Borgia !

Chapitre 33LE PHILTRE D’AMOUR

Après sa nocturne entrevue avec la Maga, Rodrigue Borgia étaitrentré dans ses appartements de la villa. Nul ne l’avaitremarqué.

À Tivoli comme au Vatican, comme dans tous les palais ou villasqu’il lui arrivait d’habiter, il y avait des issues secrètes qu’ilétait seul à connaître.

Arrivé dans sa chambre, il examina le minuscule flacon que lasorcière lui avait remis. Il le tourna et le retourna dans sesdoigts avec une sourde joie.

– Demain ! murmura-t-il avec un soupir brisé. Demain,elle sera à moi… Si cette fille me résistait, je ne sais quelaffolement…

Il serra les poings. Mais il se calma.

– Avec ceci, je la tiens !…

La science des aphrodisiaques est éteinte : elle vivaitencore au temps de Borgia. Plus d’une fois, il avait eu recours àelle. Il en connaissait les effets. Il était parfaitement convaincuque, grâce au flacon de la Maga, la vierge qu’il convoitait setransformerait en une fille d’amour.

Pendant le reste de la nuit, le vieux Borgia, morne etsilencieux, rêva de ces choses et s’exerça à imaginer desraffinements où la passion confinait aux limites de la cruauté. Lajournée qui suivit s’écoula avec lenteur. Il commanda qu’on lelaissât seul.

Vers le soir, il fit appeler Piérina, la matrone qu’il avaitcommise à la surveillance de sa proie.

– Dame Piérina, demanda-t-il, où est l’enfant ?

– Au jardin.

– Est-ce bientôt le moment où elle doit remonter à sonappartement ?

– Dans quelques instants…

– Dites-moi, dame Piérina, a-t-elle l’habitude de boire, lesoir, en s’endormant ?

– Elle boit beaucoup : la fièvre, sans doute.

– Que boit-elle ?

– De l’eau. L’eau est dans une carafe. La carafe sur unetable, près du lit.

La matrone, en parlant, regardait fixement le pape.

Celui-ci se taisait. Non qu’il hésitât : son désir,simplement, l’emportait loin de la réalité présente. Il rêva ainsiquelques minutes, les yeux à demi fermés. Tout à coup, il fiteffort pour revenir à l’entretien. Et il constata que Piérina avaitdisparu. Il frappa du pied avec impatience et déjà il saisissait lemarteau pour appeler sur le timbre. À ce moment, Piérinarentra.

Elle tenait une carafe à la main.

Le vieux Borgia sourit. Il y avait dans ce sourire une sorted’orgueil d’avoir des domestiques si bien dressés à comprendre sapensée.

– J’ai pensé, dit Piérina, qu’il fallait vous monter lacarafe. J’ai été la chercher. Elle est à moitié pleine d’eaufraîche et limpide.

Elle posa la carafe sur une table, sans que Borgia eût un gested’approbation. Seulement, il dit :

– Piérina, allez donc dire à l’abbé Angelo que je n’ai pasbesoin de lui ce soir. J’ai sommeil et la lecture me fatiguerait.Puis, revenez.

La matrone s’éclipsa. Borgia s’approcha vivement de la carafe.D’une main qui ne tremblait pas, il laissa tomber dans l’eau troisgouttes de la liqueur contenue dans le flacon. L’eau ne changea pasde couleur. Il la flaira : aucun parfum spécial. Alors, ilregagna son fauteuil.

Lorsque la matrone reparut, son premier coup d’œil fut pour lacarafe. Elle attendit en silence, certaine de ce qui devait êtrefait maintenant.

– Vous pouvez vous retirer, dame Piérina, lui dittranquillement le pape. Je n’ai plus besoin de vous… À propos,reportez donc cette carafe où vous l’avez prise. Que diablevoulez-vous que j’en fasse ?…

La matrone saisit la carafe qu’elle couvrit ostensiblement d’unpan de son écharpe, comme pour bien indiquer son intention de lacacher. Puis elle se retira.

Enfoncé dans son fauteuil, le pape s’était remis à méditer surce qui allait se passer. Puis, l’impatience commença à battresourdement à ses tempes. Il se leva et fit quelques pas, attendantla minute qu’il s’était fixée.

Vers neuf heures et demie, il sortit de sa chambre et se dirigeaaussitôt vers celle de Rosita, marchant d’un pas assuré. Dans uncouloir obscur, Piérina se dressa soudain devant lui.

– Elle a bu, murmura-t-elle. Puis elle s’est bientôtendormie. J’ai fermé la porte. Voici la clef…

Borgia prit la clef. La matrone s’était effacée et disparut.

Le pape arriva devant la porte. Il ouvrit lentement, un peupâli, avec un léger tremblement des mains, la gorge sèche et larespiration courte. Il entra.

Une faible lueur éclairait la chambre.

Le lit était à gauche, enveloppé de ses grandes courtines desoie brochée. Près de la tête du lit, une élégante petite tablesupportait un plateau de cristal. Sur le plateau, la fatale carafeet un verre presque vide. Au pied du lit, en retrait de lacourtine, une autre table, avec un flambeau de cire qui donnait unelumière douce. Il résultait de cette disposition que la jeune filleendormie se trouvait dans l’ombre.

Borgia la distinguait à peine. Il devina plutôt qu’il ne vit lamasse de ses cheveux encadrant son visage, le profil du corps sousla couverture, et un bras qui reposait à nu, par-dessus lacouverture, un bras d’une blancheur éclatante dans l’obscurité. Ilfrémit…

Alors, il referma doucement la porte et s’avança sur la pointedes pieds. Il se pencha…

Comment la réveiller, sinon par un baiser qui la ferait sedresser toute palpitante de la volupté que le philtre lui avaitversée ?… Alors, il chercha la bouche de la jeune fille et samain se posa, brûlante, sur son bras.

Mais il se redressa, hagard, sa main violemment retirée… seslèvres n’ayant pas eu le temps de toucher celles de la vierge… Ilse releva, la sueur de l’angoisse au front, les yeux empreintsd’une inexprimable terreur.

Ce bras qu’il venait de toucher était froid – de cette froideurglaciale qu’ont les cadavres. De cette bouche qu’il cherchait,aucun souffle ne s’exhalait.

Il recula et regarda. L’immobilité de la jeune fille étaitabsolue. Les lignes du corps devinées sous la couverture avaientune raideur à laquelle il était impossible de se méprendre… Stupided’étonnement et d’épouvante, il recula encore, jusqu’au pied dulit, et saisit le flambeau. Mais il n’osa pas tout de suiteéclairer le visage…

Il attendit une minute, cherchant à dompter l’impressionnerveuse qui le faisait grelotter… Enfin, plus sûr de lui, ils’avança. La lumière tomba sur le visage de la Fornarina… Borgiaétouffa l’exclamation d’horreur qui montait à sa gorge : lajeune fille était morte !

Ses yeux entr’ouverts étaient déjà vitreux ; une pâleur decire avait blanchi les chairs, et les lèvres, légèrementretroussées par le rictus de la mort, laissaient voir ses petitesdents nacrées.

Alors, brusquement, comme s’il eût craint d’être surpris dans unassassinat, Borgia éteignit le flambeau. Mais, aussitôt, lesténèbres le remplirent d’horreur… Sa main laissa échapper leflambeau… Il recula jusqu’à la porte, respirant à peine… et ce nefut qu’au moment où il l’eut franchie qu’il reprit peu à peupossession de lui-même…

Pendant un laps de temps qui lui parut durer une heure mais quifut en réalité de quelques minutes, il demeura là, contre cetteporte, écrasé surtout par l’étonnement…

Enfin, il se remit. Soigneusement, il referma la porte et mit laclef dans sa poche. Puis il s’en alla, croyant marcher très vite,essayant de raisonner :

– Elle est morte !… Le philtre ! La vieillem’avait dit trois gouttes… Morte !… Est-ce possible ?…Qui sait s’il n’y a pas un contrepoison… qui sait s’il n’est pastemps encore… Morte !… S’il y a un contrepoison, la Maga seulepeut le connaître…

Une minute plus tard, il courait vers le gouffre de l’Anio.L’air du dehors le calma un peu. Et lorsqu’il arriva à la caverne,il était revenu à cette froideur calculatrice qui était sa grandeforce.

La Maga était à l’entrée de sa grotte, regardant fixement dansla nuit.

– Maga, fit aussitôt le vieux Borgia, il est arrivé unechose grave. Peut-être a-t-on versé plus que tu n’avais indiqué…peut-être, toi-même, t’es-tu trompée dans le dosage de ton philtre…La jeune fille est malade, très malade… Tu dois avoir uncontrepoison ?…

– Elle est malade ?… Elle souffre beaucoup ?…

– Je ne sais, Maga : elle se meurt… As-tu lecontrepoison ?…

– Elle se meurt ? Seulement cela ?

– Maga ! Le contrepoison de ton philtre !L’as-tu ?…

– Souvent ces philtres jouent ainsi un mauvais tour à celuiqui les emploie…

– Maga ! gronda le vieux Borgia en secouant le bras del’étrange sorcière qui, devant la catastrophe, gardait un calmesingulier, Maga ! tu n’entends donc pas ? Je te disqu’elle se meurt ! Je te dis que je l’ai laissée pourmorte !… As-tu le contrepoison ?…

– Alors ne dites pas qu’elle est mourante, dites qu’elleest morte !…

– Et le contrepoison ?…

– Avez-vous vu ses yeux ? Comment sont-ils ?

– Vitreux… sans regard.

– Et sa bouche ? Avez-vous remarqué sabouche ?

– Retroussée… les lèvres livides, tordues…

– Encore une question… Les mains ? Avez-vous faitattention aux ongles ?

– Les ongles sont cernés de bleu… Le contrepoison,Maga ! Je suis sûr qu’il est temps encore de la sauver.

La vieille hocha la tête et dit nettement :

– Oui.

– Ah ! Et le contrepoison ? Tu l’as, n’est-cepas ?

– Oui.

Le vieux Borgia eut un profond soupir de soulagement.

– Vite ! Donne !…

– Non ! répondit la Maga.

Le pape demeura un instant sans voix. Le choc qu’il reçut futpeut-être plus imprévu, plus terrible que celui de tout à l’heure.Il ne comprenait pas. La jeune fille empoisonnée mourait :bien ! Mais la vieille avait le contrepoison qui pouvaitencore ressusciter le cadavre. Il le lui demandait. Et elledisait : « Non ! » ?

– Voyons, Maga, fit-il croyant avoir trouvé l’explication,reviens à toi. Tu es dans un moment de folie…

– Jamais je ne fus moins folle, Borgia !

Le pape frissonna. C’était la première fois que la Maga luidonnait son nom. Il eut le sentiment qu’un malheur allait fondresur lui.

– Et tu ne veux pas me donner le contrepoison ?…Pourquoi ?…

– Parce que je veux que tu souffres, Rodrigue !…

Cette fois, Borgia fut épouvanté. La voix de la Maga setransformait… Cette voix, il lui semblait qu’il la connaissait…Où ?… Quand l’avait-il entendue ?… Il recula de deux outrois pas, comme s’il eût vu un fantôme.

– Tu ne veux pas sauver cette malheureuse ?

– Non, Rodrigue, répondit la Maga qui, de son côté, s’étaitreculée vers le fond de la caverne, de sorte que Borgia ne lavoyait presque plus. Non ! Je ne veux pas sauver l’enfant…parce que je te connais !

– Tu me connais ? répéta-t-il, hébété.

– Et je la connais, elle aussi !… Écoute,Rodrigue ! Il y a seize ans, cette jeune fille fut abandonnéesur les marches de l’église des Anges…

– L’église des Anges ! bégaya le pape…

– La mère, c’était la comtesse Alma, ta maîtresse… etl’enfant que j’ai recueillie… l’enfant que ton désir a failliflétrir… l’enfant que tu as assassinée, Borgia, c’est tafille !…

Le pape trébucha… ses jambes se dérobaient sous lui… La voixsinistre de la Maga lui entrait dans la tête comme une vrillechauffée à blanc…

– Ma fille ! murmura-t-il.

– Et maintenant, veux-tu savoir, Rodrigue, pourquoi,pouvant la sauver, je ne la sauve pas ?…

Mais Borgia n’écoutait plus, n’entendait plus… Ivre d’épouvanteet d’horreur, il s’était glissé hors de la caverne et se sauvait,au hasard, courbé, chancelant, répétant avec une obstination defolie, le mot qui avait frappé son esprit : « Mafille !… Ma fille !… »

– C’est le commencement du châtiment ! murmura RosaVanozzo.

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