le prince Manfredi… mafille !… laissez-moi vous donner ce nom, puisque votre pèren’est pas à la place qu’il devrait occuper… mon enfant, je chercheen vain les paroles qui pourraient consoler votre douleur… C’est unaffreux malheur, mon enfant… Mais si une chose au monde peut vousconsoler, c’est la certitude d’une prochaine et éclatantevengeance… Nos amis, tous présents à ce dernier rendez-vous quevous aviez indiqué, nous apportent de bonnes nouvelles… LesRomagnes s’agitent… Florence s’inquiète de la puissance des Borgia…Bologne et Plombino vont se soulever… Forli, Pesaro, Imola, Rimini,lèvent des hommes… Il suffit d’une étincelle pour enflammer cetincendie qui couve…

Béatrix s’essuya ses yeux. Sur ce charmant visage s’étenditcomme un masque volontaire d’intrépide énergie…

– Seigneurs, dit-elle, la douleur où vous me voyez n’apoint abattu mon ardeur. Si terrible que soit le coup qui mefrappe, il n’a rien ajouté à ma haine, rien retranché à madécision… Une première fois, Monteforte a résisté à César… Cettefois-ci, c’est de Monteforte que partira le signal libérateur… Jesais que César se prépare à marcher sur la forteresse des Alma,dernier rempart de nos libertés… Seigneurs, c’est donc à Monteforteque nous devons concentrer toutes les forces de résistance… Etc’est là que je vous donne rendez-vous…

– À Monteforte !

Ce fut un cri, ou plutôt une exclamation brève et forte quijaillit de toutes les bouches.

– Nous allons nous séparer, reprit alors Béatrix ;mais je veux d’abord remplir un devoir envers vous tous en vousprésentant le nouveau compagnon qui est parmi nous.

Les regards se portèrent, avec une curieuse sympathie, surRagastens. Primevère saisit la main du chevalier.

– Seigneurs, dit-elle, voici le chevalier de Ragastens, unefière épée, un noble cœur… Vous comprendrez toute la confiancequ’il m’a inspirée, puisqu’il n’a pas hésité, pour me sauver, àrisquer la haine de Borgia !…

Un murmure de sympathie se fit entendre. Le prince Manfreditendit sa main à Ragastens.

– Chevalier, dit-il, soyez le bienvenu parmi nous…

Mais, à la stupéfaction générale, Ragastens ne prit pas la mainqui lui était offerte. Il avait baissé la tête. Une expression detristesse bouleversait son visage si insoucieux d’habitude.

Un silence plein de menace et de méfiance se fit dans la crypte.Primevère recula de deux pas. Elle pâlit et ses yeux anxieuxinterrogèrent le chevalier.

Celui-ci releva la tête. Son regard fit le tour de l’assembléeet se posa enfin sur Primevère.

– Madame, dit-il, et vous, messieurs, un terriblemalentendu s’élève entre nous… Il ne me convient pas de dissimulerla vérité… Quelles que soient les suites de ma franchise, je doisvous dire que j’appartiens à Monseigneur César Borgia depuis monarrivée à Rome…

– Trahison ! s’exclama le prince Manfredi, tandis queplusieurs poignards jetaient dans l’ombre de sinistres lueurs.

– Non, pas trahison, monsieur ! répondit Ragastensavec une souveraine hauteur… Malentendu dont je ne suis même pasresponsable !… En d’autres circonstances, monsieur, vouspaieriez de votre vie le mot que vous venez de prononcer… Mais pourvotre vieillesse, pour vos inquiétudes, et surtout pour des penséesque je n’ai pas à vous expliquer… je vous pardonne !

– Vous me pardonnez ! se récria le vieillard. MortDieu ! C’est la première fois qu’on parle ainsi à un princeManfredi !

– Oui, monsieur… et j’ai le droit de parler ainsi parce quevous m’avez outragé par une fausse accusation. Fussiez-vous roi,fussiez-vous empereur, fussiez-vous souverain pontife, moi chétif,je suis plus grand que vous, puisque je m’interdis d’user dereprésailles…

Ragastens avait prononcé ces mots avec une singulière douceur.Et il y avait dans son attitude une telle noblesse et dans latristesse de son accent une si réelle grandeur que tous ces hommes,connaisseurs en intrépidité, ne purent s’empêcher de l’admirer.

Primevère, à l’écart, assistait à cette scène pénible sans qu’ilfût possible de deviner les sentiments qui agitaient son cœur.

– Expliquez-vous, reprit Manfredi d’un ton bref.

Le chevalier se tourna vers Primevère.

– Madame, dit-il, lorsque j’ai eu le bonheur de vousrencontrer et que j’ai pu m’interposer entre vous et ce moine,j’ignorais quelles étaient vos amitiés et vos haines !… Si, enaccomplissant un devoir que tout homme eût accompli à ma place, jem’exposais à la vengeance du prince Borgia, du moins je ne lesavais pas… L’eussé-je su, madame, j’eusse considéré comme un grandhonneur de m’exposer pour vous…

– Eh bien, monsieur, fit vivement le prince Manfredi, sivous n’êtes pas engagé…

– Je le suis ! interrompit Ragastens. J’ai vu leprince Borgia. L’accueil qu’il m’a fait a dépassé mesespérances…

– En sorte qu’en venant ici ?

– En venant ici, je jure que j’ignorais que je dusserencontrer des ennemis de Borgia…

Primevère, alors, s’avança :

– Seigneurs, dit-elle non sans fermeté, M. lechevalier de Ragastens a raison, il est ici par suite d’unmalentendu dont, seule, je suis responsable… Monsieur, vous êteslibre de vous retirer… Votre parole de ne pas révéler ce que vousavez vu ou entendu nous suffira…

Ragastens pâlit. Il eut la sensation atroce qu’un fossé venaitde se creuser entre lui et celle qu’il adorait. Il répondit d’unevoix altérée :

– À vous aussi, madame, je vous pardonne… Vous demandez maparole de ne rien révéler des secrets que le hasard m’a livrés… Etcela seul suppose que vous me croyez capable d’une trahison, si jene suis enchaîné par un serment… Mais vous avez ma parole.

Les conjurés, étonnés de la simplicité, de l’assurance et de lanoblesse qui éclataient dans les paroles et l’attitude duchevalier, s’inclinèrent.

Ragastens, avec une sorte de mélancolie douloureuse, reçut cethommage de ces hommes intrépides. Il salua d’un grand geste et,d’un pas assuré, s’enfonça dans la galerie qui conduisait autombeau.

Primevère, glacée, le vit s’éloigner lentement. Il lui semblaque la douleur de la mort de sa mère lui déchirait le cœur pluscruellement…

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