Borgia !

Chapitre 4LES NUITS DE ROME

À peu près au moment où le chevalier de Ragastens, setransformait en tailleur et s’occupait à recoudre à son pourpointquelques passementeries destinées à en rehausser la bonne mine,César Borgia, escorté de quatre jeunes gens, pénétrait auPalais-Riant.

César et son escorte traversèrent rapidement ces magnifiquessalons où se trouvaient accumulées les merveilles de l’art italien.Ils arrivèrent à une porte de bronze doré que gardaient deuxNubiens, noirs comme la nuit, muets comme le silence.

César fit un signe. L’un des Nubiens posa le doigt sur un boutonet la porte de bronze s’ouvrit.

… Là commençait la partie intime du palais.

Dès que César et ses amis eurent franchi la porte, elle sereferma sans bruit. Ils se trouvèrent alors dans une sorte devestibule, aux hautes murailles de jaspe.

Face à la porte de bronze se trouvait une porte en bois de roseincrusté de délicates orfèvreries d’argent…

Cette fois, c’étaient deux femmes qui gardaient la porte :deux femmes nues, d’une sculpturale beauté, assises ou plutôt àdemi couchées sur d’épais coussins…

Cette porte s’ouvrit mystérieusement comme la première, sur unsigne de César. Toujours suivi de son escorte, il pénétra alorsdans une pièce de moindre dimension, mais d’un luxe plus raffiné,plus subtil.

Une musique douce où dominaient les accords d’harmonie de flûte,de viole et de guitare, se faisait entendre en un murmure à peineperceptible. Et cette musique, arrivant comme par boufféesmystérieuses, se mêlait de voix féminines qui chantaient la gloireet l’amour.

Il n’y avait pas de meubles dans cette salle, hormis un dressoiret une immense table ; mais çà et là, une profusion de largeset moelleux coussins, des tapis épais, richement brodés, invitaitau repos.

La table dressée supportait des plats d’une fabuleuse richessedans lesquels des fruits glacés, des confitures exotiques, despâtisseries délicates dont Lucrèce avait seule la formule etqu’elle faisait pétrir dans son palais…

Autour de cette table, plusieurs hommes déjà avaient pris place.Ils n’étaient pas assis, mais à demi couchés sur une sorte de lit,à la mode des anciens Romains.

Parmi eux se trouvait une femme, une seule : la maîtressedu palais, la Circé de cette caverne enchantée, la prodigieusemagicienne qui régnait sur les sens des hommes, la sœur de César,la fille du Pape, Lucrèce Borgia !

– Comme vous venez tard, mon frère !

– Excusez-nous, ma chère Lucrèce, répondit César, cesseigneurs et moi, nous sommes rentrés à la nuit, après une longuepromenade sur la route de Florence…

– Vous êtes pardonné… mais vous ne dites rien à votrefrère ?

César se tourna vers un homme qui, près de Lucrèce, avaittressailli d’inquiétude en voyant entrer César. C’était FrançoisBorgia, duc de Gandie, deuxième fils du pape, frère de César et deLucrèce.

Les deux frères se tendirent la main avec un sourire. Maischacun d’eux surveillait étroitement chaque mouvement del’autre.

Lucrèce se pencha tout à coup vers François, saisit sa tête àpleines mains et l’embrassa sur la bouche.

– Voilà de l’amour fraternel, ricana César, ou je ne m’yconnais pas ! Et pourtant, je suis expert en la matière…

– C’est vrai, fit Lucrèce, j’aime François… c’est lemeilleur d’entre nous.

– Vous me comblez, ma sœur, dit avec inquiétude le duc deGandie… vous oubliez que si notre maison est glorieuse, et le trônepontifical de notre père inébranlable, nous le devons à l’épée denotre cher César…

– C’est juste ! reprit César. J’ai assez jolimentmanié l’épée… L’arme blanche, c’est mon affaire…

En disant ces mots, il sortit son poignard et, d’un coupviolent, l’enfonça sur la table. Un frémissement parcourut lesconvives. François pâlit affreusement. Mais Lucrèce éclata derire.

– Soupons ! fit-elle gaiement.

Elle avait jeté un rapide coup d’œil sur une portière en étoffede brocard qui s’était agitée doucement.

Aussitôt les servantes commencèrent leur office.

Lucrèce Borgia était vêtue – mais juste assez pour apparaîtreaux convives plus désirable encore. Une gaze légère recouvrait sanudité, sa beauté, un peu massive – des formes qui semblaienttaillées en plein marbre.

De temps à autre, elle jetait un regard furtif vers la portièrede brocard qui frémissait imperceptiblement. Mais si léger que fûtce frisson de l’étoffe, il suffisait à Lucrèce pour lui fairecomprendre que quelqu’un la regardait et l’écoutait.

– Que dit-on dans notre bonne ville de Rome ?demanda-t-elle.

– Parbleu, madame, on raconte une chose fabuleuse, inouïe,incroyable…

– Et que raconte-t-on, duc de Rienzi ?

– Duc ! interrompit François Borgia d’un ton presquesuppliant.

– C’est une histoire d’amour ! reprit le duc.

– Voyons l’histoire… dit Lucrèce… L’amour… la seule chosevraie, la seule digne qu’on vive et qu’on meure pourelle !…

En même temps, elle enlaçait le cou de François…

– Racontez, duc ! ordonna-t-elle d’une voix pâmée.

– Oui, oui ! s’écrièrent les convives. Del’amour ! Ne parlons que d’amour !

– Oh ! continua le duc de Rienzi, c’est un amour puret virginal. J’ai presque de la honte à le dire ici…

– Parlez, fit César d’un ton bref.

– Puisque c’est vous-même qui l’ordonnez, monseigneur… Ondit donc qu’un célèbre capitaine, le plus noble qui soit, se trouveamoureux…

Les regards convergèrent vers César.

– Mais, reprit le duc, amoureux comme il ne le fut jamais.Lui qui, assure-t-on, avait un cœur de bronze, a maintenant un cœurde colombe… il soupire, il gémit… Ce qu’il y a de plus curieux,c’est que l’objet de sa flamme se trouve être une inconnue que nuln’a pu approcher… Et enfin, où l’histoire devient invraisemblable,mais demeure pourtant véridique, c’est que l’inconnue loind’accueillir avec transport et reconnaissance les offres de cegrand capitaine, les repousse et les dédaigne !…

– Et le nom du bel amoureux ? demanda Lucrèce.

– Cherchez ! bégaya le duc de Rienzi tout à fait ivre…Il est parmi nous…

– Inutile ! gronda César Borgia. L’amoureux, c’estmoi !… Et malheur à qui trouverait à y redire !…

– Monseigneur !… Croyez…

– Quant à la femme je vous jure que, sous peu, elle auracessé de me dédaigner !…

Lucrèce éclata de rire.

– Ainsi, mon cher César, fit-elle, vous metrahissez ?… Vous m’abandonnez ?…

– Non pas ! répondit César qui sentait son cerveau setroubler dans une ivresse envahissante, ivresse du vin, ivresse dessens, ivresse de l’orgueil.

Et il continua, balbutiant :

– Non, Lucrèce, je ne te trahis pas, tu es à moi !Comme elle sera à moi, elle aussi !… Comme ta femme, Rienzi, aété à moi !… Comme tout doit être à moi ! à moi ! àmoi seul ! Entendez-vous, vous tous !…

Il haletait. Son regard lançait des éclairs sanglants… Ce fut àcette minute précise que Lucrèce, se levant, saisit François, ducde Gandie, dans ses deux bras.

François subit ce baiser, avec une pâleur croissante. Il essayavainement de se dégager…

– Enfer ! rugit César Borgia qui, d’une pousséefurieuse, repoussa la table.

En même temps, il saisit son poignard qui était resté plantédevant lui et, hagard, s’avança sur son frère François… D’un bond,il fut sur lui.

Son bras se leva, puis s’abaissa dans un geste foudroyant.L’arme pénétra tout entière dans la poitrine du duc de Gandie.Celui-ci tomba à la renverse. Sa bouche vomit un flot de sang.

Les spectateurs de cette scène, épouvantés, demeurèrent commepétrifiés. Lucrèce s’était reculée, simplement, et un singuliersourire vint errer sur ses lèvres.

– À moi, râlait l’infortuné duc de Gandie… à moi !…Oh !… je brûle… De l’eau !… par pitié !… Un peud’eau…

– Ah ! tu veux de l’eau, fit César dans un ricanementsinistre. Attends, mon frère, je vais te faire boire !…

Alors on vit une chose monstrueuse. César Borgia se baissa,saisit son frère par les pieds et, traînant ainsi le corps dont latête livide s’ensanglantait sur les dalles, il l’emporta enhurlant :

– De l’eau pour mon frère François ! De l’eau pourl’amant de Lucrèce !… Toute l’eau du Tibre pour le duc deGandie !…

César parcourut ainsi une enfilade de pièces et parvint enfin àune dernière porte. Il l’ouvrit lui-même… Le Tibre était là quicoulait dans la nuit. César souleva le corps et, d’une pousséeviolente, le lança dans le fleuve.

Les témoins de cette scène s’étaient enfuis, blêmes d’horreur etd’effroi… Alors Lucrèce Borgia s’élança vers la portière debrocard, la souleva et pénétra dans une sorte de cabinet à peineéclairé.

Là, un vieillard aux traits rudes et empreints d’uneindéfinissable malice était assis dans une sorte de fauteuil. Cevieillard avait tout entendu, tout vu !… C’était le père deFrançois, duc de Gandie, le père de César, duc de Valentinois, lepère de Lucrèce, duchesse de Bisaglia, c’était Rodrigue Borgia…C’était le pape Alexandre VI…

– Êtes-vous content, mon père ? demanda Lucrèce.

– Per bacco, ma fille, tu as été un peu loin… Ce pauvreFrançois !… Enfin, je dirai moi-même une messe pour le reposde son âme !… C’est dommage, peccato !… C’étaitun bon diable, ce François… mais… mais le duc de Gandie gênait mesprojets… Allons, adieu, ma fille… je te donne la bénédictionpontificale, que ce nouveau péché te soit entièrement remis…

Lucrèce s’inclina. Le pape se leva, étendit la dextre. LorsqueLucrèce Borgia se releva, son père avait disparu.

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