Borgia !

Chapitre 58À L’AVENTURE

Pendant ce temps, le pauvre Ragastens se morfondait. Mais commec’était un esprit actif, tout en se morfondant, il agissait. Lepremier coup avait été rude, certes. Et la gloire qu’il venaitd’acquérir ne balançait pas en lui le chagrin profond de ladisparition de Primevère.

Dès qu’il fut revenu à lui, Ragastens prit à part la vieillesuivante qui avait annoncé le malheur et l’interrogea longuement.Mais elle ne put que confirmer son récit. L’officier qui était degarde au moment où Béatrix était sortie ne put lui-même apporter aumystère aucun éclaircissement.

Brisé par les fatigues de la journée, désespéré, Ragastensrentra chez lui et finit par s’endormir d’un lourd sommeilentrecoupé de cauchemars. Le lendemain matin, il vit entrer dans sachambre Giulio Orsini.

– Mon cher ami, lui dit celui-ci, le conseil des chefs serassemble au palais. Il s’agit maintenant d’aviser aux moyens deprofiter de la victoire. César est en pleine déroute. Son armée sedébande. Nous allons marcher sur Rimini, puis sur Bologne,Piombino… C’est l’Italie délivrée… Nous avons pensé que vous deviezprendre le commandement des troupes alliées.

– Je ne viendrai pas au conseil, répondit Ragastens.

– Que dites-vous ? s’écria Orsini stupéfait.

– Je dis que je refuse le titre glorieux que vous et vosamis voulez m’offrir ; je dis que je vais dès ce matin quitterMonteforte. Ma vie est prise : la jeune comtesse a disparu deMonteforte ; je la retrouverai ou je succomberai à latâche.

Orsini, tout attendri, tendit la main à Ragastens :

– Pardonnez-moi, mon ami… Oui, vous avez raison, et jen’aurai pas le triste courage d’ajouter un mot pour essayer de vousdissuader…

» En tout cas, n’oubliez pas ceci : nous laissons dansMonteforte une garnison de trois mille hommes. Cette petite arméeest à votre disposition, à votre premier signal. Quant à l’argentdont vous pourriez avoir besoin, mes coffres vous sont ouverts etmon intendant viendra tout à l’heure prendre vos ordres.

Les deux amis échangèrent une fraternelle poignée de mains dansune chaude étreinte. Puis Orsini se retira en secouant tristementla tête. En effet sa conviction, comme celle de tous les chefs,était que la princesse Béatrix avait péri victime de sa téméritébien connue.

Chez Ragastens seul, la foi demeurait inébranlable. Primevèredisparue, oui !… Morte, non ! Tous ses soupçons avaientfini par se concentrer autour de ce nom : LucrèceBorgia !

Ragastens soupçonnait Lucrèce Borgia, mais il lui eût étéimpossible de formuler nettement son soupçon. Seulement, il sedisait avec force que Béatrix vivait, qu’elle l’attendait, et ilétait résolu à la chercher…

Il appela Spadacape et lui donna ses ordres en vue d’un longvoyage. À ce moment parut l’intendant de Giulio Orsini qui venaitse mettre à sa disposition. Ragastens fit remplir de ducats lessacoches du cheval de Spadacape. Il eût cru faire injure à l’amitiéd’Orsini en ne puisant pas, comme il avait dit, dans sescoffres.

Bientôt après, il se mit en route, suivi de Spadacape. MaisGiulio Orsini lui avait ménagé une surprise. Au moment où ilfranchit le portail du palais Orsini qu’il habitait, il vit dans larue une double haie de soldats qui rendaient les honneurs.

Ce fut donc au milieu des acclamations des soldats et de lafoule que Ragastens s’avança.

Près de la porte, il trouva les chefs qui l’attendaient, massés,et qui le saluèrent de leurs vivats. Ragastens violemment ému nevoulut pas s’arrêter. Il se contenta de crier :

– Au revoir !

Et lançant son cheval au galop, il s’éloigna rapidement.

– Où allons-nous, monsieur le chevalier ? lui demandaalors Spadacape.

– À l’aventure ! répondit Ragastens.

Le mot était à peu près exact. Ragastens n’avait qu’une seule etunique indication. Lorsque le chevalier avait demandé à l’officierpar où était partie la jeune princesse, il avait répondu :

– Par là !…

Il avait désigné son chemin qui contournait les remparts deMonte-forte pendant un quart de lieue avant de s’enfoncer dans lacampagne. Comme indice, c’était vague. Mais Ragastens dut s’encontenter. Il se lança donc dans le chemin qui lui avait étéindiqué.

Au bout d’une heure de trot allongé, Ragastens se trouva enprésence d’une ferme isolée. Il n’avait jusque-là rencontré niauberge, ni habitation de quelque nature qu’elle fût. Il mit doncpied à terre et entra dans la grande salle de la ferme.

Une vieille femme filait un rouet. Près d’elle, un gamin d’unedouzaine d’années tressait de l’osier. Les hommes étaient sansdoute aux champs.

– Paix et salut à vous, ma bonne vieille ! fitRagastens selon la formule usitée.

– Paix et santé ! répondit la vieille. Andréa, vachercher une cruche de piquette fraîche pour l’étranger que Dieunous envoie…

– Merci, bonne femme ! Je n’ai besoin de rien… de rienque de quelques renseignements.

– Parlez, monsieur, dit la paysanne, et si cela est en monpouvoir, je vous satisferai.

– Avez-vous vu passer depuis cette nuit, près de minuit ouune heure du matin, une jeune dame probablement à cheval ?

– Je n’ai rien vu ! dit-elle en faisant un signe decroix.

Ragastens avait noté un tressaillement. Il avait encore mieuxnoté le signe de croix. Il n’ignorait pas que le signe de croixaccompagne généralement le mensonge pour lequel il demande pardon àDieu.

Ragastens fut donc persuadé que la vieille avait vu quelquechose. Il reprit d’un ton plus sévère :

– Ainsi, vous n’avez vu personne passer sur la route cettenuit, ou ce matin ? Et personne n’est entré dans votreferme ?…

– Bien certainement, personne, monsieur ! fit lavieille.

Et là-dessus, nouveau signe de croix plus fervent que lepremier.

– Grand’mère ! s’écria à ce moment le gamin, et labelle dame qui est venue, tu l’oublies donc ?…

– Tais-toi, Andréa !… Cet enfant ne sait pas ce qu’ildit, monsieur…

Ragastens, se tourna vers la vieille fermière :

– Pardonnez-moi, madame, dit-il. Malgré tout le respect quem’inspire votre grand âge, je serai forcé de me livrer à quelqueviolence, si vous ne me dites la vérité. Sachez qu’un grand crime aété commis. Vous êtes sur le territoire d’Alma et vous dépendez dela justice de Monteforte. Si vous ne me dites toute la vérité, ilest probable que dès ce soir vous serez arrêtée ainsi que tous leshabitants de cette ferme.

– Seigneur Jésus, ayez pitié de nous !… Commentfaire ?… Car elle nous a menacés de mort…

– Et moi je vous jure qu’il ne vous arrivera rien de mal sivous dites la vérité. Songez que si le comte Alma est assezpuissant pour vous protéger, sa colère aussi pourrait vous coûtercher…

– Eh bien oui, monsieur, il est venu une dame, voiciquelques jours…

– Qui est cette dame ?

– Je l’ignore… C’est la vérité même… Elle nous a demandé deloger ici une voiture et quatre soldats, en nous payant bien…

– Continuez !… fit rudement Ragastens, voyant que lavieille hésitait.

– Elle nous a demandé de lui laisser pour une nuit, lagrande salle de notre ferme, en nous faisant jurer que nous nechercherions pas à savoir ce qui s’y passerait… Et pour cela ellenous a aussi donné de l’argent.

– Après ?… Elle est venue la nuitd’avant-hier ?

– Oui, fit la fermière terrorisée.

– Seule ?…

– Non… Avec une autre dame.

– Achevez ! dit-il en pâlissant… Que s’est-ilpassé ?…

– Nous avons entendu comme un bruit de discussion… puis lessoldats sont entrés, ils ont saisi la jeune dame… Ils l’ont misedans la voiture… et tous sont partis…

– Dans quelle direction ? haleta Ragastens.

– Vers le bas de la montagne…

Ragastens n’en entendit pas davantage ; il se précipita audehors et sauta à cheval.

– Lucrèce ! gronda-t-il en se lançant au galop dans ladirection indiquée… Elle l’a enlevée !… Ah ! je lui aipardonné par deux fois !… Mais malheur à elle, maintenant…

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