Borgia !

Chapitre 22LA NUIT DU CONDAMNÉ

Pendant que Lucrèce et César s’apprêtaient, chacun de son côté,à descendre dans le cachot du chevalier, pendant que le frère et lasœur cherchaient des raffinements de volupté ou de cruauté, quefaisait Ragastens ?

Ragastens dormait.

Il s’était accoté au mur et avait cherché la position la moinsgênante possible. Cette position n’en était pas moins atroce.

Ragastens savait maintenant à quoi s’en tenir sur cette fameuse« dernière cellule » dont le juge suprême l’avait menacé.Garconio avait eu soin de le lui apprendre avant son voyage àMonteforte.

Ne pas assister au supplice ! Quel crève-cœur !Toutefois, il résolut, au moins, de prévenir le chevalier.

Ce serait toujours un petit quart d’heure agréable. Ne pouvantassister au drame, il éprouva une jubilation suffisante à enexprimer copieusement le scénario au malheureux jeune homme. Onpeut croire qu’il n’épargna aucun détail. Ragastens s’étaitcontenté de répondre :

– Pourvu qu’on ne te descende pas avec moi dans le puits,c’est l’essentiel. La vue et le contact des crapauds et des rats nesont qu’effroyables. Tandis que ton contact, à toi, serait par troprépugnant…

Depuis cette dernière visite du moine, Ragastens n’avait plus vupersonne, sinon un geôlier qui était venu trois fois pour luiapporter du pain et de l’eau.

Donc Ragastens dormait.

Il fut soudain réveillé par une lumière qui entrait dans sacellule. Il ouvrit les yeux et vit César Borgia. Ragastens ne putmaîtriser un frisson.

– C’est le moment, pensa-t-il, on va me précipiter… adieula vie… adieu, Primevère !…

Pourtant, il regarda César bien en face sans laisser voir aucuntrouble. À sa grande satisfaction, il constata que Borgia n’étaitaccompagné d’aucun garde, d’aucun geôlier. Il jeta un coup d’œilsur le couloir, par la porte que César avait laissée ouverte et vitqu’il était désert.

– Je me trompais… Ce n’est pas le moment !… Mais quevient-il faire ?… Ah ! oui, je comprends… Comme sonfidèle Garconio, il vient se repaître de sa vengeance…

Alors, il se leva, et, d’une voix railleuse :

– Bonjour, monseigneur… Excusez-moi de ne pas vous offrirde siège… on a oublié d’en mettre en ce logis.

César avait fiché en terre la torche qu’il avait apportée. Il seretourna comme Ragastens finissait de parler et le regarda d’un airsombre, sans dire un mot.

– Vous venez admirer votre œuvre ? reprit Ragastens.Et vous rendre compte du visage que vous auriez si vous occupiezcette place qui est la vôtre ? Je regrette vivement de nepouvoir vous offrir la figure bouleversée que vous espériez sansdoute.

César se croisa les bras.

– Car enfin, monseigneur, continua le chevalier au boutd’un silence, je suis à votre place… C’est vous qui assassinez, etc’est moi qui suis enchaîné… Ceci, soit dit sans reproche, mesemble un peu manquer de logique… À propos, comment va monsieurvotre père ? C’est un habile homme et j’ai pour cette habiletéla plus grande estime… J’ai rarement vu bateleur cynique et fourbeprendre avec autant d’aisance la figure d’un honnête homme… C’est àtel point que, tandis qu’il me parlait, j’avais fini par mepersuader qu’il n’était peut-être pas l’assassin, empoisonneur,parjure et hypocrite que l’on dit. Faites-lui en mes excuses, jevous prie…

César garda le silence. Il continuait à fixer sur Ragastens unœil attentif et sombre. Ragastens se mit à rire. Ce rire sonnaitétrangement sous ces voûtes.

– Vous vous demandez de quoi je ris, monseigneur ?C’est de moi-même. Je ne crois pas qu’on puisse pousser la naïvetépuérile aussi loin que je l’ai poussée. Figurez-vous que je vous aid’abord pris pour un grand capitaine : vous n’étiez qu’untruand… Je voyais dans votre main une épée flamboyante :l’épée n’était qu’un stylet. Mais enfin, tel que je vous imaginais,il y a une heure encore, vous aviez de l’allure. Morbleu !quelle belle figure de bête féroce ! Vous étiez encore à mesyeux, l’homme du poignard. Et voilà que je dois vous fairedescendre du piédestal qui vous allait si bien. Vous descendez,monseigneur, si bien que vous êtes tout juste à la hauteur de votreGarconio. Lui aussi est venu voir comment je mourrais… Et vous,monseigneur César ? Vous êtes venu voir si les chaînes de moncachot m’ont bien meurtri les poignets et si quelque pâleur sur monvisage de condamné ne vous apportera pas une revanche ? Dites,qu’êtes-vous venu faire ici ?

– Je suis venu vous offrir la liberté, dit César.

– La liberté ?…

– Oui ! Vous êtes condamné… Vous n’avez pas tuéFrançois… c’est moi qui l’ai poignardé… Tout cela est exact… Maisvous êtes condamné… Vous allez mourir… Dans une minute, si je veux,si vous voulez, j’ouvre les cadenas de vos chaînes et vous êteslibre…

– Je ne vous comprends pas…

– Je vais m’expliquer, reprit César d’une voix haletante.Cette jeune fille… Béatrix… vous l’aimez ?…

– Je l’aime !…

La main de César se crispa sur son poignard. Mais il secontint.

– Et elle… répondez… elle ?…

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux savoir si elle vous aime…

– Ah çà ! monseigneur, s’écria Ragastens, dans l’œilduquel passa un éclair soudain, qu’est-ce que cela peut vousfaire ?…

César avança d’un pas. Il sentait gronder en lui un de ces accèsde fureur qui le transformaient en bête fauve incapable deraisonner même sa haine.

– Tu parleras, gronda-t-il, oubliant toute la diplomatiequ’il avait arrangée, tu parleras !… Je veux savoir !

Ragastens se ramassa pour quelque terrible effort. Une penséesubite venait de jeter en lui un espoir fou.

– Monseigneur, dit-il froidement, vous vous êtes trompé…Vous ne saurez rien… La vérité, je veux en emporter le secret dansle puits où vous allez me faire jeter !

– Misérable ! rugit César. Elle a été à toi !… Tues mort !…

À l’instant, il se rua sur Ragastens, le poignard levé.Ragastens, qui attendait ce mouvement, vit venir le coup. D’ungeste foudroyant, il se redressa et saisit le poignet de César.

Les chaînes semblaient ne plus lui peser.

César chercha d’une saccade furieuse à se dégager. Mais l’autremain de Ragastens s’abattit sur son cou. Il sentit des doigts defer entrer lentement dans sa gorge.

– Je te tiens ! dit Ragastens la voix rauque dejoie.

Il y eut une lutte d’une demi-minute. D’une main, Ragastenstordait le poignet de César, tandis que de l’autre, il faisaitcraquer les muscles de son cou. César lâcha d’abord le poignard,puis s’abattit sur les genoux.

L’étreinte continua. Il y eut un râle. Puis tout à coup, Césartomba sur le sol, sans signe de vie.

Fébrilement, Ragastens le fouilla.

Brusquement, il eut un sursaut de joie insensée et il étouffa unrugissement : sa main venait de rencontrer, dans la ceinturede César, une petite clef de fer…

Il l’approcha du cadenas qui bouclait son poignet gauche. Enquelques secondes, les quatre cadenas furent ouverts. Ragastens,alors, se pencha sur César.

– Il en reviendra, murmura-t-il… Si j’avais l’âme d’unBorgia, l’occasion serait belle… Quel service je rendrais peut-êtreà l’humanité en achevant ce que mes doigts ont commencé…Bah !… Ce n’est pas mon affaire.

Tout en parlant, Ragastens avait détaché la ceinture de César etla ceignait autour de ses reins. Puis il mit sur sa tête la toquede velours noir, habituelle coiffure du fils du pape. Enfin, ils’empara de son manteau et s’en enveloppa.

– Il me semble, fit-il en riant, que je fais un César assezprésentable.

Il jeta un dernier regard sur Borgia toujours évanoui, et sedirigea vers la porte. À ce moment, il se frappa le front et revinttout à coup sur ses pas.

Il se baissa et, pendant une minute, se livra à un singuliertravail, au cours duquel on eût pu entendre remuer les chaînes.Quand Ragastens se releva, il éclata d’un rire silencieux : ilvenait de rattacher les quatre chaînes en fermant à clef lescadenas sur les poignets et les chevilles de César Borgia, enchaînédans la situation exacte où Ragastens se trouvait un quart d’heureauparavant !…

Ragastens sortit de la cellule. À droite, le couloir, vaguementéclairé par la torche qui continuait à brûler dans le cachot, seprolongeait de quelques pas seulement.

Ragastens aperçut au pied du mur qui barrait le couloir de cecôté, un trou circulaire. Il s’en approcha.

– Ah ! ah ! fit-il en frémissant, voilà lepuisard en question ! Corbacque !… César Borgia ne manquepas d’imagination… Moisir là-dedans !… C’était décidément unefière canaille que j’avais choisie pour me protéger.

Il s’éloigna avec un geste d’horreur et de dégoût.

À gauche, le couloir se prolongeait pendant une quinzaine depas, jusqu’au pied d’un escalier de pierre dont Ragastens aperçutles premières marches vaguement éclairées. Il s’y dirigea vivementet commença à monter.

Tout à coup, une lumière apparut, Ragastens arrivait au haut del’escalier. Là, un homme, un geôlier se tenait debout, une lanternesourde à la main.

Enveloppé dans le manteau de César, les doigts crispés sur lemanche du poignard, Ragastens marcha droit à l’homme. Celui-cis’était courbé en deux.

– Monseigneur désire-t-il que je l’éclaire ?demanda-t-il.

Ragastens ne souffla pas mot et s’enfonça dans le deuxièmeescalier.

L’homme, persuadé que Monseigneur voulait être seul puisqu’iln’avait pas daigné répondre, n’avait pas bougé de place.

Au bout du deuxième escalier, il n’y avait personne. Ragastensrespira. Il n’y avait plus qu’un étage à monter… Un escalierencore, et c’était la liberté…

Ragastens monta… Mais il n’avait pas franchi trois marches qu’ils’arrêta, la sueur de l’angoisse au front. Quelqu’un descendaitl’escalier, tournant, assez étroit.

Ragastens, immobile, attendit. Le meurtre répugnait à sa naturefine, mais il y allait de sa propre vie… Si celui qui descendait lereconnaissait, c’était un homme mort !

Bientôt, Ragastens aperçut la lueur d’une lanterne qui venaitau-devant de lui et se projetait sur les murs. Presque aussitôt, levisiteur inconnu apparut. Le chevalier avait rabattu sa toque surses yeux et remonté le manteau jusqu’au nez.

– Mon frère ! exclama sourdement une voix.

Ragastens leva les yeux.

– Une femme ! murmura-t-il… Lucrèce !

Le mouvement qu’il fit découvrit un peu son visage. Lucrèce lereconnut. Elle dissimula un geste de stupéfaction. Puis, avec unsourire narquois, elle dit :

– Je crois que c’est M. le chevalier deRagastens ?

– Lui-même, madame…

En même temps, Ragastens tira du fourreau le poignard ets’apprêta à mourir en tuant le plus possible d’adversaires, au casoù la duchesse appellerait du monde.

– Et je crois que vous vous sauvez, mon chermonsieur ? reprit Lucrèce revenue de sa surprise.

– Madame, je m’ennuyais dans le taudis où monsieur votrepère m’avait fait loger…

– Et vous éprouviez le besoin d’aller respirer au grandair ?…

– Juste, madame !… Et puis, j’avais une visite àfaire, que je me reprochais d’avoir tant reculée…

– Une visite ? À qui ?… À la route deFrance ?

– Non, madame, à vous !

– À moi ?…

– Hélas ! Madame, la fatuité est grande de ma part…mais je me figurais que vous ne pouviez avoir oublié le rendez-vousque vous me fîtes l’honneur de me donner au Palais-Riant… Je vois,madame, à votre front sévère, que vous m’en voulez de n’être pasvenu le soir même… Pardonnez-moi… Monsieur votre père m’avaittrouvé une occupation qui, vraiment, m’a empêché…

– Et vous veniez chez moi ? reprit Lucrèce stupéfaitede tant de calme et d’aisance.

– Je vous l’ai dit, madame…

Lucrèce réfléchit quelques secondes.

– Eh bien, venez, fit-elle tout à coup.

– Je vous suis, madame.

Lucrèce le regarda dans les yeux.

– Je dois vous prévenir, chevalier, qu’au haut de cetescalier se trouve le corps de garde, où il y a un officier etvingt hommes, tant pertuisaniers qu’arquebusiers… qu’après le corpsde garde, il y a la cour d’honneur à franchir, et vous risquez d’yrencontrer des curieux… Après la cour d’honneur, il y a encore unposte à franchir, une porte à vous faire ouvrir… Seul, vous neferez pas dix pas sans être reconnu et arrêté… Enfin, je dois vousdire aussi qu’une fois hors du château, si par hasard une nouvelleoccupation pressante vous obligeait à remettre la visite que…

– Oh ! madame, interrompit sérieusement le chevalier,du moment que vous me faites l’honneur d’accepter mon escortejusqu’à votre palais, il n’est pas d’occupation au monde qui puissem’engager à vous fausser compagnie, pas même le besoin d’échapper àl’amitié mortelle des Borgia !…

Lucrèce tressaillit. « Celui-là est un homme ! »pensa-t-elle. Et elle répéta :

– Venez !

Comme l’avait dit la duchesse, il y avait au haut de l’escalierun corps de garde. Elle ouvrit la porte et entra en s’appuyant surle bras de Ragastens. L’officier qui commandait le poste avait jetéun commandement ; les vingt soldats alignés, dans une attituderaide de respect, appuyés sur leurs armes, s’étaient rangés surdeux files.

– Ah ! mon frère, disait Lucrèce à haute voix, je suisheureuse de vous avoir rencontré… Décidément, ces souterrains mefont peur… Je renonce à les visiter, la nuit du moins… Je suispoltronne…

L’officier avait ouvert la porte qui donnait sur la cour ets’inclinait très bas. Un instant plus tard, Lucrèce et Ragastens setrouvaient dans la cour.

Ragastens aspira avec délices l’air de la nuit embaumée.

Ils arrivèrent à la grande porte du château.

Là aussi, il y avait un officier et un poste d’hommes.Seulement, le poste était le double de l’autre. À la vue de Lucrèceet de celui qu’on supposait être César, le même cérémonials’accomplit. Enfin, ils franchirent la porte. Ils étaient sur laplace.

– Mordieu ! s’exclama Ragastens en poussant un largeet profond soupir.

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