Borgia !

Chapitre 51SOIS BRAVE, FIDÈLE ET PUR

Ragastens, le soir de ce jour où il avait été crééchevalier-preux et avait reçu l’accolade du prince Manfredi, sedirigea vers le palais du comte Alma.

Une sorte de remords angoissé lui venait, non de son amour, maisde la démarche qu’il allait encore tenter et que, malgré tous sesraisonnements, il se sentait incapable de ne pas exécuter. Eneffet, toute la journée, il s’était dit : « Je n’iraipas ! »

Mais, lorsque vint le soir, il commença à piétiner avecimpatience dans sa chambre. Bientôt, il sortit et il se dirigeasans hésitation vers l’endroit des grilles qu’il avait déjàescaladé.

Là, il attendit que tout fût devenu silencieux dans le palais etque l’heure fût arrivée où il supposait que Primevère serait à saplace habituelle. Enfin, il franchit la grille, passa par les mêmesallées où il avait déjà passé, aboutit au même point et revitBéatrix au même endroit.

Il s’avança aussitôt vers elle. Elle l’attendait en effet. Ellele vit arriver et sourit. Ce qu’ils se dirent…

Le moment vint, pourtant, où il fallut se séparer. Après undernier adieu, Primevère s’éloigna lentement vers le palais.Ragastens demeura sur place, immobile, pétrifié par son bonheur et,depuis longtemps, elle avait disparu, lorsqu’avec un profondsoupir, il s’éloigna, lui aussi.

Comme il allait atteindre la grille, il lui sembla qu’onmarchait derrière lui. Il se retourna vivement. En effet, quelqu’unvenait derrière lui !

Ce quelqu’un ne songeait pas à se cacher. Ragastens vit sa hautesilhouette flottante dans l’obscurité. Vivement, il se jetaderrière un arbre et attendit que l’homme eût passé. Mais l’hommene passa pas !… Il s’arrêta devant l’arbre, et, en faisant letour s’arrêta près de Ragastens.

– Le prince Manfredi ! murmura celui-ci, frappé devertige.

Le vieillard, les bras croisés, les yeux flamboyants, sa grandetaille légèrement courbée, le regardait ardemment. Ragastenscomprit qu’il savait !…

Éperdu d’épouvante – non pour lui, mais pour Béatrix ! – ilfit un suprême effort pour rassembler ses esprits.

– Prince… commença-t-il.

– Pas un mot ! dit le vieillard d’une voix si changéeque Ragastens la reconnut à peine. J’ai tout vu, j’ai tout entendu.Bénissez le ciel que je conserve mon sang-froid et que, pour éviterun scandale, une tache à mon nom, je ne vous tue pas ici comme unchien ! Demain… chez moi… je vous attends…

– J’y serai, prince ! dit Ragastens tout à coup ramenéau calme par les paroles de Manfredi.

– J’y compte, monsieur, s’il vous reste une parcelled’honneur et de dignité !

– J’y serai ! répéta Ragastens avec hauteur.

Et il salua le prince d’un grand geste. Puis, sans prendre deprécaution, désormais inutile, il marcha droit sur la grille qu’ilfranchit. Bientôt, il était rentré chez lui.

La nuit fut affreuse pour lui. Il la passa à combiner desarrangements qui s’écroulaient l’un après l’autre. Le jour vintsans qu’il se fût arrêté à rien de satisfaisant. Seulement, ilavait résolu de prévenir la princesse Béatrix avant de se rendrechez Manfredi.

Mais, lorsqu’il arriva au palais Alma, il eut beau parcourir lesgaleries et les salles où d’habitude il rencontrait Primevère, ilne la vit pas. Rongé d’inquiétude, il fit prévenir le princeManfredi qu’il était au palais, à sa disposition, attendant son bonvouloir. Mais on lui répondit que le prince Manfredi était enconseil secret. Ragastens dut attendre.

Vers midi, on apprit qu’il n’y aurait aucune audience, et lebruit se répandit que le prince Manfredi était gravement malade. Enmême temps, l’un des valets du prince vint se présenter àRagastens.

– Mon maître, lui dit-il, vous prie de le venir trouverdans la soirée.

Ragastens quitta le palais, encore plus agité qu’il n’y étaitentré. Manfredi n’avait nullement assisté à un conseil secret,comme il l’avait fait dire. Dans la matinée, il s’était contenté deprier le comte Alma de retenir sa fille près de lui, toute lajournée, sous des prétextes quelconques. Puis, le vieillard s’étaitpréparé à recevoir Ragastens.

Lorsque, vers cinq heures, on vint lui dire que le chevalierétait à sa porte, il ordonna de faire entrer Ragastens. L’instantd’après, les deux hommes étaient en présence, debout, à un pas l’unde l’autre. Ils se regardaient avec une curiosité maladive, commes’ils ne s’étaient jamais vus…

À ce moment, la grande porte s’ouvrit à deux battants, et unintroducteur, s’avançant jusqu’au milieu du salon, annonçagravement à haute voix :

– Les hérauts d’armes et officiers parlementaires deMonseigneur César Borgia, duc de Valentinois, duc de Gandie, seprésentent pour porter à monseigneur le prince Manfredi, chefsuprême de l’armée alliée, les offres pacifiques de leur noblemaître !…

 

Ragastens n’eut pas un geste. Peut-être n’avait-il même pasentendu. Seulement, il vit la main du prince Manfredi qui retombaitde la garde de son poignard.

Il le vit relever la tête et jeter devant lui un regard où il yavait de la folie. Il suivit alors ce regard. Et il s’aperçut quela porte était ouverte à deux battants.

La grande galerie était pleine d’officiers en armes et deseigneurs. Près de la porte, trois hérauts en hoqueton de cérémoniesonnèrent une fanfare ; puis trois officiers de l’armée deCésar, costumés en guerre, entrèrent dans le salon… Et la porte sereferma.

Toute cette scène, Ragastens la vit comme en rêve. Déjà, leshérauts s’étaient rangés près de la porte. Les officiersparlementaires, ayant laissé leur suite dans la galerie,s’approchèrent du prince Manfredi et s’inclinèrentprofondément.

– Que voulez-vous, messieurs ? demanda le prince d’unevoix brisée, tandis que son regard ne quittait pas Ragastens.

– Monseigneur, dit alors le parlementaire, nous, officiersde l’armée de monseigneur le duc de Valentinois et de Gandie, notremaître, nous venons, de sa part, en tout honneur et toute bonnefoi, vous soumettre une proposition de paix…

Le prince Manfredi, livide, les dents serrées, fit un signe dela tête.

– Voici cette proposition que vous, chef suprême de l’arméealliée, apprécierez selon la haute sagesse et ce grand espritd’équité que l’Italie entière se plaît à reconnaître en vous…Monseigneur César Borgia estime que trop de sang déjà est répanduet que l’heure est venue où les querelles intestines qui déchirentla malheureuse Italie doivent s’apaiser. Il renonce pleinement àtoute prétention sur le comté de Monteforte. Il s’engage à ramenerson armée sur les terres de Rome. Il s’engage, en outre, à ne plusjamais prendre les armes contre Monteforte. Il s’engage à restaurerquelques-unes des principautés qui ont disparu, notamment la vôtre,monseigneur, avec tous les droits, privilèges, prérogatives qui yétaient attachés.

Manfredi écoutait avec stupeur ces offres extraordinaires.

– Contre ces avantages, continua l’officier, monseigneur leduc de Valentinois demande simplement que votre armée soitlicenciée… pour preuve de sa bonne foi, il fournira douze otageschoisis parmi les seigneurs de son entourage. Pour preuve de labonne foi des alliés, il demande, comme c’est justice, qu’on luilivre un otage, et il se contentera d’un seul. Nous sommes chargésde vous le désigner…

– Désignez-le ! fit le prince d’un ton bref.

– Pour donner la mesure entière de ses dispositionsconciliatrices, notre maître n’a pas voulu choisir quelqu’un desseigneurs que vous aimez. Il se contente de l’un de vos officiers,qui n’est même pas de ce pays et que vous connaissez à peine. C’estcelui qu’on nomme le chevalier de Ragastens. J’ai dit, monseigneur.Quelle réponse dois-je porter à l’illustre capitaine que nous avonsici l’insigne honneur de représenter ?…

Le prince Manfredi fut secoué d’un long tressaillement. Ilregarda Ragastens.

Celui-ci s’était croisé les bras. Ses yeux, étincelantsd’insolence volontaire, de défi, d’arrogance cherchée, allaient duprince Manfredi aux officiers parlementaires.

Une joie terrible agita le vieux Manfredi. Il tenait savengeance. Une vengeance affreuse, comme il n’eût pu en imaginerune plus complète.

– Nous attendons, prince ! reprit l’officier deBorgia.

Ragastens fit un pas vers Manfredi. Et, les bras toujourscroisés, les yeux dans les yeux, d’une voix basse, empreinte d’unmépris hautain, il murmura :

– Qu’attendez-vous pour me livrer ?

Le prince demeura un instant comme écrasé. Son visage devintplus livide encore.

Il sentait sur lui le souffle de Ragastens. Et il lui semblaitque ce souffle l’emportait dans une tempête de mépris. Enfin, il seredressa et étendit le bras. Ragastens se dirigea vers lesparlementaires comme si, déjà, il eût été prisonnier.

– Messieurs, dit alors le prince, voici ma réponse.

La voix du vieillard était étrangement calme. Une sorted’auguste solennité s’était étendue sur sa figure qui, l’instantd’avant, était ravagée par les secousses de la passion.

– Ma réponse, continua-t-il, c’est celle que vous feraittout homme de sens. Vous donner le chevalier de Ragastens, ce neserait pas seulement une lâcheté…

Les parlementaires firent un geste.

– Attendez, reprit le prince. Nul de vous n’ignore la hainepersonnelle de César Borgia contre M. de Ragastens. Venirme proposer, à moi chevalier de l’ordre des Preux, de livrer unennemi à son ennemi mortel, c’est m’insulter gravement.

– Prince ! interrompit l’officier avec hauteur.

– Je n’ai pas fini, dit Manfredi avec la même majesté. Laraison que je viens de vous donner, vous ne la comprenez pas, sansdoute. Capables de faire appel à la félonie, vous et votre maître,vous êtes incapables de comprendre la loyauté. Je vais donc vousdonner, comme je vous le disais en commençant, une raison de simplebon sens.

Les officiers parlementaires étaient blancs de fureur. Quant àRagastens, il se demandait s’il rêvait.

– Voici, messieurs, acheva Manfredi. Allez dire au princeBorgia que le chevalier de Ragastens est le seul que je ne puissepas lui livrer, parce que, dès ce moment, je le désigne pourprendre le commandement de notre armée, au cas où je viendrais àsuccomber dans une bataille.

– Prince !… s’écria Ragastens, bouleverséd’émotion.

Mais Manfredi lui imposa silence d’un geste. Puis, s’adressantaux envoyés de César :

– Allez, messieurs. Nous n’avons plus rien à nous dire.

Les trois officiers saluèrent. La grande porte fut ouverte. Leshérauts sonnèrent une brève fanfare. Puis les parlementairestraversèrent la galerie, suivis de leur escorte.

Cependant, le prince et Ragastens étaient demeurés seuls. Lechevalier, le cœur gonflé, vaincu par la magnanimité de sonadversaire, contempla un moment le vieillard avec une sorte devénération.

– Monsieur, vous ne me devez pas de gratitude. C’est pourmoi-même que j’ai agi… j’ai voulu obéir à la devise de l’ordreauquel j’appartiens : Brave, fidèle et pur !

– Cette devise, fit Ragastens d’une voix brisée parl’émotion, vous obligeait peut-être à ne pas me livrer à César,elle ne vous forçait pas à me créer votre successeur.

– Jeune homme, vous ne m’avez pas compris… Je vais doncvous expliquez clairement ce que j’attends de vous.

– Parlez, monseigneur. D’avance, je souscris à vosdésirs.

– Oui !… Je sais qu’on peut se fier à votre parole.Jurez donc, monsieur, que vous respecterez ma volonté.

– Je vous le jure par mon nom, dit Ragastens gravement. Jevous le jure sur cet insigne d’honneur et de chevalerie que vousavez mis autour de mon cou.

– Bien ! dit le vieillard avec une sombresatisfaction. Je vous demande donc tout d’abord de ne jamais luirévéler, à elle, ce qui s’est passé entre nous.

– Je vous le jure…

– Ceci, dans le cas où un hasard vous remettrait en saprésence. Mais je vous demande maintenant de ne pas chercher à larevoir, moi vivant.

Ragastens eut une seconde d’hésitation.

– Je vous le jure, dit-il enfin. Vous avez acquis sur moides droits dont vous usez cruellement, monsieur !

– J’en use avec clémence, répondit le vieillard.

Mais, se remettant aussitôt, il poursuivit :

– Monsieur, dans l’abominable situation que vous m’avezfaite, je n’ai pu songer à un duel que vous n’auriez pas accepté.Cependant, votre vie m’appartient.

– Elle est à vous, dit Ragastens fermement.

– Si votre vie est à moi, reprit le prince avec unefroideur glaciale, j’ai donc le droit d’en disposer à mongré ?…

– Oui, monsieur.

– Eh bien, voici ce que j’ai résolu : à notreprochaine rencontre avec César Borgia, vous vous ferez tuer…

Ragastens tressaillit. Il eut une révolte instinctive. Maissourdement, il répondit :

– Je me ferai tuer !

Le vieux Manfredi eut un regard d’admiration pour l’homme qui,sur un ton aussi simple, faisait une aussi formidable réponse.

– J’ai votre parole, dit-il.

Ragastens fit un signe de tête.

Ragastens salua profondément le vieillard et sortit.

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