Borgia !

Chapitre 41LA PRINCESSE MANFREDI

À la vue de Monteforte, Ragastens avait pâli. Mis tout à coup enprésence de Monteforte, certain de revoir bientôt Primevère, ilcomprit à cette minute seulement la place énorme que la jeune filleavait prise dans son imagination. Ragastens eut peur.

– Mon existence va se décider aujourd’hui ! songea lechevalier dans un de ces moments de poignante émotion où l’homme leplus fort se sent faible comme un enfant. Son premier regard pourmoi sera l’aube d’espérance que je n’ose concevoir ou unecondamnation plus terrible que celle dont les Borgia m’ontfrappé.

Cependant, son agitation se calma, sa physionomie reprit son aird’insoucieuse audace et lorsque le comte Alma, se tournant verslui, parut l’interroger du regard, il put répondre sur un ton trèsnaturel :

– Ah ! voilà votre capitale, monsieur le comte… Belleville ! Je vous félicite…

– Que dites-vous des fortifications ?

– Je dis qu’avec de pareils remparts, on peut tenir un ancontre vingt mille hommes.

– Il y a pourtant un point faible…

– Je le vois : le défilé que nous suivons permetd’approcher et de tenter une surprise…

– Oui ! Et c’est par là que César essaya déjàl’assaut.

– Il fut repoussé ?…

– À grand’peine ! répondit le comte avec un soupir…Allons, chevalier, un bon temps de trot et nous entrerons dansMonteforte…

– Où vous serez acclamé, je vous en réponds.

Le comte Alma secoua la tête et, avec la brusquerie des faiblesqui prennent une décision, se lança au galop. Ragastens le suivit,notant dans sa tête les passages les plus difficiles du défilé quesurplombaient à droite et à gauche d’énormes pans de rochers…

Maintenant, ils entendaient distinctement la rumeur étrange quimontait de la ville, le son des cloches, le bruit des fanfares detrompettes…

– Qu’est-ce que cela signifie ? murmura le comte enpâlissant.

– Nous allons bien voir… Courage, morbleu !Présentez-vous comme un chef d’armée qui revient d’expédition, etnon comme un fuyard repenti !

La molle nature du comte reçut de ces paroles violentes etbrutales un coup de fouet.

– Pardieu, gronda-t-il, vous avez raison !

Une minute plus tard, le comte se présenta à la porte deMonteforte où aboutissait le défilé. Les soldats de garde aupont-levis le regardèrent avec stupéfaction. L’officier du posteparut lui-même abasourdi, Ragastens marcha droit sur cetofficier.

– Eh bien, monsieur, fit-il, perdez-vous la tête ?Votre maître, Son Altesse le comte Alma, rentre après unedangereuse reconnaissance où il a failli laisser la vie.Qu’attendez-vous pour rendre les honneurs ?…

Ces paroles, qui expliquaient l’absence du comte et étaient unviolent reproche à l’attitude de l’officier, firent sur lui l’effetque Ragastens avait escompté.

Persuadé, comme tout le monde, que le comte Alma avait abandonnéMonteforte pour fuir à Rome, l’officier n’avait d’abord riencompris au retour imprévu du comte.

– Altesse, balbutia-t-il, pardonnez !… la surprise, lajoie… on était si inquiet !…

Et il se hâta de placer en bataille les vingt hommes de gardequ’il commandait.

– Dites-leur un mot ! souffla Ragastens au comte.

– Monsieur, dit le comte à l’officier, je vous pardonne, enraison des bonnes nouvelles que j’apporte. Soldats, j’ai pureconnaître les forces de l’ennemi, je n’ai voulu laisser ce soin àpersonne. Courage et confiance ! Nous sommes les plus forts.Nous vaincrons !…

– Vive le comte ! crièrent tout d’une voix lessoldats.

C’en était fait. Repris d’espoir devant la facilité aveclaquelle les choses s’accomplissaient, alors qu’il s’était figuréd’insurmontables obstacles, le comte Alma fit un signe àRagastens.

– Monsieur, fit celui-ci à l’officier, veuillez faireescorte à Son Altesse jusqu’au palais.

Et, comme l’officier interloqué regardait avec étonnement cetétranger qui donnait des ordres, le comte ajouta :

– Obéissez à mon maître de camp, monsieur.

L’officier salua et se hâta de ranger ses hommes.

– Mon camarade, fit Ragastens en se penchant vers lui, nebronchez pas jusqu’au palais et suivez bien mes ordres, je répondsde votre fortune…

L’officier eut l’intuition rapide que quelque chose d’anormal sepassait et que, par une aveugle obéissance, il pouvait, en effet,assurer sa fortune. Son parti fut pris à l’instant même.

– Vive Son Altesse ! Honneur au comte Alma !…

La petite troupe s’avança vers le palais, déjà escortée desoldats et de gens du peuple en habits de fête, qui tous criaient« Vive le comte ! » sans trop savoir, exactementcomme ils eussent, une heure avant, crié : « Àmort ! »

En effet, si rapides qu’eussent été ces péripéties, le bruit duretour du comte Alma se répandit avec une foudroyante rapidité. Onse transmit de bouche en bouche les paroles qu’il avait prononcées.Le comte venait de reconnaître l’ennemi. Le comte venait de risquersa vie. Avec la mobilité habituelle à toutes les foules,Monteforte, tout entier dans les rues, acclamait le comte que, dansla matinée, on parlait de pendre.

– Que vous avais-je dit ? murmura Ragastens,rayonnant.

– Vous aviez raison, chevalier… Mais que signifient cesfanfares lointaines, et ces habits de fêtes ?…

À ce moment, le cortège qui s’était formé autour du comte Almadéboucha sur la grande place du palais… Au même instant, par uneautre rue, déboucha sur la place un autre cortège plus brillant,plus bruyant. Et tandis qu’on criait « Honneur au seigneurcomte ! » dans le premier, une longue acclamation montantdu deuxième, parvint aux oreilles du comte et deRagastens :

– Vive notre chef le prince Manfredi ! Honneur à laprincesse Manfredi !

Ragastens se dressa sur ses étriers. À cinquante pas de lui, pardelà la foule, par-dessus les bonnets et les écharpes agitésfrénétiquement, une figure blanche lui apparut dans un somptueuxcarrosse. Primevère…

Il la vit distinctement. Près d’elle, il vit le prince Manfrediheureux, souriant, saluant… Il comprit !… Cette princesseManfredi, que la foule saluait de ses vivats, c’était la fille ducomte Alma !…

Ragastens sentit un nuage lui passer devant les yeux, et il dutfaire un effort pour ne pas tomber… Tout s’écroulait autour de lui.Tout ce qu’il avait fait devenait inutile.

Cependant, l’inévitable arriva. Les deux cortèges se joignirentau pied de l’escalier monumental du palais. Le prince Manfrediavait vu la stupéfaction peinte sur tous les visages des seigneursqui l’entouraient. Et, au moment, où le comte Alma mit pied à terredevant le palais, il sauta de son carrosse et cria :

– L’événement est trop grave pour être discuté en public.Que le Conseil se réunisse à l’instant !

Puis il se dirigea vers le comte Alma :

– Comte ! dit-il froidement, j’ai fait réunir leConseil.

– Je vous y suis, prince ! répondit le comte avec unehauteur qui provoqua une vive émotion autour de lui.

 

Le Conseil était réuni dans la salle des délibérations. Audehors, la foule attendait, presque silencieuse.

Dans la salle des délibérations avaient pris place autour d’unevaste table : d’abord le prince Manfredi, encore en grandcostume de cérémonie, puis le comte Alma, tout poudreux de sonvoyage, pâle et mordant nerveusement sa moustache ; ValentinRicardo, maître de la cavalerie des alliés, Trivulce de Piombinoavaient été appelés aussi ; Jean Malatesta, Giulio Orsini etRoderigo d’Immola étaient là.

Au moment où le comte Alma pénétra dans la salle des séances,Ragastens, qui l’avait accompagné jusque-là, fit un mouvement pourse retirer. Mais le comte le retint d’un geste.

– N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous aiappelé mon maître de camp ? lui dit-il.

– Si fait, monsieur le comte ! répondit Ragastens avecune morne indifférence.

– Eh bien, monsieur, les maîtres de camp font de droitpartie du Conseil. Suivez-moi, je vous prie.

Ragastens entra. À ce moment, il s’arrêta sur le seuil uneseconde, ébloui, vacillant… Il venait de voir Primevère quis’avançait vers son père. Elle était très pâle.

– Mon père, prononça-t-elle d’une voix brisée parl’émotion, vous me voyez heureuse de votre retour, au-delà de ceque je puis dire…

– Béatrix, fit le comte avec une sorte d’enjouement, car ilexcellait à déguiser ainsi ses inquiétudes, j’apprends ton mariagepar la rumeur publique… Voilà qui est vraiment exceptionnel pour unpère, avoue-le, mon enfant !

– Mon père… lorsque vous saurez tout…

– Mariage infiniment honorable pour ma maison, se hâta dereprendre le comte. Et certes, pour avoir été fait sans monassentiment, il n’en est pas moins selon le vœu le plus cher de moncœur… Prince, votre main !

La manœuvre du comte était aussi hardie qu’habile. Le princeManfredi, voyant ainsi approuver ce qui lui semblait devoir formerle fond même de la discussion, sentit fondre sa froideur.

Pendant ce temps, Primevère avait attaché sur Ragastens un longregard. Elle s’était placée devant lui, attendant peut-être qu’illui parlât… Et son regard semblait dire :

– Je savais bien que vous reviendriez ! Je savais bienque nos deux destinées se heurteraient à nouveau…

Mais Ragastens s’était profondément incliné. Il ne vit pas leregard de Primevère. Il n’entendit pas le léger soupir qui luiéchappa. Et, glacé, tranquille, comme si de sa vie il n’eût jamaisvu la fille du comte Alma, il passa outre.

Jean Malatesta se précipita pour offrir la main à la jeuneprincesse et la conduire à son fauteuil. Et lui, il avait vu etnoté le regard de Primevère à Ragastens !

– Messieurs, dit le comte Alma, j’attends que vousm’expliquiez ce qui se passe dans ma capitale… Si honoré que jesois du mariage de ma fille avec le prince Manfredi, j’attends quevous me disiez, prince, et vous aussi, Béatrix, comment une mesureaussi grave a pu être conçue et exécutée en mon absence…

La tactique du comte était celle de tous les êtres faibles.Ayant quelque chose à se reprocher, il commençait par adresser desreproches.

Jean Malatesta se leva pour répondre :

– Le comte Alma, dit-il de sa voix âpre, ne sait pas tout.Le mariage de la jeune comtesse n’est que l’un des deux incidentsgraves qui ont marqué son absence. L’assemblée générale des chefs adécidé ce mariage ; mais elle a décidé aussi une chose…

– Et quelle est cette autre décision ? demanda lecomte.

– Décision… Sentence qui a été exécutée hier.

– Sentence… Jean Malatesta, vous oubliez où vous êtes et àqui vous parlez !

– Je dis sentence parce que c’est le seul mot quiconvienne : le comte Alma a été déchu hier de son titre, deses droits et prérogatives, et sa fille déclarée héritièreimmédiate sous la tutelle du Conseil. Le comte Alma a été déclaréhier traître et félon. Le comte Alma n’a donc pas de questions àposer au Conseil.

Cette attaque violente et brutale, le ton nerveux et menaçant deJean Malatesta produisirent parmi les autres membres du Conseil unmalaise de mécontentement. Le comte se leva, comme pour répondre,mais il retomba écrasé par l’épouvante… Quant à Primevère, elles’avança jusqu’auprès du comte.

– Seigneurs, dit-elle d’une voix douloureuse, lorsque monpère était absent et que de terribles apparences l’accusaient, j’aifait taire ma pitié filiale, j’ai étouffé ma douleur, j’ai commandéà mon visage de ne traduire aucun des sentiments de détresse qui mebroyaient le cœur. Cette attitude de renoncement me donne le droitd’exiger aujourd’hui une justice qui est absente des paroles deJean Malatesta…

– Que voulez-vous dire, princesse ? s’écriaMalatesta.

– Ce que je veux dire ! s’écria Béatrix. La vérité quiéclate aux yeux de tous… c’est que le retour imprévu du comte Alma,son retour volontaire parmi nous, est à lui seul une preuve qued’injustes soupçons se sont élevés, et qu’une horrible erreur a étécommise !…

– Certes ! s’écria à son tour le prince Manfredi. Sile comte nous explique loyalement les motifs de son absence, nousdevons nous humilier devant lui.

– Messieurs, dit alors le comte Alma, la vérité est trèssimple : j’ai été attiré hors de Monteforte, en un véritableguet-apens. Et si vous me revoyez parmi vous, c’est que je dois lavie à M. le chevalier de Ragastens.

Tous les regards se portèrent vers le chevalier.

– J’ai eu un tort, reprit le comte. J’ai consenti àrecevoir secrètement deux émissaires d’Alexandre VI et de César.Ces deux hommes sont venus me proposer la trahison. Si je ne les aipas fait arrêter, si j’ai contenu mon indignation, c’est que j’aiespéré, en feignant de me livrer, obtenir des renseignementsprécieux… Il est arrivé que ces misérables ont deviné ma pensée etma tactique. Ils ont alors résolu de s’emparer de moi… Ils m’ontdonné rendez-vous hors la ville : ils n’étaient que deux. J’aipensé que je n’avais rien à redouter et qu’il était inutile dedonner l’éveil en me faisant accompagner… Hélas messieurs… j’avaiscompté sans la force de l’un des deux envoyés… le baron Astorre.J’ai été saisi, malgré ma défense désespérée. J’ai été entraîné,lié sur mon cheval… Alors a commencé dans la nuit une coursevertigineuse… Enfin, mes geôliers ont jugé qu’ils étaient assezloin de Monteforte pour pouvoir s’arrêter dans une auberge. Unbienheureux hasard a voulu que le chevalier de Ragastens se soittrouvé là. Il a compris ma situation et a attaqué le baron Astorre,qu’il a mis à mal, ainsi que son séide, un moine, nommé Garconio.Après m’avoir délivré, le chevalier a bien voulu m’escorter jusqu’àMonteforte. Voilà, messieurs, ce qui s’est passé.

Débité d’une voix très calme, avec une sorte de dignitédouloureuse, ce récit fit sur tous ceux qui l’entendirent l’effetqu’il devait produire. L’impression générale fut traduite par leprince Manfredi, qui s’inclina devant le comte :

– Altesse, nous sommes coupables…

– Eh ! non, s’écria le comte, les apparences étaientcontre moi. Vous avez agi comme j’eusse agi à votre place.Messieurs, si vous tenez à m’être agréables, ne parlons plus decette odieuse aventure.

– Cependant, comte, des décisions ont été prises en votreabsence… des chefs désignés…

– Que chacun conserve les attributions qui lui ont étéconfiées, fit gaiement le comte, enchanté au fond de trouver labesogne toute faite.

– Il ne reste donc plus, dit le prince Manfredi, qu’à fairepublier par les hérauts la reprise du pouvoir par Son Altesse lecomte Alma, injustement soupçonné.

À ce moment, la voix de Malatesta s’éleva à nouveau.

– Je tiens pour exact ce que Son Altesse nous a raconté,dit-il. Toutes les circonstances concordent admirablement pourétablir la vérité de son récit. Cependant, messieurs, il est undernier point sur lequel je veux appeler votre attention. SonAltesse le comte Alma a été ramenée ici par M. le chevalier deRagastens.

Malatesta appuya sur le mot ramené. Il y avait là une intentionsi évidente que le comte frémit et que Ragastens, arraché à sespensées, regarda fixement celui qui venait de parler.

Jean Malatesta reprit tout à coup :

– Messieurs, c’est la deuxième fois que nous nousrencontrons avec M. le chevalier de Ragastens… La premièrefois, c’était dans les catacombes de Rome… et le chevalier nousavoua alors, que dis-je, il proclama qu’il appartenait à CésarBorgia ! N’est-il pas étrange, en vérité, que le comte Alma,sorti de Monteforte pour aller retrouver deux espions des Borgia,rentre dans sa capitale avec un autre espion de ces mêmesBorgia ?

À ces mots, Primevère devint affreusement pâle. Le comte, déjàprêt à abandonner Ragastens, murmura :

– Messieurs, je jure… que j’ignorais…

Ragastens, sous la sanglante insulte, s’était ramassé comme pourbondir. Soudain, il parut se raviser. Ses traits contractés sedétendirent ; un sourire de mépris sur les lèvres, d’une voixmordante il répondit :

– Le seigneur Malatesta veut sans doute gagner trois milleducats d’or frappés à l’effigie d’Alexandre Borgia !

Malatesta porta la main à son poignard.

– Expliquez-vous, gronda-t-il. Expliquez-vous sur l’heure,ou je jure que vous êtes mort !

– Vous avez tort de jurer, fit Ragastens en se croisant lesbras avec dédain. Quant à m’expliquer, je le fais parce que je leveux, et non parce que vous paraissez le souhaiter si fort.Messieurs, je vous fais juges. Notre Saint-Père Alexandre VI,d’accord avec son digne fils, César, a mis ma tête à prix parce queje refusais de me prêter à certaine combinaison contre la ville deMonteforte. Ma tête a été estimée trois mille ducats, messieurs.C’est beaucoup, je le sais, et ma modestie souffre certainement duhaut prix que l’on attache, à Rome, à ma capture. Or, messieurs, enaccompagnant le comte Alma dans Monteforte, ville libre non soumiseaux Borgia, ville que je n’avais pas voulu contribuer à asservir,j’espérais échapper aux estafiers qui ont été lancés sur ma piste.Le seigneur Jean Malatesta, en m’insultant, m’oblige à sortir deMonteforte, il me refuse l’hospitalité que tout gentilhomme italiense ferait un devoir d’accorder au proscrit que je suis. Je dis quele seigneur Malatesta me livre à Borgia et qu’il a droit à la primede trois mille ducats. Il l’aura bien gagnée !

Le petit discours de Ragastens était d’une prodigieuse habileté.D’abord, il renseignait Primevère, et c’était à quoi le chevaliertenait le plus. Ensuite, il lui conquérait d’emblée la sympathie etl’estime de ses auditeurs. Enfin, il répondait à l’insulte de JeanMalatesta par une insulte plus sanglante.

Une fugitive flamme d’orgueil empourpra le visage de Primevère.Ragastens ne la vit pas. Mais Malatesta la vit, lui ! Ils’avança sur le chevalier, ivre de fureur, la main levée.

Mais avant que cette main ne se fût abaissée, avant mêmequ’aucun des seigneurs présents à cette scène eût pu faire un gestepour intervenir, Ragastens avait saisi le poignet de Malatesta. Ille tordit, le pétrit. Et, terrible cette fois, la figure convulsée,il se pencha sur le jeune homme qui essaya en vain d’échapper à laformidable étreinte.

– Quand voulez-vous que je vous tue ? demandaRagastens d’une voix blanche.

– Dis plutôt que tu as peur de mourir ! rugitMalatesta.

Ragastens lâcha le poignet, sûr que Malatesta ne pourrait pasrecommencer le geste d’outrage.

– Monsieur, lui dit-il froidement, où vous plaît-il que jevous attende ?

– Sur la grande place.

– Quand ?

– Ce soir.

Livide de rage, chancelant, Jean Malatesta sortit. L’altercationavait été rapide. Aucun des chefs présents au Conseil n’avait puintervenir. Lorsque Malatesta fut sorti, Ragastens se tourna verseux.

– Messieurs, dit-il avec dignité, maintenant qu’aucunesuspicion ne s’élève contre moi, je veux, de mon plein gré, vousdonner des explications… Je reconnais en vous les seigneurs quej’ai vus dans les catacombes. Vous m’avez entendu refuser dem’associer à toute action contre les Borgia. Il faut donc que jevous dise comment et pourquoi je suis ici…

– Monsieur, interrompit Jiulio Orsini, l’un des membres duConseil, vos explications seront les bienvenues, si vous jugez àpropos de nous les fournir. Mais je dois dès maintenant déclarerque le soupçon de Jean Malatesta est profondément injuste. Eneffet, je puis attester que les Borgia vous considèrent comme un deleurs plus mortels ennemis. J’étais à Rome, secrètement, le jour devotre évasion du château Saint-Ange. J’ai lu les tablettes quimettaient votre tête à prix. Et, à l’effort qui a été fait pours’emparer de vous, j’ai pu juger de la terreur que vous inspiriezaux Borgia. Dès ce moment, j’ai vivement souhaité vous connaître etje suis heureux que les circonstances me permettent aujourd’hui devous tendre une main amie…

Ragastens saisit avec joie la main d’Orsini. Les autres membresdu Conseil l’assurèrent tour à tour de leur sympathie.

Alors, le chevalier raconta son histoire, depuis son entrée enItalie, telle que nos lecteurs la connaissent. Ce récit, il le fiten termes simples, et rien n’était admirable comme la tranquillitéavec laquelle il raconta comment il avait enchaîné à sa place CésarBorgia et comment, plus tard, il avait tenu le pape en sonpouvoir.

Ils croyaient entendre quelque merveilleuse odyssée. Quant àPrimevère, elle ne laissa rien paraître de ses sentiments.Seulement, l’attention avec laquelle elle écoutait était siprofonde qu’au moment où le chevalier cessa de parler, elle eut unbrusque tressaillement, comme si le silence l’eût violemmentsurprise.

Toutes les mesures prises en l’absence du comte Alma furentratifiées par lui. Il pria même le prince Manfredi de garder lecommandement général. Sa mollesse y trouvait un précieuxavantage.

Le comte Alma voulut, séance tenante, confirmer à Ragastens letitre de maître de camp qu’il lui avait donné. Mais Ragastensrefusa obstinément.

– Je préfère agir en volontaire libre, dit-il pour touteréponse.

– Vous songeriez donc à nous quitter ?

– Jusqu’ici, monsieur le comte, j’ai vécu un peu au gré del’aventure. Cette vie hasardeuse, qui a ses périls et ses déboires,a aussi son charme. Et j’avoue qu’il me serait difficile d’yrenoncer. Il m’est donc impossible de dire précisément où je seraidemain… D’ailleurs, l’issue de mon duel avec le seigneurMalatesta…

– Ce duel n’aura pas lieu ! fit vivement le comte.

– Il ne faut pas que deux braves gentilshommes répandentinutilement leur sang ! ajouta le prince Manfredi. Qu’on fassevenir Jean Malatesta…

Jiulio Orsini s’élança et revint bientôt avec Malatesta.Celui-ci entra, très froid maintenant.

– Mon cher Jean, dit le prince, vous avez été injusteenvers le chevalier de Ragastens. Nous avons la preuve certaine,évidente, que vos soupçons n’étaient pas fondés… Notre bien-aimécomte, revenu parmi nous à la suite d’une démarche où il n’a péchéque par imprudence, reprend ses titres ; il veut bien,toutefois, nous laisser les commandements qui nous ont été assignésen assemblée générale.

– Je suis heureux au-delà de toute expression que le comtesoit digne de notre obéissance, dit Malatesta.

– Bien ! Quant au chevalier de Ragastens, vous êtes untrop noble cœur, et vous avez trop de vraie bravoure pour ne pasconvenir devant lui que vous avez eu tort.

– Avant de vous répondre, prince, je désire dire deux motsen particulier à M. le chevalier.

– Soit ! fit le prince Manfredi étonné.

Jean Malatesta se retira dans l’embrasure d’une fenêtre, oùRagastens le rejoignit aussitôt. Primevère, qui se tenait à cemoment debout derrière son père, recula insensiblement versl’embrasure d’une fenêtre.

– Monsieur, dit Jean Malatesta, dès l’instant où je vous aivu dans les catacombes de Rome, j’ai admiré de tout cœur la loyautéde votre attitude et votre courage… Cette opinion n’a pas changédepuis que vous avez ramené Alma… Je suis convaincu qu’il vous doitl’honneur…

– Monsieur, je vous assure…

– Laissez-moi finir, chevalier… Je voulais vous dire quel’insulte qui était sur mes lèvres tout à l’heure était bien loinde mon esprit. À l’instant même où je cherchais quelque paroleempoisonnée contre vous, je vous admirais et, hélas ! je vousenviais !

Ragastens était abasourdi. Le courage de Jean Malatesta étaitincontestable. Que se passait-il dans l’esprit de ce jeunehomme ?

– Chevalier, reprit soudain Malatesta, je vais, devant cesmessieurs, vous faire mes excuses. Car je vous ai bassementinsulté, sachant que vous ne le méritiez pas.

– Et moi, fit Ragastens, je ne permettrai pas qu’un aussidigne gentilhomme s’humilie. Ce que vous venez de dire effacel’insulte.

– Merci, chevalier, dit fiévreusement Malatesta. Notre duelde ce soir n’aura pas lieu. Mais nous nous battrons tout demême…

– Je ne comprends pas…

– Il faut que nous nous battions ! Il faut que l’un denous deux meure !…

– Soit ! Je consens à me couper la gorge avec vous,bien que votre attitude me paraisse…

– Digne d’un fou !… Vous pouvez le dire !…

– Quand voulez-vous que nous nous battions ? fitRagastens de plus en plus étonné.

– Demain, à la nuit tombante…

– Bon. L’endroit ?…

– À la Tête… Hors des murs, au milieu du défilé par lequelvous êtes arrivé, m’a-t-on dit… Avez-vous remarqué deux énormesrochers ?… l’un d’eux, celui de droite, ressemble vaguement àune tête d’homme.

– Bon. Demain, à la nuit, au rocher de la Tête. J’y serai,monsieur.

– Merci, chevalier… fit avec agitation Malatesta.

– Une question, pourtant ! Un honnête homme comme moine risque pas de se faire tuer par un digne gentilhomme tel quevous, ou de le tuer, sans savoir pourquoi ?…

– Vous voulez savoir pourquoi je vous aiprovoqué ?

– Morbleu ! Je crois bien que je veux lesavoir !…

– Eh bien !… C’est que j’aime Béatrix !…Comprenez-moi… Je l’aime à en perdre la raison, puisque j’ai commisla lâcheté de vous insulter faussement. Je l’aime à préférer lamort à la certitude de ne pas être aimé !…

Ragastens était devenu très pâle.

– Vous aimez la princesse Manfredi, balbutia-t-il, mais enquoi cet amour…

Malatesta lui saisit le bras et l’interrompit.

– Je l’aime, murmura-t-il en étouffant un soupir, et c’estvous qu’elle aime, vous !…

Ragastens demeura sans voix, sans force, les jambes cassées. Ilvoulut faire un geste pour retenir Malatesta. Mais déjà celui-cis’était avancé vers le milieu de la salle.

– Messieurs, dit Jean Malatesta d’une voix forte,seigneurs, mes pairs, devant vous qui avez entendu l’insulte, jefais mes excuses au chevalier de Ragastens.

Toutes les mains se tendirent vers Malatesta. Celui-ci, causantet riant comme si rien ne se fût passé, sortit de la salle avec lesautres gentilshommes du Conseil.

Ragastens s’apprêta à les suivre. À ce moment, une main légèrevint se poser sur son bras. C’était la main de Primevère.

– Ce soir, murmura-t-elle, dans les jardins du palais, jeveux vous parler…

Ragastens s’inclina profondément, oppressé, les jambesvacillantes. Quant il se releva, il vit la princesse Manfredi quisortait. Le comte Alma lui donnait la main. Et, près d’elle,penchant sa haute taille pour lui parler, souriant, heureux,marchait le prince Manfredi…

– Malatesta dit qu’elle m’aime ! songea Ragastensencore pétrifié à la même place. Elle n’en est pas moins l’épousedu prince Manfredi… à jamais perdue pour moi !… Perdue !…Ah ! Malatesta s’est trompé. La jalousie l’a égaré… Elle nem’aime pas… elle ne peut pas m’aimer… Illusion ! Folie !…Jean Malatesta a dit que l’un de nous devait mourir… Je connaismaintenant celui qui mourra !…

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