Borgia !

Chapitre 55L’ABBÉ ANGELO

César Borgia, ayant confié le commandement de ses troupes à unvieux reître, partit pour Tivoli avec une faible escorte. Ayantfait diligence, il y arriva le lendemain dans la soirée.

À peine arrivé dans l’appartement qu’avait occupé son père,César fit venir l’abbé Angelo.

L’abbé Angelo était âgé de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Maisil en paraissait une vingtaine. C’était, en apparence du moins, letype achevé de l’abbé de cour : galant, empressé, pommadé,fardé, toujours à la dernière mode. Il avait un visage rose etfrais, un air de candeur fait pour inspirer confiance.

– Voyons, l’abbé, dit César en se jetant sur un fauteuil,que pensez-vous de la situation ?

L’abbé Angelo tressaillit. Jamais César ne lui avait parlé dechoses sérieuses. Maintes fois, il avait assisté à des conseils defamille, sans qu’on prît garde à lui.

– Monseigneur, répondit-il en s’efforçant de rougir, une sigrave question… à moi…

– Les hommes intelligents sont rares… et plus rares encoreles serviteurs dévoués. Vous êtes de ceux-là : parlez donc entoute franchise et sans mâcher les mots.

L’abbé s’était remis. César avait quelque chose de grave à luidemander. Il quitta séance tenante cet air enjoué dont il sefaisait un masque.

– Monseigneur, dit-il, voici mon avis tout net : àmoins d’un événement considérable et imprévu, je pense que lasituation est désespérée. Ce qu’il y a de grave, ce n’est pas quevos troupes, monseigneur, aient subi un échec immérité. Les échecsse réparent… Non. Ce qui est effrayant, c’est que Sa Sainteté sesoit trouvée dans un tel état d’esprit qu’elle ait cru devoirmettre la mer entre elle et Rome…

– Savez-vous que vous êtes fort intelligent, l’abbé ?…Tout ce que vous venez de dire est très juste… La mitre irait bienà votre tête intelligente…

Angelo avait un peu pâli.

– Si Dieu et le Saint-Père m’appelaient au soin degouverner un diocèse, dit-il sourdement, je crois, en effet, que lepape n’aurait pas à s’en repentir.

– Malheureusement, mon père ne songe pas à vous !…

– C’est la vérité même, monseigneur !

– Vous disiez qu’un événement considérable pourrait seulmodifier la face de la situation. De quelle nature, selon vous,devrait être cet événement ?…

L’abbé ne répondit pas. César se leva et se rapprocha del’abbé :

– Que pensez-vous de mon père ? demanda-t-il àbrûle-pourpoint.

L’abbé eut un frisson. Il leva les yeux sur son interlocuteuret, d’une voix sourde, il répondit :

– Le pape est bien vieux… voilà ce que j’enpense !…

– Expliquez-vous… Parlez sans crainte…

– Ce que je viens de dire, monseigneur, enferme toute mapensée… Le pape est trop vieux… Il est fatigué… Son règne a étéglorieux, trois fois saint… mais ce règne a épuisé ses forces…

– Que feriez-vous pour qui vous nommeraitévêque ?…

– Tout !

– Mais pour vous nommer, il faut être pape, n’est-cepas ?… Si je l’étais, moi, vous auriez la mitre,Angelo !

L’abbé comprit que, maintenant, ce qu’il pourrait dire étaitinutile. Seulement, ses mains tremblaient légèrement.

– Angelo, reprit César à voix basse, veux-tu être évêque…et plus tard cardinal ?…

L’abbé s’inclina profondément, s’agenouilla presque, et d’unevoix presque indistincte, prononça :

– J’attends vos ordres, Saint-Père !…

– C’est bien, l’abbé. On ne m’avait pas trompé.

Cependant, César s’était assis à une table et s’était mis àécrire. Quand il eut fini, il tendit à l’abbé le parchemin surlequel il venait d’apposer sa signature.

– Lisez, dit-il. Entre nous, maintenant, il n’y a plus riende secret. La lecture de cette lettre vous indiquera ce quej’attends de vous.

L’abbé se mit à lire attentivement, en pesant chaquemot :

« Ma chère sœur,

L’abbé Angelo, qui vous remettra ce mot et en qui j’ai pleineconfiance, vous dira pourquoi je ne puis vous rejoindre à Caprera.J’espère pourtant y venir dans quelques jours. Je pense que notrepère jouit d’une bonne santé ; mais je n’ose trop m’arrêter àcet espoir. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé bien malet je redoute une issue fatale. Si ce douloureux événementsurvenait à bref délai, l’abbé Angelo viendrait m’en prévenir.Adieu, ma bien chère sœur. L’abbé Angelo vous aidera à donner ànotre père les soins que nécessite son état ; mais je crainsque les médicaments dont il est porteur soient impuissants àenrayer le mal. Je vais marcher sur Rome où j’attendrai desnouvelles avec une impatience que vous devez concevoir.

Votre frère,

CÉSAR, DUC DE VALENTINOIS ».

Lorsque l’abbé eut fini de lire cette lettre, César Borgia leregarda fixement.

– Voyons, fit-il avec un calme effrayant chez cet homme quivenait de signer la condamnation à mort de son père, êtes-vous demon avis en ce qui concerne la santé de mon père ?…

– J’ai approché de très près le Saint-Père, dit froidementAngelo, et je suis entièrement de votre avis, hélas !…

– Combien de jours lui donnez-vous àvivre ?…

L’abbé Angelo calcula mentalement pendant une minute.

– Huit jours au plus.

L’effroyable question du fils du pape et la sinistre réponse del’abbé avaient été formulées à voix basse.

Tout était réglé, entendu. César alla ouvrir une fenêtre etrespira bruyamment. Puis, se tournant vers l’abbé :

– Je vais retourner immédiatement au camp. De là, je memettrai en marche sur Rome… Et vous, l’abbé, quandpartez-vous ?

– Demain matin.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que, monseigneur, j’ai besoin de voir la personnequi va me remettre les remèdes indispensables et cettepersonne, je ne puis la voir que cette nuit.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer