Borgia !

Chapitre 57LE PÈRE ET LA FILLE

Une heure après le départ de César, l’abbé Angelo se rendit à lacaverne du gouffre de l’Anio. À son attitude plus nerveuse, lavieille Rosa devina la vérité :

– L’heure est venue ? dit-elle froidement.

– Oui… je pars…

– Vous voulez dire que nous partons ?

Angelo garda une minute le silence. Un pli barrait son front.Rosa l’examinait avec une attention soutenue.

– Eh bien ? fit-elle.

– Écoutez, dit enfin l’abbé. L’heure est venue, c’est vrai.Avant huit jours, le pape sera mort, je vous le jure… Queviendrez-vous faire à Caprera ?… Votre vengeance seraaccomplie… Remettez-moi cette eau terrible que vous savez préparer…Et je pars !…

La Maga haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle. Et vous ne savez pas ceque c’est que la vengeance. Je ne veux pas que le pape meure :je veux le tuer. Je l’ai sauvé un jour qu’il était gravementmalade. Je lui ai donné les moyens de frapper les ennemis quivoulaient sa mort. J’ai fait tout cela, enfant, pour me leconserver. Je veux être là… Vous pensez que j’aurai attendutoute une vie l’instant propice pour que, stupidement, je vousabandonne ma vengeance ?…

Elle éclata d’un rire sinistre.

– C’est moi, entendez-vous, qui lui verserai le poison…

– Vous m’épouvantez ! balbutia enfin l’abbé. Je feraice que vous voudrez…

– Vous m’obéirez jusqu’au bout ?…

– J’obéirai…

– Venez donc… partons !…

Deux heures plus tard, une voiture fermée quittait Tivoli etprenait la direction d’Ostie, petit port de mer situé non loin deRome, à l’embouchure du Tibre.

 

À Caprera ;,, la nouvelle du désastre du défilé d’Enferavait porté à Alexandre VI un coup d’autant plus terrible qu’ilétait inattendu.

Aussi lorsqu’il reçut l’envoyé de Lucrèce lui annonçant qu’ellese rendait à Caprera, sa décision fut prise. Dès le lendemain, ilse mettait en route, presque secrètement. Quatre jours plus tard,il débarquait à Caprera.

Lucrèce le reçut avec toutes les démonstrations de la joiefiliale la plus vive. Mais l’arrivée soudaine de son père luicausait une vague inquiétude en même temps qu’une sourdeirritation. Il paraissait soupçonneux, et dès son arrivée, malgréla fatigue, il voulut visiter le château de Lucrèce.

Il était situé sur le bord de la mer, sur la côte qui regardel’Italie. De ce côté-là, le château était inaccessible. La côte sehérissait de rochers à pic.

Du côté de la terre, un large fossé plein d’eau établissait uneautre rivière non moins infranchissable. Le vieux Borgia parutvivement satisfait.

– Ma fille, répéta-t-il à diverses reprises, tu es unexcellent architecte militaire. Ce château est imprenable.

Lucrèce, qui s’était toujours un peu méfiée des caprices de lafortune, avait depuis plusieurs années obtenu de son père lapropriété de la petite île de Caprera, qu’un étroit canal sépare dela Sardaigne. Elle avait dans le port d’Ostie une goélette à elle,toujours prête à cingler. Une autre goélette plus petite étaitancrée sur la côte occidentale de Caprera, en face de la Sardaigne.Lucrèce avait ainsi paré à tout événement et assuré sa fuite en casde revers.

La visite du château terminée, le pape fut installé dans unsomptueux appartement où Lucrèce avait transporté tout le luxeraffiné dont elle s’entourait à Rome. Cet appartement se composaitd’une dizaine de pièces. Le vieux Borgia examina soigneusement lesportes et les serrures. Alors seulement il parut un peutranquillisé.

Il renvoya les serviteurs qui s’empressaient autour de lui etdemeura seul avec Lucrèce de plus en plus inquiète.

– Qu’es-tu venue faire ici, ma fille ?

– Mais mon père, vous savez que j’y viens de temps àautre…

– Ainsi, tu n’avais aucune raison particulière pour teréfugier à Caprera ?

– Aucune, mon père, répondit-elle très naturellement.

– Tu ignores donc ce qui se passe ?

– Il se passe donc quelque chose ?

– Il se passe, ma fille, que César est en pleine déroute,que Rome se soulève et qu’à cette heure le conclave se rassemblepeut-être pour me déposer !

Lucrèce demeura stupéfaite et épouvantée.

– En sorte, dit-elle en tremblant légèrement, que ce quivous amène à Caprera…

– C’est la peur, ma fille ! interrompit levieillard.

– La peur !… Ah ! mon père, vous n’avez jamaisemployé ce mot-là…

– Un jour, dans mon oratoire, au Vatican, un homme a refuséles offres que je lui faisais… César s’est élancé pour lepoignarder : j’ai retenu César ! L’homme s’est évadé… ila été à Monteforte… C’est lui qui vient de détruire l’armée deCésar…

– Ragastens ! s’écria Lucrèce avec une ragecontenue.

– Un jour a suffi, continua le vieux Borgia. Ce peuple quitremblait devant moi a relevé la tête lorsqu’il a appris lanouvelle de la catastrophe…

» Lucrèce ! Je n’ai plus confiance qu’en toi… Tu saiscomme je t’ai toujours aimée et préférée à tes frères, à Césarlui-même ! Le vieux lion que tout abandonne et sur lequel lesloups et les renards veulent s’acharner, tu leprotégeras ?…

– Ah ! mon père, s’écria Lucrèce, pouvez-vous endouter ?… Ici, vous êtes en parfaire sécurité. Ne craignezplus rien… Quant à ce misérable Ragastens, j’ai votre vengeancetoute prête… une vengeance telle que cet insensé en mourra dans ledésespoir…

– Oh ! S’il était vrai !…

– N’en doutez pas, mon père !… Je vais de ce pasenvoyer quelqu’un à César. Il faut qu’il vienne ici…

Le pape se redressa.

– César ? dit-il avec une rage mêlée d’épouvante,César !… Ah ! Connais toute la vérité !… Parmi tantde cardinaux qui guettent la tiare et conspirent ma mort, parmitant de seigneurs qui souhaitent en secret ma chute, celui quisouhaite le plus ardemment ma mort, c’est César… César veut êtrepape à ma place… si César vient ici, ce sera pour me tuer…

– Mon père, vous vous trompez… je vous le jure…

– Lucrèce ! s’écria le vieillard avec une évidenteterreur, jure-moi que tu ne feras pas venir César…

– Si cela doit vous rassurer, mon père, je vous lejure.

– Va maintenant, reprit-il. J’ai besoin de repos… Demain,tu me parleras de cette vengeance que tu médites contre cethomme…

Lucrèce se retira. Dès qu’elle fut arrivée dans son appartement,son visage perdit cette expression de pitié et de tendresse filialedont elle s’était masquée devant son père.

Une heure plus tard, un courrier partait pour l’Italie, chargéde remettre à César ce simple mot :

« Il est indispensable que tu viennes à Caprera, touteaffaire cessante. Je t’attends ».

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