Borgia !

Chapitre 34LE PÈRE

Rodrigue Borgia erra pendant près d’une heure dans la montagne,se déchirant les mains aux buissons, enjambant des blocs derochers…

Cette course dans la nuit fit tomber son exaltation nerveuse.L’impression d’horreur se dissipa peu à peu.

Le raisonnement et le calcul ne tardèrent pas à remplacer en sonesprit les surexcitations qu’il avait subies. Il n’était pas hommeà gémir longtemps. De toute cette émotion qui l’avait presqueterrassé, il ne resta bientôt plus qu’un étonnement, une sorte destupeur maladive.

– N’y pensons plus ! murmura-t-il en se dirigeant versla villa.

Pourtant, il y pensait, malgré lui : la secousse avait ététrop forte… L’idée qu’à ce moment deux de ses émissairescherchaient à lui amener le comte Alma lui vint tout à coup. Etbientôt, elle se compléta par la pensée que César assemblait alorsune armée pour marcher contre Monteforte, défendu par Béatrix…l’autre fille de la comtesse Alma !

Lorsqu’il rentra dans la villa, sans prendre la peine de secacher, cette fois, il lui restait de ces événements une sourdeagitation qu’il s’efforçait de calmer sans y réussir complètement.Il avait encore des retours d’épouvante, des sursauts de pitiéqu’il étouffait de son mieux.

Il se dirigea vers la chambre où la jeune fille dormait sonéternel sommeil. Il voulait voir comment était sa« fille » ; la regarder avec des yeux de père, nonplus avec des yeux d’amant. Mais il rebroussa chemin, saisi tout àcoup d’une terreur superstitieuse, qui était bien rare chez lui.L’idée de se trouver devant le cadavre le fit trembler…

Comme il réfléchissait à ces choses, il passa devant la chambrede l’abbé Angelo et frappa rudement. L’abbé ouvrit aussitôt et jetaun cri d’étonnement.

– Mon Dieu, Saint-Père… Votre Sainteté serait-ellemalade ?…

– Non, non, Angelo…

– Debout à pareille heure… près de minuit… Quelleimprudence !…

– Je voulais te voir, bredouilla le pape… L’abbé,stupéfait, très inquiet, écoutait.

– Tu vas aller faire sonner le glas…

– Le glas ?… En pleine nuit ?…

– Je le veux…

– Qui donc est mort, Saint-Père ?

– Une jeune fille… Cette enfant… que la Piérina a amenée deRome… Va, Angelo, qu’on sonne le glas pour cette pauvre âme… Celame fera du bien, à moi !…

– Saint-Père !… Ah ! quel malheur !… Sijeune… si jolie… Faudra-t-il ensuite retrouver SaSainteté ?…

– Non, Angelo… je vais me reposer… j’en ai besoin…

Angelo se dirigea en courant vers la chapelle. Borgia demeurasur place, la tête basse, en une méditation profonde. Le premiercoup du glas le fit sauter.

Alors, il n’osa pas rentrer dans sa chambre… Ce glas qu’il avaitordonné lui-même le mettait une fois encore aux prises avecl’épouvante superstitieuse. Il se glissa vers son jardin qu’ilatteignit sans avoir été vu par les serviteurs que la clochefunèbre avait réveillés.

Là, il respira largement et sentit qu’il se reprenait, que lesidées sinistres s’envolaient.

Brusquement, il sentit qu’on le saisissait, qu’on le harponnaitdans l’ombre. Un solide bâillon ferma sa bouche. En même temps, iltrébucha et tomba à la renverse.

En un instant, il se sentit ligoter les mains et les jambes. Etl’homme qui l’avait terrassé, lié, bâillonné, se pencha sur lui,murmurant d’une voix railleuse :

– Tenez-vous tranquille, s’il vous plaît, ou je seraiobligé, à mon vif regret, de vous serrer la gorge un peu trop fort,C’est une manœuvre qui m’est familière… Monsieur votre fils en saitquelque chose, Saint-père…

Ragastens déposa Rodrigue Borgia sur un lit, puis courut à lapetite porte du jardin et introduisit ses deux amis dans la place.Une fois réunis en présence du pape, ils s’assirent sur desescabeaux.

Raphaël était violemment ému. Ragastens, très froid. Quant àMachiavel, il semblait assister en curieux à cette scène étrange.Ragastens, le premier, prit la parole :

– Attention, Saint-Père, dit-il. Je vais vous débâillonner.Je vous jure qu’il ne vous sera fait aucun mal. Nous sommes icitrois hommes décidés à obtenir justice, mais nous ne sommes pas desassassins, nous.

» Cependant, continua le chevalier, si décidés que noussoyons à respecter la vie d’un vieillard et si grand que soit notrerespect pour le Souverain Pontife, je vous préviens nettement qu’aupremier cri je vous mettrai trois pouces de cette lame dans lagorge.

Le pape jeta un coup d’œil sur Ragastens et vit qu’il étaitrésolu à tenir parole. Il fit signe qu’il obéirait.

Ragastens le débâillonna et le plaça sur le lit de façon qu’ilfût commodément assis.

Le vieux Borgia se rassura peu à peu. Il chercha à se donner unvisage impassible et sa diplomatie tortueuse se mit en action.

– Toi aussi, mon pauvre Boniface, fit-il en apercevant lejardinier toujours étendu et bâillonné à la même place.Console-toi, mon brave, ces messieurs sont trop chrétiens pourvouloir abuser de cette situation… En tout cas, j’espère que leurcolère, si je leur en ai donné sujet, ne retombera que sur moi etépargnera un serviteur fidèle.

En réalité, il cherchait à savoir la part que le jardinierpouvait avoir prise dans cette aventure. Ragastens le comprit etrésolut de sauver le pauvre diable.

– Ma foi, Saint-Père, dit-il, il n’est pas sûr que jeveuille faire grâce à ce vieux chien de garde… Tudieu, quelenragé ! Peu s’en est fallu qu’il n’arrivât à donner l’éveilpar sa résistance désespérée… Il voulait mordre, il criait qu’ilvoulait mourir pour Sa Sainteté, que sais-je ! Mais le drôleaura affaire à moi !

– Boniface, fit le pape, je te promets, si j’en réchappe,d’augmenter tes gages de cent écus d’or par an ; et, enattendant, je te donne ma bénédiction. Maintenant, continua-t-il,j’attends que vous me disiez, messieurs, ce que vous voulez de moi.Je ne crierai pas. Je n’essaierai pas de me défendre. Mais cettesituation ne saurait se prolonger. Si vous en voulez à ma vie,tuez-moi.

– Saint-Père, fit Ragastens, je vous ai déjà dit que ni cesmessieurs ni moi n’en voulons à votre vie…

– Que voulez-vous donc ?…

– Justice ! s’écria Raphaël. Justice,Saint-Père !…

– Mon enfant, je ne demande qu’à faire justice… Moncaractère et mon titre vous en sont un sûr garant.

– Saint-Père fit vivement Ragastens, au moment où Sanzioallait de nouveau parler, ne parlons, s’il vous plaît, ni de votrecaractère, ni de votre titre… Ce n’est pas de cela qu’il s’agit…Laissez-moi parler, mon cher Raphaël, et permettez-moi de me défierde votre bon cœur en cette circonstance… Nous sommes résolus àobtenir justice d’un crime.

– Qui est le criminel ? demanda le pape.

– Vous, Saint-Père.

– Vous insultez le Souverain Pontife, monsieur !

– Permettez. En ce moment, vous n’êtes plus pape. Nous vousdéposons !

Borgia blêmit et commença à redouter de nouveau une issue fatalepour lui.

– Oui, continua Ragastens, vous n’êtes, à l’heure présente,qu’un prisonnier après combat…

– Beau combat ! Trois hommes contre un vieillard desoixante-dix ans !

– Vous faites erreur : trois hommes contre unsouverain entouré de gardes, d’hommes d’armes, de domestiques, etqui, d’un froncement de sourcil, fait trembler le monde.

– Mais enfin… puisque je suis le criminel, quel est moncrime ?… Faites attention, messieurs, à ne pas avoir porté unjugement téméraire…

– Vous allez voir… Je pourrais vous reprocher la mort de lacomtesse Alma, empoisonnée par vos soins…

– Je ne suis pour rien dans la mort de cette infortunéedont j’ai pleuré la fin du fond de mon cœur… Les Alma ont, à Rome,des ennemis impitoyables…

– Je pourrais, reprit Ragastens, vous reprocher ma proprearrestation et l’inique condamnation dont j’ai été l’objet.

– Votre arrestation ?… Qui donc êtes-vous,monsieur ? fit le pape avec un étonnement qui arracha un crid’admiration à Machiavel.

En effet, dès le début de l’entretien, il avait parfaitementreconnu Ragastens.

– Je suis, dit celui-ci, le chevalier de Ragastens, contrequi vous avez organisé un véritable guet-apens… Parce que je nevoulais pas me prêter à vos combinaisons, vous m’avez fait arrêterpar les sbires apostés sur le chemin que vous-même m’aviezindiqué…

– Ah, mon fils ! Combien j’ai déploré le zèlemaladroit du moine qui prit sur lui de vous faire arrêter !…J’ai tout ignoré – vous ne savez pas combien je suis surveillé,écarté de la gestion réelle des affaires ! – je n’ai rien su,pas même la condamnation qui vous frappait… Je n’ai appris cesévénements qu’au moment où votre tête a été mise à prix sans monordre… Et alors, j’ai aussitôt rapporté cette mesure inique… Vouspouvez vous en assurer en envoyant à Rome…

Ragastens demeura stupéfait. Le vieux Borgia avait réponse àtout.

– S’il dit vrai, pensa le chevalier, il faut que je me soisbien trompé sur son compte. S’il ment, il faut que ce soit unprodigieux comédien…

En effet, le pape montrait un visage triste, il est vrai, maisd’une étonnante sérénité. Dans son regard, ni colère ni reproches,mais une douloureuse douceur.

– Passons, reprit alors Ragastens. Il me reste à vousparler du fait pour lequel nous sommes ici… Une jeune femme a étéenlevée à Rome, une nuit, et conduite ici de force. Le rapt brutal,odieux, inconcevable s’est perpétré sur vos ordres, Saint-Père,j’en ai l’irrécusable preuve…

– Vous voulez parler, fit tranquillement le pape, de lajeune fille qui a été enlevée peu après qu’elle eût épousé, dansl’église des Anges, mon ami Raphaël Sanzio, ici présent ?…

– Oui, Saint-Père ! s’écria Raphaël haletant… Et c’estelle que je viens vous réclamer de par mon droit d’époux, droitsacré contre lequel il est impossible que vous éleviez uneobjection…

– Hélas ! Hélas ! murmura le pape.

Et une larme coula de ses yeux.

– Niez-vous cet enlèvement ? fit durementRagastens.

– Je ne le nie pas… Je le proclame…

– Ceci dépasse toute mesure… Cette jeune fille, monsieur,vous l’avez violentée… Dans quel but infâme ? Parlez !…Ou, par mon nom, je ne réponds plus de conserver la moindre pitiépour vos cheveux blancs.

– Vous parlez de but infâme ! Ah ! Monsieur,puissiez-vous ne pas regretter amèrement les honteuses pensées parlesquelles vous flétrissez une pure enfant !…

– Voilà qui est trop fort ! Pourquoi l’avez-vousenlevée ?…

– Parce que c’était mon droit !…

– Votre droit ! Disposez-vous donc du droit de vie etde mort ?…

– Mon droit, vous dis-je, insensés que vous êtes !…Mon droit paternel, puisque vous me forcez à cetteconfession !… Cette enfant, c’était ma fille !…

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