Borgia !

Chapitre 64LA LISEUSE DE PENSÉES

Comme on l’a vu, Giuseppo, le patron de la Stella,avait débarqué Rosa Vanozzo et l’abbé Angelo à une lieue environ duchâteau de Lucrèce. Tous les deux prirent rapidement la directiondu château, en passant par la route qui longeait la côte. Ilsarrivèrent à cette agglomération de cabanes de pêcheurs, que nousavons signalée. Rosa Vanozzo s’arrêta devant l’une de cescabanes.

– C’est ici qu’il faudra venir me chercher quand il en seratemps, dit-elle. Continuez votre chemin jusqu’au château. Moi, jereste ici.

L’abbé nota soigneusement la cabane qui était la troisième envenant du château, puis s’enfonça dans la nuit…

 

Dans la cabane du pêcheur indiquée par Giacomo, Spadacape avaitreconnu la vieille femme qu’il avait vue à bord de laStella et Ragastens avait reconnu en elle l’étrangeprotectrice de la petite Fornarina.

Lorsque Ragastens et Spadacape entrèrent dans la pauvre cabane,la Maga n’eut pas un geste. Pourtant, dès le premier coup d’œil,elle avait reconnu Ragastens. Après avoir longtemps vécu d’amour,elle vivait maintenant de sa haine : une haine farouche etpatiente et obstinée.

Le pêcheur qui avait introduit les deux hommes dans sa cabaneexamina un instant Ragastens.

– Ici, dit le pêcheur, vous serez en sûreté. Nul ne viendravous y déranger. Je vous montrerai votre chambre qui est assezcachée pour qu’on ne puisse vous y trouver au cas où l’on vouschercherait. Je vous prierai de témoigner à Giacomo que j’ai faitselon ses volontés.

– Je n’y manquerai pas ! dit Ragastens. Et cela netardera guère car, au moment où je me suis mis en route pour venirici, Giacomo quittait Rome pour faire également voile versCaprera.

À ces mots, Rosa Vanozzo releva la tête.

– Giacomo vient ici ? demanda-t-elle.

– Oui, madame…

– Bien !

Et elle reprit son immobilité première.

– Ne me reconnaissez-vous pas, madame ? fit Ragastensen s’approchant d’elle.

– Je vous reconnais.

Elle dit ce mot d’une voix moins âpre que sa voix ordinaire. Ils’y mêla quelque douceur : Ragastens était l’homme qui avaitsauvé Rosita !… Elle le considéra une minute, d’un regardmorne, et elle ajouta :

– Vous aussi, vous souffrez…

– À quoi voyez-vous cela, madame ?

– Je l’ai vu tout de suite, là-bas, dans la caverne del’Anio… Je vous ai alors souhaité d’être heureux… Je vois que monsouhait ne s’est pas réalisé.

Ragastens demeura silencieux. La Maga prit un longtemps :

– J’ai su par un abbé quelle avait été votre attitude àMonteforte… C’est vous qui avez arrêté l’effort de César… Et vousavez fait cela après que César vous eut offert auprès de lui unesituation très belle. Pour moi, la vérité sur vous est très claire…Vous aimez la jeune comtesse…

L’œil atone de la vieille Maga s’était animé. Ragastens étaitmuet d’étonnement : Rosa Vanozzo savait toujourstout !

– Êtes-vous venu la chercher ici ?…

– Oui, madame, si je suis venu à Caprera, c’est dansl’espoir de la retrouver…

– Vous craignez que Lucrèce ne l’ait assassinée ?Rassurez-vous sur ce point.

– Que voulez-vous dire ?… Sauriez-vous quelquechose ?

– Je ne sais rien, dit lentement la Maga ; je suppose,voilà tout !… Mais, dites-moi, avez-vous jamais été enrelations avec Lucrèce ?

– Hélas, oui… pour mon malheur.

– Lucrèce vous aimait ?

– Peut-être, madame… fit Ragastens avec une sorte deréserve.

– J’en suis certaine, à présent. Lucrèce a dû bâtir desprojets pour lesquels elle s’est vue repoussée. De là savengeance.

– Tout ce que vous dites là est la vérité même !…

La Maga eut un pâle sourire.

– C’est que je connais bien Lucrèce ! dit-elle.

– Mais que disiez-vous, madame ? Que Lucrèce n’avaitpas attenté à la vie de Béatrix ?… Qui vous le faitsupposer ?…

– Je vous dis que je connais Lucrèce. Non seulement elle avoulu vous faire souffrir, mais elle a cherché un supplice raffinépour sa rivale…

– Vous m’épouvantez, haleta Ragastens.

– La mort, continua la vieille femme, n’est pas un suppliceaux yeux de Lucrèce. Habituée au meurtre, elle a cessé deconsidérer la mort comme un châtiment redoutable. Elle ne tue quepour supprimer un obstacle. Mais dès qu’il s’agit d’une vengeance,Lucrèce redoute au contraire que la mort ne vienne lui ravir savictime.

Ragastens, saisissant le bras de la Maga :

– Mais d’où vient que vous la connaissez ainsi ?…

La Maga considéra un instant Ragastens, puis, avec calme,simplement, elle répondit :

– C’est ma fille !…

– Votre fille ?

– Ma fille, oui !… Il a fallu que je fusse une mèremonstrueuse pour jeter au monde ces deux fléaux qui s’appellentLucrèce et César Borgia !…

Ragastens, bouleversé de pitié, en oublia un moment sa propredésolation.

– Vous êtes bon, lui dit la Maga en revenant à elle. Jevous avais bien jugé…

Elle se leva, comme pour se retirer dans la chambre que lepêcheur avait mise à sa disposition.

– Pour votre fiancée, dit-elle, ne redoutez pas lamort…

– Que faut-il donc que je redoute ? dit-ilsourdement.

– Lucrèce a écrit à César… Et César, à l’heure qu’il est,est peut-être en route pour Caprera…

La Maga se retira.

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