Borgia !

Chapitre 75LES DERNIÈRES PAROLES DE ROSA VANOZZO

L’abbé Angelo s’était enfui, délirant de joie, au moment où laMaga s’était écriée, s’adressant au pape :

– Ce prêtre ne mourra pas ! C’est toi, Rodrigue, quivas mourir ! Car tu as bu dans la coupe d’argent… la coupeempoisonnée !…

Angelo ne se demanda pas ce qui venait d’arriver. Il ne cherchapas à le savoir. Il n’avait qu’une idée : fuir !

Soudain, il se heurta à une porte fermée. Alors il se vitenveloppé de fumées noires…

Il essaya d’ouvrir la porte… Il s’aperçut avec terreur que cetteporte était fermée du dehors. Il reprit en courant le chemin qu’ilvenait de parcourir. Il fallait absolument passer par le couloir oùse trouvait l’appartement du pape… L’abbé, terrorisé, se précipitade ce côté… Il vit une chambre ouverte et s’y jeta…

Une femme, debout, contre un judas percé dans le mur, regardaitun spectacle qui l’hypnotisait sans doute… car elle n’entendit pasAngelo… elle n’entendait pas les ronflements de l’incendie… Cettefemme, c’était Lucrèce.

L’abbé la contempla un instant… il devait tout redouter deLucrèce, après avoir été son complice… l’occasion était bonne… uncoup de poignard par derrière. Il chercha l’arme qu’il portaittoujours sous son vêtement et fit un pas. À ce moment, Lucrèce semit à reculer lentement, ses yeux pleins d’horreur toujours fixéssur le judas dont elle ne semblait pouvoir détacher son regard.L’abbé Angelo l’entendit balbutier :

– C’était ma mère !… J’ai aidé ma mère àempoisonner mon père !…

L’abbé, qui s’était immobilisé au premier mouvement qu’elleavait fait, s’avança alors vers elle. Son coup manqué, il nesongeait plus qu’à l’incendie.

– Madame, dit-il, le château brûle… il fautfuir !…

– Le château brûle ! fit Lucrèce comme si elle seréveillait d’un cauchemar pour retomber dans un autre.

Elle éclata de rire et s’élança, suivie de l’abbé Angelo. Lapièce où elle entra donnait sur la cour du château. Elle ouvrit lafenêtre pour voir ce qui se passait… La vision de Ragastensemportant Primevère dans ses bras lui fit pousser un hurlement derage et de folie…

Ragastens disparut sous la grande porte du château.

Alors, écumante, elle se retourna et se rua vers la chambre deBéatrix…

Elle vit César étendu, immobile dans une mare de sang… Alors,elle voulut s’élancer au-dehors… Soudain, le feu qui entoura Angelo– il devait en mourir – lécha la porte de la chambre.

Rugissante, Lucrèce se mit à tourner dans la chambre comme unetigresse prise au piège. Un mouvement soudain de César la fits’arrêter.

– Il vit ! murmura-t-elle. Il vit ! Mais pourmourir dans le feu !… »

Tout à coup, elle poussa un cri.

– La trappe ! Tout n’est pas fini.

Elle saisit César par les pieds, le traîna dans un angle de lapièce. Alors, de la main, elle tâta le mur…

Le bruit sec d’un ressort se fit entendre… le planchers’enfonça… tout le carré de l’angle, où Lucrèce avait traîné sonfrère se mit à descendre, tous les deux disparurent.

Le château était plein de ces trappes et de ces judas. La trappesur laquelle Lucrèce venait de se placer la descendit en quelquessecondes dans les caves. Arrivée là, elle laissa son frère étendusur le sable… Deux minutes plus tard, avec une trentaine de gardes,elle se jetait à la poursuite de Ragastens !… On a vu qu’ellearriva trop tard !…

D’un geste farouche, Lucrèce renvoya alors ses gardes. Accroupiesur une roche, elle vit le canot accoster la Stella. Alorsun sanglot de rage lui échappa…

Lucrèce, alors, se releva et, hagarde, jeta autour d’elle unregard de démence…

– Qui vient ? gronda-t-elle.

Ce qui venait, ce que Lucrèce venait de voir, c’était une ombreque les rochers abritaient contre la grande lueur de l’incendie, etqui s’avançait vers la mer…

– Ma mère ! bégaya-t-elle ! Ma mère !…

Rosa Vanozzo passa sans la voir.

Rosa Vanozzo descendait, descendait toujours… Elle atteignit lesable du rivage, et continua à marcher vers la mer, les brastendus…

 

Au moment où Rosa Vanozzo, quittant le cabinet où elle s’étaitretirée, entrait dans la chambre du pape Alexandre VI et où l’abbéAngelo s’enfuyait, le vieux Borgia avait poussé un hurlement dedésespoir. Rosa saisit la coupe empoisonnée et la porta à seslèvres.

– Tu mens, n’est-ce pas ? bégaya-t-il, ivre deterreur. Les coupes n’étaient pas empoisonnées.

– C’est fini, Rodrigue… Ton agonie va commencer…

– Mais toi aussi tu as bu dans la coupe d’argent… Tumens !…

– Tu te trompes, Rodrigue… je vais mourir aussi… Nos deuxdestinées sont indissolubles…

– Tu mens ! Si j’étais empoisonné, je sentirais déjàle mal…

Le vieux Borgia qui levait ses deux poings sur la Maga s’abattittout à coup dans un fauteuil… Son visage se plaqua de tachesrouges… ses lèvres devinrent violettes…

– Oh ! bégaya-t-il, elle n’a pas menti !Sauve-moi !… Lucrèce !… César !… À moi !…

– Insensé ! éclata la Maga. Tu appelles César etLucrèce… Sais-tu qui a expédié ici le prêtre chargé det’empoisonner… ? C’est César !… Sais-tu qui a empoisonnéla coupe ? C’est Lucrèce…

– Tué par mes enfants !… Mais qui donc es-tu, toi quies complice ?…

– Ne cherche pas parmi tes victimes. Cherche plus loin danstes souvenirs !… Va jusqu’à ta jeunesse ! Va jusqu’àl’Espagne… Va jusqu’à Jativa…

Le pape darda sur la Maga des yeux pleins d’épouvante… Il jetaune clameur déchirante…

– Oh ! cria-t-il d’une voix brisée, l’Espagne !…Jativa !… Je te reconnais !… Tu es Rosa.

Il joignit les mains, se laissa glisser du fauteuil, tomba laface sur le parquet.

– Tu es Rosa !… Tu es la mère de mes enfants !Grâce, Rosa !…

– Tu me demandes grâce !… Insensé ! Sais-tu ceque, par toi, j’ai souffert ?…

– Grâce ! pitié ! répéta Rodrigue en frappant leparquet de son front.

La voix s’affaiblissait. Le froid mortel avait gagné les mainset les bras.

– Grâce ! Pitié ! gronda Rosa Vanozzo. Il oseprononcer ces mots !

– Maudite !… Sois… maudite !

– Meurs damné ! répondit funèbrement Rosa Vanozzo.

Le vieux Borgia se raidit dans un spasme. Alexandre VI avaitpoussé son dernier soupir !…

Pendant quelques secondes, Rosa Vanozzo le regarda fixement.Soudain, elle se dressa toute droite.

Elle traversa une pièce, longea un couloir empli de fumée et semit à descendre un escalier à demi embrasé, tandis qu’autour d’ellel’incendie grondait et ronflait. Elle sortit de la cour, gagna lesrochers, descendit sur le rivage. S’aperçut-elle qu’elle entraitdans l’eau ?…

Rosa Vanozzo marcha droit devant elle. La mer fut bientôt à lahauteur de ses épaules… elle marcha encore… Sa tête seule dépassaitle niveau de l’eau… Au loin, sur la mer violemment éclairée par lesreflets de l’incendie, ses yeux, dans un dernier regard, sefixèrent sur une goélette qui fuyait sous le vent… à l’arrière dunavire, deux ombres étroitement enlacées… Ragastens et Primevère,ivres de joie et d’amour !… Ce fut la dernière vision de RosaVanozzo. Une vague la prit, la roula, l’entraîna…

Et elle disparut à jamais !…

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