Borgia !

Chapitre 54LE FILS DU PAPE

Quelques jours s’étaient écoulés. César, après avoir envoyé àTivoli un messager pour raconter à son père la catastrophe dudéfilé d’Enfer, avait précipitamment ramené les débris de son arméeà plus de deux jours de marche de Monteforte.

Le nombre des morts s’élevait à près de mille. Mais il y avaittrois fois plus de blessés. Ce n’eût été rien sans la paniqueirrésistible qui se mit dans ses troupes : des régimentsentiers se débandèrent et désertèrent.

Lorsque César Borgia s’arrêta dans sa retraite désordonnée, ilconstata avec désespoir qu’il n’avait plus autour de lui que troismille hommes environ.

C’était l’irrémédiable défaite ! C’était la fin de sonorgueilleuse carrière de capitaine invincible avec qui, jusque-là,des monarques puissants comme Louis XII de France n’avaient pasdédaigné de traiter. C’étaient tous ses rêves brisés ! Pourcomble, au bout de huit jours d’incertitude et d’irrésolution, ilapprit que le pape, épouvanté lui-même et prévoyant un soulèvementgénéral, s’était enfui auprès de Lucrèce, en l’île de Caprera.

Deux jours auparavant, il avait vu arriver dans sa tente l’undes hommes qu’il avait donnés à Lucrèce. Cet homme lui avait remisun billet qui ne contenait que ces mots :

« Dès que tu auras pris Monteforte, viens me retrouverà Caprera. Je t’y ménage une agréable surprise. »

– Dès que j’aurai pris Monteforte, gronda César. Cettefolle ne se doute pas de ce qui est arrivé. Elle se doute encoremoins des malheurs qui nous attendent !…

En effet, les nouvelles qu’il recevait de Rome étaient des moinsrassurantes. Le peuple s’agitait.

Un soir, l’officier qui veillait devant sa tente lui annonçal’arrivée du marquis de Rocasanta, l’officier général de la policede Rome.

C’était le type du courtisan. Il avait le flair des catastropheset des fortunes en préparation, il avait mis tout son talent àsavoir fuir les unes et se rapprocher des autres. César connaissaitson homme et il savait que son arrivée ne présageait rien de bon.Il donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ dans sa tente.

– Tout d’abord, dit Rocasanta dès qu’il fut en présence deBorgia, laissez-moi vous féliciter, monseigneur, de ce que vousêtes debout et en bonne santé… Nous avons appris votre blessure etétions fort inquiets, à Rome…

– Cette blessure-là n’est rien, grommela César. J’ai lapeau dure, par tous les diables, et le fer qui doit m’envoyerad patres n’est pas forgé encore. Mais je suppose que vousn’avez pas fait le voyage uniquement pour vous enquérir de masanté !

– En effet, monseigneur, dit Rocasanta sans releverl’ironie de ces derniers mots, je vous apporte de graves nouvelles.Jugez-en, monseigneur : le peuple de Rome est en pleinerébellion. La campagne se lève. Des bandes se forment un peupartout.

César assena un formidable coup de poing sur une table légèrequi supportait des boissons. Verres et table roulèrent pêle-mêle.Le marquis ne broncha pas.

– Ces misérables, reprit-il, n’ont pas osé marcher sur leVatican ou sur le château Saint-Ange. Ils n’ont pas de chefs etsont tout épouvantés de leur audace. Mais je ne puis vousdissimuler que dans huit ou dix jours au plus tard, la rébellionsera maîtresse du château de Saint-Ange.

– Mais qui a pu pousser ces imbéciles ?…

– Qui, monseigneur ?… Personne : je vous l’aidit ; ils n’ont pas de chef, et c’est ce qui fait que rienn’est perdu. J’ai employé le seul moyen de gouvernement dont nousdisposons toutes les fois que le manant se permet de se fâcher, lesarrestations en masse, quelques exécutions sommaires, au hasard…Hélas ! Cette fois, rien n’y fait !

César regarda le marquis de travers. Il sentait dans sonattitude une ironie inavouée.

– Pour comble, reprit Rocasanta, Sa Sainteté a jugé lemoment favorable pour faire un petit voyage à Caprera… Le ciel megarde de juger les actes du Saint-Père !

– Mais enfin, mon père a eu peur, n’est-ce pas ? Vouspouvez le dire, marquis.

Rocassanta fit un geste découragé. César se mit à tourner danssa tente comme un fauve. Le policier l’examinait du coin de l’œil,essayant de deviner ses intentions.

– Que me conseillez-vous ? demanda tout à coupBorgia.

« Nous y voilà ! » pensa le marquis.

– Dites votre pensée, Rocasanta. Vous connaissezadmirablement la situation. Nul n’est mieux qualifié que vous en cemoment pour me donner un bon conseil…

– Monseigneur, fit sérieusement Rocasanta, vous m’autorisezà parler librement ?

– Je vous l’ordonne !

– Eh bien, voici mon avis tout net : il n’y a plusqu’une autorité qui puisse s’imposer à nos rebelles, c’estl’autorité religieuse. Seul, la majesté pontificale peut encorecourber les têtes. Il faudrait, monseigneur, il faudrait un paperentrant à Rome en grande cérémonie, entouré de milliers deprêtres, de cardinaux et d’évêques… Mais pour oser une pareillecérémonie, ce n’est pas un vieillard qu’il faut !… C’est unpape jeune, fort, audacieux et qui sous sa simarre tienne lepoignard tout prêt à frapper le premier insensé qui oseraitmurmurer !…

En parlant ainsi, Rocasanta fixait César. Celui-ci était devenupâle.

– Oui, l’idée est grande et audacieuse…

– Et si ce pape jeune dont je parle se trouvait être, enmême temps, un glorieux capitaine dont la renommée est à peineatteinte par un incompréhensible revers, la rébellion s’évanouiraitd’elle-même et le pouvoir pontifical serait consolidé pourlongtemps peut-être, tout au moins pour le temps nécessaire àl’écrasement définitif de la révolte…

César plongea ses yeux dans les yeux du marquis.

– Vous voulez que je prenne la tiare ?…

– Oui, monseigneur, dit nettement Rocasanta. C’est le seulmoyen de sauver la situation.

– Mais, fit César d’une voix sombre, pour que je sois élupape, il faut que mon père soit déposé !… Jamais leconclave…

– Ou qu’il meure ! interrompit Rocasanta fermement.Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour prolonger les joursglorieux du Saint-Père… Mais enfin… il est vieux… la mer est bienmauvaise sur les côtes de Sardaigne, du côté de Caprera…

César ne l’écoutait plus. Il n’entendait plus le démon tentateurqui venait de jeter dans sa tête la semence du parricide. Ils’était plongé en une sombre méditation.

La méditation de César dura longtemps. Rocasanta, maintenant,gardait le silence et attendait. Enfin, César releva la tête etmurmura.

Le marquis comprit : Alexandre VI était condamné àmort !

– Monseigneur, dit-il, d’une voix indifférente, si vousavez une commission… délicate à faire à Caprera, je puis vousindiquer un homme…

– Qui est-ce ?…

– Un jeune homme que mes fonctions m’ont permis de juger,d’étudier et d’apprécier : le lecteur de Sa Sainteté.

– L’abbé Angelo ? s’exclama dédaigneusement César.

– Lui-même, monseigneur ! N’en dites pas de mal ;il a une qualité précieuse ! Il est ambitieux ! Prenez unesprit médiocre et agitez devant cet esprit l’espoir d’un titreauquel il aspire en secret. Faites-lui entrevoir la possibilité des’orner bientôt de ce titre. Nourrissez, en un mot, sa vanité. Cethomme est votre créature. Ah ! monseigneur, si vous avezquelque besogne à accomplir, ne choisissez ni un dévoué, ni unhaineux, prenez un ambitieux, prenez l’abbé Angelo…

– Je crois que vous avez raison, marquis, dit César rêveur.Mais l’abbé veut donc être évêque ?

– En attendant mieux !

– Je n’y vois aucun inconvénient, pour ma part.

– En ce cas, hâtez-vous, monseigneur. Je vous l’aidit : le temps presse. Rome s’agite. Il faut frapper un grandcoup et vous imposer à l’admiration comme à l’épouvante desfoules.

– Où est l’abbé ? demanda brusquement César.

– Il est resté à Tivoli. Voulez-vous que je levoie ?

– Non : je vais moi-même aller à Tivoli. Retournezdirectement à Rome… Combien de temps pouvez-vous tenir ?

– Quelques jours… Mais si je sais que l’événement dont nousparlons va se produire, cela me donnera des forces. Quelques bruitshabilement répandus dans une ville désemparée peuvent changer laface des choses.

– Allez donc, mon cher marquis. Et songez que votre fortuneest attachée à la mienne.

– Serais-je ici, monseigneur, si je n’en étaisconvaincu ?

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