Borgia !

Chapitre 18LE CINQUIÈME CERCLE

Ragastens marchait d’un pas hâtif, comme s’il eût éprouvé unsoulagement à s’éloigner de ce César Borgia que, la veille encore,il considérait comme un grand capitaine au service duquel il étaitfier d’entrer en campagne.

Soudain il se sentit vigoureusement saisi par les deux bras. Enmême temps, sa tête se trouva enveloppée dans un épais capuchonqu’une cordelette fixa aussitôt autour de son cou.

Ragastens, pris au piège, à demi étouffé par l’étoffe ducapuchon, Ragastens ne dit pas un mot, ne proféra pas un cri. Il seramassa dans un suprême effort, tendit ses muscles et, d’unesecousse imprévue, puissante, se délivra de la double étreinte quiparalysait ses bras.

– Liez-le !… Nous le tenons ! s’écria une voix –celle de Garconio.

– Pas encore ! répondit Ragastens.

D’un bond, les deux mains étendues, il s’était précipité enavant, avait trouvé une encoignure et s’y était accolé. Alors, ilvoulut dégainer, mais, au moment où il allait saisir la poignée desa rapière, le moine s’en empara en éclatant de rire.

– La dent du sanglier est arrachée ! ricana-t-il.

– Et celle-ci ! riposta Ragastens, en tirant de saceinture un court poignard à lame solide.

Violemment, il frappa devant lui, au jugé… Le coup porta dans levide. Et Ragastens, haletant, ramassé sur lui-même, attendit, lebras droit en arrêt, tandis que, de la main gauche, il cherchaitvainement à se débarrasser du capuchon.

Garconio, maintenant, était blême de rage. Silencieusement, ilrangea ses hommes en demi-cercle autour de Ragastens, acculé à sonencoignure.

Deux d’entre eux portaient des cordes. Ils étaient unequinzaine, se regardant, effarés, terrifiés.

Le moine, tout à coup, fit un signe. Les assaillants se ruèrenten masse. Ce fut épouvantable.

La lutte enragée, acharnée, silencieuse, – d’un silenceentrecoupé de râles brefs, d’imprécations sourdes, de malédictionsétouffées – dura une minute. À chaque instant, le bras de Ragastensse levait.

Et le poignard retombait, s’enfonçait dans une poitrine, dansune épaule, dans un bras, au hasard, au jugé… Il frappait danscette masse qui grouillait, tourbillonnait autour de lui…

Brusquement, il s’abattit. Garconio était parvenu à lui passerla corde autour des jambes. Ce fut fini.

L’instant d’après, Ragastens désarmé, ligoté, était emporté…

 

Ragastens, la tête toujours couverte de l’épais capuchon, sentitqu’on descendait des escaliers, puis qu’on longeait des couloirsmultiples, qu’on descendait encore, puis encore… Il entendit enfinqu’on ouvrait une porte. Un froid glacial s’abattit sur les épaulesdu chevalier. Brusquement, il fut déposé sur le sol.

Il sentit que ses poignets et ses chevilles étaient enserrésdans des anneaux. Il entendit des grincements de clefs comme si oneût fermé des cadenas sur chacun de ses membres. Alors, la mêmevoix ordonna :

– Enlevez-lui son capuchon.

Ragastens, un instant ébloui par la lumière d’une torche quibrûlait près de lui, se vit dans un étroit caveau. Il constataqu’il était enchaîné par quatre chaînes rivées par un bout à lamuraille contre laquelle il se trouvait placé et venant aboutir parl’autre à des anneaux fermés au moyen de solides cadenas.

Le caveau était très haut de plafond. Les murs noirs, gluants,se plaquaient de salpêtre… Et le long des pierres de taillecouraient d’immondes animaux, de monstrueuses araignées qu’effaraitla lueur de la torche.

Le sol était de terre battue. Des flaques d’eau croupie ystagnaient et exhalaient d’insupportables odeurs. Il n’y avait nibanc pour s’asseoir, ni paille pour se coucher.

Les chaînes des pieds étaient juste assez longues pour permettreau prisonnier de faire deux pas en avant ; les chaînes despoignets lui laissaient la faculté de mouvoir ses bras, de lescroiser, de se servir de ses mains.

Près de lui, une cruche recouverte d’osier contenait de l’eau.Sur la cruche, il y avait un pain.

 

Il y avait, au château Saint-Ange, six rangées de prisonssuperposées : une au premier étage, une au rez-de-chaussée,les quatre autres dans les sous-sols.

Chaque rangée comprenait un nombre décroissant de cellules.Alors qu’il y en avait douze au premier étage, il n’y en avait plusqu’une au dernier sous-sol. En sorte que ces prisons superposéesformaient une sorte de pyramide renversée, dont le sommets’enfonçait dans les entrailles de la terre.

César Borgia appelait ces différents étages : les sixcercles de l’enfer.

Les cellules du premier étage étaient réservées aux officiers duchâteau qui étaient mis aux arrêts, ou aux seigneurs romains quiavaient commis quelque peccadille. C’était le premier cercle.

Le deuxième cercle, c’était le rez-de-chaussée : ilcomprenait des prisons ordinaires pour les soldats de lagarnison.

À partir de là, on s’enfonçait dans les sous-sols. On y trouvaitd’abord une rangée de cellules suffisamment éclairées et aérées pardes soupiraux munis de barres de fer : c’était le troisièmecercle, destiné aux voleurs et assassins.

On descendait un étage et on arrivait au quatrième cercle :cinq ou six cellules sans chaîne, avec un banc pour s’asseoir, dela paille pour dormir. On y mettait les condamnés à mort.

Un étage encore et on arrivait au cinquième cercle : troiscellules semblables à celle que nous avons décrite. Là étaientenfermés les accusés, réputés dangereux, et qu’on allait fairepasser en jugement.

Enfin, le sixième et dernier cercle se composait d’une uniquecellule. Située à quatre étages au-dessous du rez-de-chaussée, elleformait une espèce de puits noir ayant quelques pieds decirconférence.

L’infortuné qu’on descendait dans cet abîme, au moyen d’unecorde, ne pouvait s’asseoir ni se coucher : la place luimanquait. Et d’ailleurs, eût-il eu assez de place pour s’allongerqu’il lui eût été encore impossible de le faire. Dans ce puits, ily avait de l’eau. Le prisonnier en avait jusqu’à mi-jambe ;une eau putride, infecte, où on précipitait des reptiles, descrapauds, des rats énormes.

Lorsque le condamné était descendu dans ce puits, les crapauds,les reptiles, et surtout les rats, affamés, se jetaient sur lemalheureux, soit pour chercher à satisfaire leur faim, soit pourtrouver un abri contre l’eau.

C’était dans l’un des trois cachots du cinquième cercle queRagastens avait été enchaîné, après avoir été transporté du Vaticanjusqu’au château Saint-Ange par une voie souterraine plus large quele boyau connu du pape, de César et de Lucrèce seuls.

Lorsqu’on lui eut retiré son capuchon, il jeta autour de lui unregard rapide. Garconio, d’un geste, avait renvoyé tout son mondeet sortit après avoir lancé au captif un dernier regardhaineux.

– L’ennemi est en fuite ! murmura Ragastens quand ilfut seul. Je crois bien que je suis perdu… Mais je ne leur donneraipas la joie de mourir en gémissant…

Il était jeune pourtant, plein de vie exubérante. Il luiparaissait impossible d’échapper à la vengeance des Borgia. Et,malgré tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation, il étaitplus loin du désespoir qu’au moment où il était sorti du tombeau dela Voie Appienne avec la conviction d’être à jamais séparé dePrimevère.

Un étrange phénomène s’accomplissait dans cet esprit robuste etalerte. Il se trouvait délivré de Borgia !

Libre, il n’eût jamais pu devenir l’ennemi de cet homme qui,somme toute, ne lui avait donné que des marques d’une éclatantefaveur. La reconnaissance l’enchaînait.

Mais, en le faisant arrêter sans motif avouable, César ledégageait. Cette captivité devenait une délivrance. Et il se disaitmaintenant que, si jamais il pouvait reconquérir sa liberté, ilpourrait, sans scrupule, mettre sa vie au service de Primevère.

Cependant, les heures coulaient lentement. Ragastens essayad’abord de desceller le crampon de fer encastré dans la pierre.Mais bientôt, il dut constater qu’avec un outil solide, il luifaudrait plusieurs jours pour y arriver.

Alors, il tenta de briser les cadenas de ses poignets en lescognant violemment l’un contre l’autre : il ne parvint qu’à semeurtrir.

Enfin, il s’arc-bouta sur les chaînes, dans l’espoir que quelquemaillon usé se romprait… Mais tout fut inutile. Il s’assit contrele mur et mangea machinalement un morceau de pain. Puis, peu à peu,la fatigue l’emporta sur l’inquiétude : il s’endormit.

Il fut soudain réveillé par le bruit des verrous que l’ontirait. Son cachot s’éclaira.

Deux gardes entrèrent, tenant chacun une torche. Derrière eux,quatre arquebusiers pénétrèrent dans la cellule. Puis, enfin, troishommes, la tête couverte de cagoules, se placèrent devant lui. Dansle couloir Ragastens entrevit des piques, des hallebardes… unevingtaine de soldats prêts à se ruer sur lui au premier signe.

L’un des trois hommes à cagoule s’avança d’un pas, tandis qu’unautre s’apprêta à écrire.

– Vous êtes bien le chevalier de Ragastens ? demandal’homme.

– Oui, monsieur… et vous ?…

– Je suis le juge du tribunal suprême, rendant arrêts sansappel au nom de la justice pontificale et de la justice divine dontelle émane. Accusé, vous êtes venu en Italie pour fomenter latrahison contre notre Saint-Père et son auguste famille.

– Je suis venu en Italie pour mettre au service du princeBorgia une épée loyale, répondit Ragastens.

– Des témoins prouvent que vos intentions étaient loin dubut que vous avouez… Mais nous ne voulons pas scruter vos pensées…Nous ne retiendrons contre vous que le grief d’assassinat…

– D’assassinat ? fit Ragastens, plus étonnéqu’ému.

– Vous avez, par surprise, lâcheté et félonie, poignardémonseigneur François Borgia, duc de Gandie…

Ragastens, un moment étourdi par cette accusation imprévue,haussa les épaules.

– Répondez à l’accusation portée contre vous… Vous voustaisez…

– Je me tais parce que cette accusation est absurde.L’assassin… peut-être le connaissez-vous aussi bien que moi.J’avais, jusqu’ici, douté de ce que j’avais cru voir… douté même dutémoignage de mes sens… Je m’aperçois que je ne m’étais pas trompé.Dites à monseigneur César qu’il fera bien, à son prochain coup depoignard, d’effacer soigneusement les traces de sang.

– Vous essayez en vain d’en imposer à la justice par unabominable sacrilège, se hâta de reprendre le juge. Pouvez-vous,encore une fois, prouver que vous n’avez pas poignardé François,duc de Gandie ?

Ragastens se mit à siffler un air de chasse.

– Écrivez que l’accusé avoue ! s’écria le juge.

– Écrivez aussi que le juge du tribunal suprême en a menti,répondit Ragastens.

Sans répondre, le juge prit vivement une feuille de papier quelui tendait l’homme à l’écritoire et se mit à lire en toute hâte.Il conclut par ces mots :

– Condamné, la sentence sera exécutée dans trois jours pourtout délai. Vous avez donc trois jours pour implorer la miséricordedivine…

– Et vous, vous avez toute votre vie pour essayer de lavervotre conscience du forfait que vous commettez.

Ragastens, quelques secondes plus tard, se retrouva seul. Cetteparodie de jugement s’était accomplie avec une rapidité telle qu’ilse demandait s’il n’avait pas rêvé.

Mais bientôt, il put se retracer avec netteté tous les épisodesde cette scène stupéfiante. Les termes mêmes de la sentence, par uneffet de rétroaction, résonnaient maintenant à sonoreille :

– Condamné à être jeté dans la dernière cellule et à yséjourner deux fois douze heures pour que le repentir puissepénétrer dans cette âme pervertie… Puis, de là, être tiré, vif oumort et avoir les deux poignets tranchés en place publique… par lebourreau-juré avoir le col tranché sur le billot de justice par lahache ou par le glaive… condamné enfin à être exposé au piloripendant les deux jours qui suivront l’exécution…

Qu’était cette dernière cellule dont il étaitquestion ? Ragastens l’ignorait. Mais, en revanche, ilcomprenait parfaitement qu’il allait avoir le cou tranché par lebourreau. Sa pensée se reporta irrésistiblement sur César.

– J’avais choisi là un joli maître !murmura-t-il ; j’étais venu prendre des leçons de gloire… etc’est des leçons d’assassinat qu’il m’eût données. Je l’échappebelle !…

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