Borgia !

Chapitre 49APRÈS LA BATAILLE

Dans la Pianosa, le lendemain matin, le choc eut lieu entrel’armée de Borgia et les troupes alliées…

Les résultats de la bataille furent indécis.

L’important, pour César Borgia, était d’entrer librement dans ledéfilé qui menait aux portes de Monteforte, seule et unique routepraticable pour une armée. Tout l’effort des alliés fut donc dedéfendre les abords du défilé d’Enfer.

Et si César ne put, à cette première rencontre, s’emparer despositions qui l’eussent rendu maître du défilé, il fut du moinsévident qu’il ne tarderait pas à obtenir ce résultat. À ses vingtmille soldats, les alliés n’en opposaient que douze mille. Enoutre, on savait que le fils du pape attendait des renforts.

Au point du jour, au moment où le prince Manfredi donnait lesignal de l’attaque, on vit apparaître une jeune femme vêtue deblanc qui, montée sur un cheval fougueux, parcourut au galop lefront des troupes. C’était Primevère.

Du bout de sa cravache, elle montrait l’armée de César qui sedéployait en longues lignes onduleuses. Et une immense acclamationsalua la jeune femme. Presque aussitôt, les rangs serréss’ébranlèrent.

Et bientôt, ce fut, dans la vaste plaine, le piétinement énormedes régiments en marche, la clameur mille fois répétée des chefs.Dans un rugissement féroce, dans un immense cliquetis quedominaient les cris d’horreur et de souffrance, la collision sefit.

On se battit d’abord en bon ordre. Vers quatre heures l’armée deCésar n’avait ni avancé ni reculé. Peu à peu, l’ordre primitifs’était rompu : la bataille s’était morcelée en dix, en vingtpetites batailles isolées.

Vers quatre heures, César qui, depuis le matin, parcourait lechamp de bataille, César, livide, sur un cheval noir qui avait destaches de sang jusqu’au poitrail, César, brandissant un estramaçonrouge jusqu’à la garde, résolut d’en finir. Il rassembla sonrégiment de Suisses et ses deux régiments de Piémontais. Devantlui, il envoya une nuée de cavaliers qui balayèrent le terraincomme une trombe. Alors il se mit en marche, droit sur ledéfilé.

Dès lors, l’immense effort épars dans la plaine se concentra. Leprince Manfredi, avec deux ou trois régiments à demi décimés, seplaça devant César.

Sur un geste de César, la mêlée se fit, terrible. Pendant uneheure, il y eut dans les airs l’éblouissement d’éclairsinnombrables. Chaque éclair était une lance, une épée, unestramaçon. Des coups sourds suivis de râles. Des insultes. Descris de rage. Soudain une clameur plus forte s’éleva. Les troupesde Manfredi pliaient.

Le prince, bardé d’acier, la tête nue, son casque ayant roulé àterre des taches de sang jusque sur sa barbe blanche, le princepoussa un cri de désespoir. Si César passait, c’en était fait deMonteforte.

À ce moment, Borgia entendit comme un roulement de tonnerre quifaisait trembler la terre. Une centaine de cavaliers, la lance enarrêt fonçaient à fond de train sur ses régiments. Et, en tête, lesdépassant de plusieurs longueurs de lance, un homme bondissaitfurieusement. Il n’était pas bardé d’acier, il n’avait qu’unecuirasse de cuir fauve. Il ne portait qu’une épée. C’étaitRagastens.

En arrivant sur les Suisses, au milieu desquels se trouvaitCésar, Ragastens se mit à frapper son Capitan à coups d’éperonredoublés. C’était sa manœuvre, à lui.

Capitan, fou de fureur, sautait, bondissait, envoyait deformidables ruades. Un large chemin vide se formait devant lechevalier. Des cris de terreur s’élevaient sur son passage. Et lui,cependant, fonçait sur César.

Les Suisses se défendaient péniblement contre l’escadron queRagastens avait entraîné et qui venait de les heurter de sa massed’acier. Ragastens comprit que le sort de la bataille dépendait decet instant. Sans s’arrêter, il fonça et, enfin, il atteignitCésar.

– À vous, monseigneur ! cria-t-il.

– Traître ! répondit César. Tu vas mourir !

Il leva son estramaçon. Ce mouvement découvrit son épaule audéfaut de l’armure, l’épée de Ragastens flamboya, la pointes’enfonça dans l’épaule de César qui lâcha les rênes et tomba…

La cohue des Suisses recula de toutes parts.

Ragastens, dressé sur ses étriers, poussa un cri devictoire.

À ce moment, un cavalier, un hercule maniant une lourde lance,galopa sur lui. D’un coup d’œil, Ragastens vit les Suisses quifuyaient, emportant Borgia et poursuivis par les cavaliers qu’ilavait amenés. Il se tourna alors contre l’hercule : ilsétaient pour ainsi dire seuls dans un large espace sanglant,encombré de mourants et de morts.

Léger, sans armure, Ragastens évita le choc du cavalier quivenait sur lui. L’hercule, emporté par l’élan, le dépassa ; etce fut alors Ragastens qui courut sur lui. En quelques bonds, il lerejoignit et, comme l’hercule essayait de se retourner, il poussaune horrible clameur, l’épée de Ragastens venait de lui entrer dansla gorge.

L’homme roula à terre et son cheval s’enfuit, épouvanté. Lecasque du cavalier se détacha au moment où il tomba. Sa tête pâleet crispée apparut.

– Tiens ! C’est ce pauvre Astorre ! fitRagastens.

– Oui ! répondit Astorre avec un sourire désespéré.Comme vous voyez, je suis venu chercher mon huitième coupd’épée…

– Baron, j’en suis fâché, dit Ragastens ému.

– Bah !… Ce sera… le dernier !…

Le baron Astorre se raidit, talonna la terre, puis ses yeux seconvulsèrent, et il demeura à jamais immobile.

– Pauvre diable ! murmura Ragastens.

Et, tout pensif, il revint vers le front des troupes alliées.Une acclamation l’accueillit.

Tout surpris, il regarda autour de lui pour savoir ce quesignifiait cette clameur. Et alors, il s’aperçut que c’était luiqu’on acclamait. Dès qu’il eut mis pied à terre, le prince Manfredis’avança vers lui, les bras ouverts.

– Vous nous sauvez ! dit-il en l’étreignant.

Puis, ce fut le tour du comte Alma, de Giulio Orsini, deMalatesta blessé, de vingt autres chefs qui, tous, lui donnèrentl’accolade… Non loin de là, sur un tertre, Primevère, à cheval,regardait ce spectacle. Et aucun de ceux qui l’entouraient ne putdeviner les pensées qu’il suscitait en elle…

Plus loin, beaucoup plus loin, du haut d’un rocher, une autrefemme avait assisté à toutes les phases de la bataille. Quand ellevit que c’était fini, cette femme reprit le chemin deMonteforte.

 

L’armée des alliés avait souffert. Mais le danger étaitmomentanément écarté. On avait appris, par quelques transfuges, quela blessure de César était assez sérieuse et qu’il ne pourrait riententer avant quelques jours.

Le comte Alma, le prince Manfredi et quelques seigneursrentrèrent à Monteforte pour s’occuper du siège qu’il faudraitsoutenir. On ne pouvait, en effet, se dissimuler que César, arrêtéune fois par la fougueuse intervention de Ragastens, finirait parfranchir le défilé d’Enfer. Parmi ceux qui furent désignés pourretourner à Monteforte se trouvait Ragastens.

 

Il faisait nuit. Ragastens, s’étant dépouillé de ses vêtementsde guerre et ayant dîné avec Giulio Orsini, se délassait desfatigues de la journée, lorsque Spadacape entra dans sachambre.

– Monsieur, il y a une dame qui veut vous parler.

– Une dame ? s’écria Ragastens.

– Oui. Elle est masquée.

– Fais-la entrer.

La dame annoncée par Spadacape entra et, tout aussitôt, avec uneparfaite tranquillité, ôta son masque.

– Lucrèce Borgia ! fit Ragastens abasourdi.

– Eh ! oui… Cela vous étonne, chevalier ? Est-ceque vous me garderiez rancune de la petite querelle que nous avonseue au Palais-Riant ?…

– La duchesse de Bisaglia ! répéta Ragastens, qui nerevenait pas de sa stupéfaction.

– Ah ! non, mon cher… vous faites erreur, dit Lucrèceen riant. Je ne suis plus duchesse de Bisaglia… Ce pauvre duc a euun accident… Il est mort, hélas !… Et me voilàveuve !

– Madame, dit alors Ragastens, pardonnez mon étonnement…Mais une telle audace !… Vous, à Monteforte !

– Oui ! fit tranquillement Lucrèce. La chose n’est pasbanale, j’en conviens. Pendant que le frère assiège la bonne villede Monteforte, la sœur pénètre et vient rendre visite au vainqueurde César…

– Mais, madame, s’écria Ragastens, avez-vous songé que sion pouvait se douter… si on vous apercevait !…

– J’y ai très bien songé, chevalier. Et je songe aussi quevous n’auriez qu’un cri à jeter : je serais saisie aussitôt etje doute que mon sexe me protège au point de garantir ma vie…Allons, chevalier, criez ! Ce sera beau !

– Ici, madame, vous êtes aussi en sûreté qu’auPalais-Riant, répondit Ragastens avec dignité. Mais, puisque vousvoilà, je ne suppose pas que vous soyez venue uniquement pourm’insulter ?

– Je ne suis pas venue vous insulter, chevalier. Je sais cequ’il en coûte. J’ai voulu vous féliciter, moi aussi. N’est-ce pasnaturel ?…

– Madame, je vous en supplie, cessez ce badinage…

– Ah ! s’écria Lucrèce, vous croyez que jebadine ?… Vous vous trompez, chevalier… Oui, cela vous paraîtprodigieux que je vienne vous féliciter d’avoir blessé monfrère ! Connaissez Lucrèce tout entière : mesfélicitations eussent été plus ardentes encore si vous l’avieztué !…

– Madame…

– Ce que je suis venue faire ici !… Je suis venue vousrépéter ce que je vous ai dit au Palais-Riant… Vous le répéter pourla dernière fois… Ragastens, j’ai reconnu en vous l’homme quipouvait être mon maître, alors que moi, je puis et veux être lamaîtresse de l’Italie… Lucrèce Borgia sera reine. Voulez-vous êtreroi ?… Voulez-vous régner à la fois sur Lucrèce et surl’Italie ?… Je viens m’offrir à vous… J’ai tout préparé, vousdis-je ! Les principaux chefs de l’armée de César sont à moi.Dites un mot, et ce que vous avez commencé sera achevé. César mort,vous prenez le commandement de l’armée. Vous renversez Monteforte.Alors, Ragastens, nous marchons sur Rome. Le pape, sous mapression, vous couronne. Je sais le moyen de le faire obéir… Et ànous deux, Ragastens, nous sommes la grandeur, la force et labeauté… Voilà ce que je suis venue vous offrir…Acceptez-vous ?…

– Non ! Je crois, madame, que nous ne nous entendronsjamais. J’admire comme il convient, croyez-le, votre force d’âme etles rêves où se hausse votre ambition…

– Alors !… Qui vous arrête ? fit Lucrèce.

Mais le chevalier était trop fier pour surexciter la redoutablecriminelle qui était devant lui.

– Ce qui m’arrête, dit-il avec la même douceur, c’est queje me sens incapable, justement, de ces hautes destinées.Croyez-moi, madame, si quelqu’un au monde peut vous aider àl’accomplissement de vos rêves, ce quelqu’un n’est pasici !

– Vous oubliez, chevalier, de mentionner deux obstaclessérieux à votre adhésion…

– Lesquels ? fit Ragastens qui vit venir l’orage.

– Le premier, c’est que vous ne m’aimez pas !… C’estque je vous fais horreur ! Le deuxième, l’obstacle plussérieux, le seul véritable en réalité, c’est que vous aimez lafille du comte Alma !

– Madame, vous me voyez désespéré d’avoir à me dérober…

– Ma vengeance, cette fois, sera d’autant plus complète quevous êtes deux à m’en répondre.

D’un bond, Ragastens se rapprocha d’elle. Il la saisit par unbras.

– Écoutez, dit-il d’une voix basse, presque inarticulée.Contre moi, tentez ce que vous voudrez ! Mais contreelle ! Ah ! à mon tour de vous prévenir : quoi quevous fassiez… si vous la frappez, si un malheur lui arrive, vousêtes une femme morte… Nous n’avons plus rien à nous dire…

– Je m’en vais ! dit Lucrèce avec un étrange sourire.Je quitte cette ville… Soyez tranquille, monsieur… c’est vous queje veux frapper, et cela ne tardera pas !

Cela dit, Lucrèce Borgia remit rapidement son masque. Quelquessecondes plus tard, Ragastens, seul, eût pu croire qu’il avaitrêvé, si Spadacape, apparaissant, ne lui eût confirmé la réalité decette visite.

– Monsieur, lui dit-il, la dame qui sort d’ici estgénéreuse !… Voyez.

Et Spadacape ouvrit sa main pleine de ducats.

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