Borgia !

Chapitre 59GIACOMO

Ragastens put assez facilement suivre la trace de Lucrècejusqu’au bas de la montagne. Il n’y avait qu’une route possiblepour une voiture et il la suivit. De loin en loin, une auberge, uneferme. Il y entrait, obtenait le renseignement cherché, puisrepartait.

Mais, arrivé en plaine, toute indication disparut. Là, plusieursroutes se croisaient. Laquelle prendre ?… Accablé, Ragastenss’arrêta sous un bouquet de peupliers et s’assit à l’ombre.

Par un besoin de parler de son malheur, et aussi dans l’espoird’un bon conseil, il mit Spadacape au courant de la sinistreaventure. Spadacape écouta ce récit avec un intérêt qui setraduisit par de fréquentes exclamations.

– Mais cette femme est donc enragée ! s’écria-t-illorsque le chevalier eut fini. Elle a donc le diable aucorps !…

– Ce n’est que trop vrai ! Tu n’entrevois aucunepiste ?…

– Aucune, monsieur le chevalier. Mais si nous devonsapprendre du nouveau, ce ne peut être qu’à Rome.

– À Rome ! fit sourdement Ragastens.

– Ah ! Je sais que c’est dangereux. Pas pour moi… etpuis, au fond, ça me ferait assez de plaisir de risquer ma têtepour vous… Mais vous, monsieur, vous qui êtes condamné… Il y a àRome, un certain marquis de Rocasanta avec qui j’ai eu assezsouvent maille à partir. Je puis vous assurer que c’est un policierde premier ordre.

– Allons à Rome ! s’écria Ragastens. Le conseil estbon.

– Un instant, monsieur. Votre tête est mise à prix…Laissez-moi vous conduire en certaine maison des environs, où vousserez en sûreté comme vous l’étiez à l’auberge de la Fourche.Pendant ce temps, j’entrerai dans la ville et je me charge d’yapprendre tout ce qui sera nécessaire.

Ragastens secoua la tête et, sans répondre, il se mit à trotterrapidement dans la direction de la Ville Éternelle. Spadacape lesuivait tout contristé. Il voyait son maître dans un véritable étatde désespoir.

Grâce à la solidité de leurs montures, ils arrivèrent aux portesde Rome dès le soir du quatrième jour. À mesure qu’il approchait dela grande ville, Ragastens remarquait un mouvement extraordinaire.La campagne de Rome habituellement solitaire et morne était animéed’un va-et-vient de gens d’apparence belliqueuse. Il entra enfindans Rome et ce ne fut pas sans un battement de cœur.

Il passa en frémissant devant le Palais-Riant, silencieux etsombre. Et un spectacle extraordinaire le frappa alors : lesvitraux des fenêtres étaient cassés ; les statues qui ornaientle vestibule étaient renversées… le palais paraissait avoir été misà sac. D’ailleurs, la ville entière présentait un étrangeaspect.

Des groupes de bourgeois parcouraient les rues ; ilsétaient armés de hallebardes ou d’épées, quelques-uns portaient desarquebuses.

Ragastens traversa, sans être inquiété, ces groupes quidevenaient plus nombreux et plus bruyants à mesure qu’il avançaitvers le centre de la ville.

– Que dis-tu de tout cela ? demanda-t-il àSpadacape.

– Je dis, monsieur le chevalier, que les braves Romains onttout l’air d’en avoir assez de leur esclavage. La servitude a dubon, je ne dis pas non. Cela dispense un peuple de penser etd’agir. Mais on se lasse de tout, même du bonheur d’être écorchévif par les princes.

Par un détour, Ragastens arriva à son ancienne hôtellerie,l’auberge du Beau-Janus. Il entra dans la cour et mit piedà terre. Bartholomeo, le digne aubergiste, en voyant entrer uncavalier, s’était précipité vers lui. Mais il s’arrêta béant desurprise :

– Monsieur le chevalier de Ragastens !murmura-t-il.

– Moi-même, cher monsieur Bartholomeo… En quoi ma présencevous surprend-elle ?…

– En rien, monsieur… c’est-à-dire, si fait !… Quand jepense que ces coquins de Borgia ont osé vous condamner !… Maisau fait… Quel honneur pour mon auberge !… ViveM. de Ragastens, l’ennemi de César Borgia !…

L’aubergiste eût continué à exprimer bruyamment son enthousiasmesi Ragastens ne l’eût saisi par l’oreille.

– Maître Bartholomeo, lui dit-il, écoutez bien ceci, dansvotre intérêt : si vous continuez à crier mon nom, je vouscoupe l’oreille que je tiens.

L’aubergiste se tut instantanément.

– De plus, acheva Ragastens, si j’apprends que vous ayezrévélé à qui que ce soit ma présence dans votre auberge, c’est lesdeux oreilles que je vous couperai.

– Je ne dirai rien, affirma Bartholomeo.

– En ce cas, nous resterons bons amis. Conduisez-moi donc àcette petite chambre qui donne sur le Tibre…

– Du tout ! Je veux donner à monsieur le chevalier laplus belle chambre de l’hôtellerie, la chambre des princes.

Mais Ragastens persista à vouloir reprendre modestement lachambre qu’il avait occupée en arrivant à Rome. Elle était pleinede ses souvenirs… En outre, Ragastens était un nageur de premièreforce ; le Tibre avait déjà été une fois son chemin deliberté ; il comptait reprendre ce même chemin en cas d’alertetrop pressante.

Dès le même soir, Ragastens, guidé par Spadacape, commença sesrecherches. Mais tout fut inutile. Au bout du huitième jour, aprèsavoir battu Rome et les environs, il n’avait pas trouvé le moindreindice qui pût le mettre sur la piste de Lucrèce Borgia.

Ces huit jours, il les vécut dans une fièvre et une angoissegrandissantes. Pendant ce temps, l’émeute des Romains suivait soncours normal ; le peuple assiégeait maintenant le châteauSaint-Ange. Le neuvième jour, Ragastens passait devant les ruinesdu Palais-Riant. En arrivant sur la place, il aperçut un petithomme vêtu de noir qui, levant machinalement les yeux, aperçut àson tour le chevalier.

– Monsieur de Ragastens ! s’écria-t-il.

Ragastens tressaillit et poussa vivement son cheval surl’inconnu.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Vous ne me reconnaissez pas ?… Je vais vous dire quije suis, mais pas ici, monsieur le chevalier. Il faut que je vousparle ! Je ne suis venu à Rome que pour cela… J’arrive deMonteforte !

– De Monteforte ! s’écria Ragastens. Venez,vite !…

Il rentra à l’auberge du Beau-Janus dont l’inconnufranchit la porte en se cachant soigneusement le visage. Lorsqu’ilsfurent installés dans la petite chambre du bord du Tibre, le petithomme, après s’être assuré que nul ne les épiait, s’approcha deRagastens :

– C’est moi qui vous apportai ici même un sac d’argent… Jesuis Giacomo…

– L’intendant de Lucrèce Borgia !

– Oui, monsieur ! fit Giacomo. Et je suis bien heureuxde vous avoir rencontré…

Mais Ragastens lui avait saisi le bras…

– Où est votre maîtresse ? lui demanda-t-il d’une voixtremblante d’émotion. Parlez !… Ou, par tous les diables…

– Inutile de menacer, monsieur. Je suis un ami et jecourais après vous pour vous apprendre ce que vous auriez cherchésans doute inutilement.

– Vous ? s’écria Ragastens. Vous, un serviteur deLucrèce Borgia ?

– Je suis son serviteur, c’est vrai ! Ou plutôt jel’ai été… Mais, je hais cette femme. J’ai vécu près d’elle, lahaïssant comme je haïssais son odieux frère…

– Parlez donc, dit-il.

– Monsieur, dit alors Giacomo, j’ai été à Monteforte pourvous trouver. Là, j’ai su que vous étiez parti et j’ai supposé quevous iriez à Rome…

– Mais, demanda Ragastens, d’où veniez-vous ? Pourquoime cherchiez-vous ?

– Je venais du camp de César où j’avais suivi la signoraLucrèce. Et je vous cherchais pour vous prévenir qu’elle méditaitune terrible vengeance contre vous. J’ai surpris entre elle et sonfrère des entretiens qui m’ont fait dresser les cheveux sur latête…

– La vengeance est accomplie ! fit sourdementRagastens. Je vous remercie, mais vous me prévenez un peu tard…Mais vous pouvez du moins m’aider à réparer le mal qu’elle afait…

– Je suis tout à votre service.

– Eh bien, fit en hésitant Ragastens, pouvez-vous me direoù se trouve en ce moment Lucrèce ?

– C’est facile, dit simplement Giacomo, la signora est àCaprera.

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument, puisque je dois aller l’y rejoindre.

– Nous irons ensemble !

– Vous voulez aller à Caprera ?… s’écria Giacomo.

– Dès ce soir je me mets en route !

– Ah ! monsieur, vous ne savez donc pas ce que c’estque Caprera !… Vous ne savez donc pas que Lucrèce a entraînélà tous ceux dont elle voulait se défaire en secret et qu’ellen’osait faire poignarder à Rome !…

Ragastens frémit en songeant à Primevère.

– Mais vous ne savez donc pas, s’écria-t-il avec un sanglotqu’il ne put étouffer, que Lucrèce Borgia s’est emparée de la femmeque j’aime !…

Ragastens ne put en dire davantage. Il se jeta sur son lit,enfouit sa tête dans l’oreiller et se mit à sangloter comme unenfant. Spadacape entraîna Giacomo hors de la chambre.

– Laissons-le pleurer, dit-il alors, le pauvre chevalier ena bien besoin…

Puis Spadacape se mit à interroger l’intendant sur les moyensles plus rapides de se transporter à Caprera et prépara tout pourle départ, prévoyant que la crise du chevalier ne serait pas delongue durée et qu’il voudrait se mettre en route à l’instant même.En effet, une demi-heure ne s’était pas écoulée que Ragastensl’appelait et lui disait de préparer le départ.

– Tout est prêt, monsieur, répondit Spadacape.

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