Borgia !

Chapitre 31LE GOUFFRE DE L’ANIO

Non loin des ruines qu’on appelait et qu’on appelle encore dansle pays le temple de la Sybille, l’Anio, rivière torrentueuse quidescendait en grondant des montagnes, se précipitait dans unprofond ravin. Les abords de ce ravin étaient à pic.

Au fond, on entendait le sourd mugissement de la rivière qui sebrisait sur des rocs verdâtres, formait un petit étang, puisreprenait son cours en méandres capricieux qui se frayaient unpassage parmi les masses de granit. C’était le gouffre del’Anio.

En haut du ravin, juste au-dessus de l’étang formé par la chutede l’Anio, les rochers s’évidaient et dessinaient une cavernenaturelle sur laquelle couraient dans le pays des bruits étranges.Pour la plupart, c’était l’une des portes de l’Enfer. Et lameilleure preuve – preuve irréfutable – c’est que des fumées d’uneodeur particulière s’échappaient de temps à autre de cettecaverne.

En somme, l’endroit était parfaitement suspect et nul homme desens ne s’y fût aventuré à partir de la tombée de la nuit.

Ce soir-là, peu avant minuit…

Dans le fond brûle une torche de résine qui éclaire de lueursfantastiques l’intérieur de la caverne. En un coin, il y a un tasde feuilles sèches servant de lit à la vieille femme qui, à cetteheure, s’occupe d’un singulier travail. Cette vieille femme, c’estla Maga, ou plutôt, pour lui donner son vrai nom, Rosa Vanozzo.Elle vient de pousser un bloc granitique contre une sorted’excavation qui se creuse tout au fond de la caverne.

– Bien, murmura-t-elle, l’entrée fonctionne… Ma fuite, aubesoin, est assurée…

Sur le rocher, elle jeta des feuilles, des poignées de terre.Satisfaite, de son travail, elle sortit, contourna l’étroit sentierqui séparait le gouffre de l’entrée de la caverne et, parvenue à unpetit plateau qui dominait les environs, elle jeta dans la nuit unregard perçant et prêta l’oreille.

– Il va venir, fit-elle lentement, il vient… Dans quelquesminutes, celui qui fut mon amour sera un cadavre que le torrent del’Anio entraînera vers l’insondable profondeur du gouffre… Il vientplein de confiance, et il ne sait pas que c’est moi quil’attend ! Il vient chercher de l’amour, comme il me disait àRome, et c’est la vengeance qu’il va trouver… Oh ! cette fois,mon cœur ne faiblira pas… Tout est fini, maintenant… Rosita, quiseule me rattachait à la vie est partie… À cette heure, elle est ensûreté… ils doivent être arrivés à Florence… Allons, c’est bien lafin… Rodrigue aujourd’hui… puis César… puis moi-même… ladestruction de la famille maudite va commencer.

Soudain, elle se pencha. Son oreille venait de percevoir unlointain et léger bruit de pas.

– Le voilà !… Dans quelques minutes, il saura qui jesuis !…

Sans se hâter, pensive, elle rentra alors dans la caverne ets’accroupit non loin de la torche, le menton sur ses genoux, dansson habituelle attitude.

La Maga ne s’était pas trompée. Quelqu’un venait. C’était levieux Borgia. Bientôt, il parut, contourna avec précaution lesrochers, jeta un regard sur le fond du gouffre et se présenta àl’entrée de la caverne.

Il entra sans que la Maga relevât la tête et s’assit sur l’unedes deux grosses pierres qui formaient les sièges primitifs de celogis rudimentaire.

– Eh bien, Maga, fit tout à coup le pape, tu as donc quittéRome ?

– Je suis venue vous attendre ici…

– Comment savais-tu que j’y viendrais ? dit Borgia.Aurais-tu donc en réalité le don de prescience ?

La Maga haussa les épaules.

– Ne venez-vous pas à Tivoli tous les ans ? N’est-cepas l’époque où vous y passez quelques semaines ?

– C’est juste. Ta sorcellerie n’est, au fond, que del’observation, fit railleusement le pape. Cependant, tu sais deschoses que d’autres ignorent…

– J’ai étudié les vertus des plantes, voilà tout.

– Où cela ? En Égypte ?…

– Non, en Espagne.

– En Espagne ! Tu as habité l’Espagne ?

– Oui… Mais, continua la vieille avec une sorted’indifférence qui calma la soudaine inquiétude du pape, c’estsurtout en Italie, à Tivoli même, que j’ai étudié… Je connais lesherbes bienfaisantes, je sais extraire les sucs qui guérissent, quituent, qui donnent l’amour…

– L’amour !…

– L’amour… la mort ; les deux choses se valent et sontaussi horribles l’une que l’autre…

– Comme tu parles amèrement.

– C’est que j’ai beaucoup souffert.

– Et maintenant ?

– Bientôt, je ne souffrirai plus…

– Étrange femme !… Mais, dis-moi, pourquoi as-tu tantétudié ?… Quelle pensée te guidait vers la science réprouvéedes magies ?

– Une pensée qui m’a fait vivre jusqu’ici : lavengeance !

Encore une fois, le pape tressaillit. Il commençait à entrevoirdans la Maga il ne savait quel être formidable, et il lui semblaitque ce mystère dont elle se couvrait cachait le secret de sa propredestinée à lui !

– Maga, reprit-il, te rappelles-tu la promesse que tu m’asfaite à Rome ? Tu devais composer pour moi un philtre capablede me faire aimer de la femme à qui je le ferais boire… Tu m’avaisdemandé un mois…

– Le philtre est prêt ! répondit machinalement lavieille pour se donner le temps de penser.

Et ce qu’elle pensait était terrible. Elle avait décidé etcombiné la mort de Rodrigue Borgia, son amant, le père de sesenfants, de celui par qui elle avait souffert… Au moment où Borgiareculerait vers l’entrée de la caverne, elle se ruerait sur lui et,d’une poussée, le précipiterait dans le gouffre qui, jamais, nerendait ses cadavres… Oui… Elle allait se dresser devant lui commele génie de la vengeance, comme l’archange de la mort, elle allaitlui jeter son nom comme un glas funèbre, ce nom de Rosa Vanozzosous lequel Rodrigue éperdu courberait le front.

Voilà ce que pensait Rosa. Et pour gagner du temps, elle ajouta,le pape ayant jeté un cri de joie :

– Le philtre est prêt… Mais vous allez donc retourner àRome ?

– À Rome ? Pourquoi ? fit le pape étonné.

– Ne m’aviez-vous pas dit que le philtre était destiné àune jeune fille que vous aviez vue, dont le peintre avait fait leportrait… une fornarina, disiez-vous… ?

– Oui… Eh bien, fit tranquillement le pape, je n’ai pasbesoin d’aller la chercher à Rome. Elle est ici…

Tel était son empire sur elle-même, si puissante son habitude dela réflexion et du silence, que la Maga ne jeta pas un cri, neprononça pas un mot. Toute sa pensée, toute sa volonté, tout cequ’elle avait en elle de force calculatrice s’était violemmenttendu vers un point unique : la question de savoir si ellepourrait arracher Rosita au monstre et comment elle ferait…

Seulement, elle s’était dressée toute droite, d’une pièce… Sesyeux, démesurément agrandis par l’angoisse, jetaient dans lapénombre les lueurs de bête fauve à qui on arrache ses petits.Borgia s’était levé aussi, la main sur la garde de sa dague.

– Holà ! Qu’est-ce qui te prend, vieillefolle ?…

La Maga eut la force et le courage de prononcer quelques motspour rassurer le pape :

– Ne faites pas attention… une crise nerveuse… qui,parfois, me surprend… cela va passer… ne craignez rien…

L’explication était si naturelle chez cette vieille à demifolle, probablement détraquée par les poisons qu’elle avaitmanipulés, que Borgia rengaina son poignard et se rassit, rassuré,décidé d’ailleurs à emporter le précieux philtre qu’il était venuchercher. Et il attendit patiemment que la crise fût passée.

Rosa pensait :

« Si je tue Rodrigue, Rosita est peut-être perdue… Elle estentre les mains de César et Lucrèce… C’est sûr. Lucrèce a un espritde démon. Pourquoi l’avoir épargnée ?… Elle sait que Rodrigueest ici… Elle devinera tout si elle ne le voit pas revenir… Oui, sije tue Rodrigue, Rosita sera tuée… »

Ces pensées se succédaient dans son esprit. Elle était prisedans une redoutable alternative qui ouvrait sur son crâne la doublepince d’une tenaille.

Ou laisser échapper Borgia. Et alors, non seulement, elleremettait peut-être pour toujours l’occasion de la vengeanceguettée pendant des années, mais encore elle livrait Rosita aumonstre. Ou tuer Borgia. Et alors, dans sa persuasion que Lucrèceet César se trouvaient à la villa du pape, elle tuait plus sûrementencore la jeune fille…

Soudain, un sourire éclaira son visage torturé. Elle se rassit,essuya son front blême, ruisselant de sueur et, d’une voixextraordinaire de calme, elle dit :

– Alors, comme ça, la jeune fille est à Tivoli ?…Bien, très bien… cela arrange les choses…

– Alors, ce philtre, Maga, ce philtre que tu m’as promis…tu dis qu’il est prêt ?

– Il est prêt, maître…

– Eh bien, donne ! fit avidement Borgia.

La Maga fouilla dans une sorte de poche accrochée à sa ceinture.Ses mains tremblaient. Elle considéra étrangement le petit flaconqu’elle venait de saisir.

– Voici !

Borgia saisit le flacon avec une exclamation de joie.

– Comment l’administrer ?

– Dans l’eau ou le vin.

– Tout ?

– Non. Trois gouttes. Quatre tuent.

– Trois. Bien.

– Je dis trois.

– Et les effets ?

– Vous verrez !…

Ces demandes et ces réponses se croisèrent, basses, rapides.Puis, il y eut un silence. Borgia s’enveloppa dans son manteau. Illaissa tomber à terre une bourse pleine que la Maga ne vit mêmepas. Puis, sans un mot, il sortit, s’éloigna… La Maga écouta uninstant le bruit de ses pas vite étouffé par le grondement del’Anio qui roulait au fond du gouffre et alors, elle roula à larenverse, épuisée, haletante, évanouie.

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