Borgia !

Chapitre 8LE MOINE À L’ŒUVRE

Après la pompeuse et ironique présentation du baron Astorre, lafoule des courtisans s’était tournée vers le nouveau venu. Lechevalier salua avec cette grâce impertinente dont il avait lesecret.

– Messieurs, dit-il avec une modestie qui frisait de prèsl’insolence, M. le baron Astorre est trop bon de vous rappelerl’avantage que j’ai eu de le toucher six fois de suite.

Astorre pâlit et, par un regard circulaire, implora l’aide deses amis. Il était évident que, sur le terrain des allusions, iln’était pas de force à lutter avec le chevalier. Un jeune hommes’avança et, saluant Ragastens :

– Ainsi, monsieur le chevalier est venu… Comment as-tu dit,Astorre ? Pour nous enseigner l’escrime ?

– À votre disposition, monsieur, fit Ragastens avec sonimperturbable politesse.

– Prends garde, cher Rinaldo, dit Astorre en riant.Monsieur porte un nom terrible : il s’appelle le chevalier LaRapière.

Il y eut des éclats de rire tout autour de Ragastens.

– Ma foi ! s’écria Rinaldo, je serais enchanté de voirjusqu’à quel point ce nom est justifié…

– Cela vous sera difficile, monsieur, réponditRagastens.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que je ne veux pas vous battre.

– Dites que vous ne voulez pas vous battre…

– Vous n’y êtes pas… je ne demande pas mieux que de vousdonner la petite leçon dont vous paraissez avoir aussi grand besoinque notre ami, le baron Astorre…

Il s’était fait un grand silence, et chacun attendait la suitede la provocation. Le chevalier continua :

– Malheureusement, j’ai fait hier un serment…

– Celui de ne plus vous exposer ?…

– Voyant combien il était facile de vous toucher, vousautres Romains…

Des murmures menaçants se firent entendre.

– J’ai été pris, continua Ragastens avec son sourire, deremords et de pitié…

– Et alors ? s’écria Rinaldo, livide de fureur.

– Alors, j’ai résolu de ne plus accepter de duel, à Rome, àmoins d’avoir deux adversaires… Pour ma rapière, il faut deux épées– au moins !

Trois épées étincelèrent, parmi lesquelles celle de Rinaldo.

– J’en demandais deux, on m’en offre trois… Je les accepte,puisqu’on me les offre !

Aussitôt, il tira sa rapière et tomba en garde. Il étaitrayonnant et superbe d’audace.

– Messieurs, ricana-t-il, pour aujourd’hui encore, ce seraune simple leçon… Vous allez voir comment on fait décrire à troisépées des courbes élégantes dans l’espace… Attention…une !…

L’un des trois spadassins jeta une exclamation furieuse ;son épée venait de lui sauter des mains.

– Deux ! continua tout à coup le chevalier.

C’était l’épée de Rinaldo qui sautait. Fendant le cercle desspectateurs, il courut après l’arme. L’épée était tordue…

Au moment où il se baissait pour la ramasser, un moine qui,debout dans un coin obscur, notait les phases de cette passed’armes, s’avança vers lui. Il entr’ouvrit son manteau et, tendantune épée nue à Rinaldo :

– En voici une, dit-il, qui ne se tordra pas. Pourl’honneur de Rome, pour notre salut, touchez cet insolent…

Rinaldo n’écoutait plus. Il avait saisi l’arme qu’on lui tendaitet, s’élançant vers le chevalier de Ragastens, il tomba en gardedevant lui au moment où il s’écriait :

– Trois !

Son troisième adversaire, en effet, venait d’être désarmé.

– Ah ! fit Ragastens en se tournant vers Rinaldo, ilparaît qu’une leçon ne vous suffit pas… J’aime cette ardeur…Tiens ! Vous avez une épée neuve ?… Je croyais avoirtordu la vôtre…

Rinaldo ne disait rien et s’escrimait froidement, résolu àtoucher au moins une fois l’indomptable chevalier.

– Je vois que vous n’avez pas bien compris, repritcelui-ci… Tenez, regardez bien… Je commence par vous endormir lepoignet par ces battements… bon !… Puis, par cette série dedoublés, je lie votre épée… un dernier coup… et… ça faitquatre !…

Une fois encore, l’épée venait de sauter… Elle décrivit unecourbe et alla retomber par-dessus le cercle des spectateurs… Onentendit un léger cri : l’arme, en retombant, venaitd’égratigner à la main un laquais qui passait.

– Ce n’est rien ! fit le moine en s’élançant vers lelaquais. Tais-toi et suis-moi. Je vais te guérir cela àl’instant.

Le laquais suivit le moine, très étonné, car l’égratignure, àpeine visible, n’offrait rien de grave.

Pendant ce temps, un remous s’était opéré dans le cercle descourtisans. Toutes les têtes se découvraient. César Borgia venaitd’apparaître.

– À cheval, messieurs, dit-il… À cheval, aujourd’hui, pourla cérémonie funèbre qui nous attend… Mais, dans quelques jours, àcheval pour la bataille !…

Un grand vivat s’éleva, et la cohue entoura César.

– Oui, messieurs, continua celui-ci ; sous peu nouspartons… que chacun soit prêt au plus tôt pour une campagne quisera dure… En attendant, allons enterrer mon bien-aimé frèreFrançois… M. le chevalier de Ragastens, ajouta-t-il enapercevant le chevalier, vous vous tiendrez près de moi, vousentendez ?… Messieurs, je vous présente M. le chevalierde Ragastens, mon ami… l’un des meilleurs !

Aussitôt, César se dirigea vers le grand escalier d’honneur quiaboutissait à la cour du château. La foule des courtisans le suivitavec un grand cliquetis d’épées et d’éperons.

Des mains nombreuses s’étaient tendues vers Ragastens. Les unss’empressaient à saluer en lui un favori du maître. D’autres,simplement heureux de témoigner une sympathie à sa vaillance.

 

Dom Garconio – le moine qui avait tendu une épée neuve à Rinaldodésarmé – dom Garconio avait entraîné le laquais que cette épéevenait d’égratigner légèrement à la main. Mais il n’avait pas faitvingt pas que l’homme s’arrêta soudain, comme frappé d’un vertige.Il devint livide. Une mousse apparut au coin de ses lèvres. Ilvoulut parler. Mais sa gorge ne put émettre qu’une sorte de criguttural. Puis ses genoux fléchirent et il s’abattit.

Garconio, penché sur lui, suivait attentivement les phases del’agonie. Cette agonie fut courte.

– Bien, murmura Dom Garconio… Selon mes prévisions, lepoison paralyse la langue dès que ses effets commencent à seproduire… Donc, pas de bavardages inutiles au moment de l’agonie…Mais, d’autre part, cette agonie vient beaucoup trop vite… j’avaiscalculé qu’elle se produirait au moins deux heures après lablessure… Il faudra modifier le dosage…

Puis, Garconio ayant jeté un dernier regard sur le cadavre, s’enalla lentement, la tête penchée, absorbé par de savantscalculs.

 

Les funérailles de François Borgia, duc de Gandie, avaient eulieu en grande pompe. Après la messe solennelle célébrée àSaint-Pierre, le corps avait été promené par la ville, enprocession.

Il était environ cinq heures lorsque, ayant fait le tour de laville au son des cloches de toutes les églises, le cercueil futramené à Saint-Pierre. Là, il fut fermé et le cadavre fut déposédans un des caveaux de la crypte.

Sur tout le parcours, des cris retentirent, comme s’il y eût euun commencement de sédition. À ces cris, César qui, jusque-là,avait paru s’absorber en une profonde méditation, releva latête.

– Oh ! oh ! fit-il, nos Romains sont biencourageux aujourd’hui ! Ils osent me regarder enface !…

Mais aussitôt il s’aperçut avec stupéfaction que ce n’était pasvers lui que convergeaient les mille menaces jaillies de lafoule.

– Corpo di bacco, comme dit mon vénéré père… À quien ont-ils donc ?

Près de lui, sur sa droite, comme il le lui avait recommandé, setenait le chevalier de Ragastens. Un peu en arrière, venaitAstorre, favori détrôné, puis Rinaldo, le duc de Rienzi et unecentaine de seigneurs.

César avait jeté un rapide coup d’œil derrière lui. Choseétrange, les courtisans qui, en vingt circonstances pareilles,s’étaient massés autour de lui, l’épée haute, ne bronchaient pas.Et même, il lui sembla que des signes s’échangeaient entre certainsseigneurs et la foule.

César pâlit. Était-il donc trahi ?…

Mais, presque aussitôt, il se rassura.

Non ! Ce n’était pas à lui qu’on en voulait !… Lesclameurs éclataient maintenant, brutales etsignificatives :

– Mort à l’assassin de François !…

– Au Tibre, le Français maudit !…

– Justice ! Au bourreau, le meurtrier !…

Et c’était vers Ragastens que se tendaient les poings. Borgiaeut un mauvais rire.

– Parbleu ! fit-il, entendez-vous,chevalier ?

– J’entends, monseigneur, mais je ne comprends pas.

– C’est pourtant du bon italien…

– Peuh ! De l’italien de bas étage !

– Mais enfin, que leur avez-vous fait ?

– Le diable y perdrait son latin, monseigneur… Holà… ilssont enragés… Attention, Capitan !…

La situation devenait périlleuse. En effet, dans les moments deflux et de reflux de la foule que l’impunité excitait, Ragastensfut tout à coup enveloppé dans un tourbillon et violemment séparéde Borgia.

Le chevalier ramassa les rênes de son cheval et, par unepression des genoux, le mit en garde.

Borgia voulut se retourner et donner l’ordre de charger lamultitude. Mais il se vit entouré de ses courtisans. Rinaldo saisitla bride de son cheval et s’écria :

– Au château, monseigneur ! Tout à l’heure noussortirons en force pour dompter cette rébellion… Maintenant, nousserions écrasés.

Ragastens demeura seul. Il ne se demanda pas pourquoi la foulel’accusait de l’assassinat du duc de Gandie. Il ne vit pas le moineGarconio qui, vêtu en homme du peuple, courait de groupe en groupe.Mais il vit qu’il était cerné de toutes parts.

Et il résolut de vendre chèrement sa vie. La vision de Primevèreflotta un instant devant ses yeux. Il eut comme un soupir deregret.

– Bah ! murmura-t-il, un peu plus tôt, un peu plustard… peu importe ! Montrons à ces faquins comment sait mourirle pauvre aventurier qui n’a pour capital que sa dague et soncourage !

En même temps, il enfonça ses éperons dans les flancs deCapitan. Celui-ci, peu habitué à semblable traitement, se cabra,pointa et finalement détacha coup sur coup une douzaine deformidables ruades. En un clin d’œil, un vaste cercle vide s’étaitformé. Des hurlements de fureur s’élevèrent, mêlés aux gémissementsde trois ou quatre assaillants dont Capitan venait de fracasser lesmâchoires.

Ragastens répondit aux clameurs par un éclat de rire.

Il avait dédaigné de tirer sa rapière qui, d’ailleurs, contrecette masse compacte lui eût été d’un faible secours. Mais,crânement campé sur sa selle, le buste haut, le rire sonore, ilapparaissait comme un Hercule qui eût entrepris de bousculer à luitout seul un peuple de Cacus.

Capitan, tenu dans les rênes par la main de fer du chevalier,piétinait rageusement, écumait, soufflait bruyamment ; sesnaseaux grands ouverts semblaient aspirer la bataille. Tout à coup,Ragastens lui rendit la bride… Le cheval bondit, se rua,tourbillonnant, battant l’air de ses fers…

– Place, faquins ! Place, truands ! tonnaRagastens.

– Mort à l’assassin ! Mort au Français ! réponditla foule dans une clameur délirante.

Des coups d’arquebuse avaient retenti. Mais pas une ballen’atteignit le cavalier qui, dans un tourbillonnement vertigineux,insaisissable, gagnait du terrain vers la place du Châteaumaintenant tout proche… Mais, entre cette place et le chevalier, unrang de forcenés dressait une barrière vivante etinfranchissable.

Ragastens, pourtant, s’avança… Tout à coup, il vit un hommes’approcher en rampant de son cheval. L’homme avait à la main unlarge coutelas.

L’homme allait couper les jarrets de Capitan !…

Ragastens se vit perdu.

À cette minute où sa vie ne dépendait plus que d’une inspirationd’héroïsme fou qui, seule, pouvait le sauver, le chevalier sentitses forces centuplées. À l’instant précis où l’homme au coutelasbondissait sur Capitan, il se baissa, rapide comme la foudre, etsaisissant l’homme par la ceinture, il le souleva, l’enleva, leplaça en travers de sa selle… Cet homme, c’était Garconio !Mais Ragastens ne le reconnut pas. Il ne le regarda pas… Il poussadroit à la barrière vivante, qui redoublait ses invectivesfurieuses et s’ébranlait sur lui…

Alors, Ragastens, lâchant la bride de Capitan, empoigna à deuxmains l’homme qui rugissait et se démenait… Il le souleva jusquepar-dessus sa tête, à bras tendus, se dressa tout droit sur sesétriers et, d’une secousse formidable, d’un effort qui fit craquerses nerfs et ses muscles, il balança un instant le moine, puis, àtoute volée, comme une catapulte, le projeta violemment sur sesassaillants !…

En même temps, il ressaisissait la bride et enlevait Capitandans un élan de tempête. Le cheval, fou de terreur, se ramassa surses jarrets, exécuta un bond prodigieux et, sautant par-dessusplusieurs rangs, alla retomber de l’autre côté de la vivantebarrière et galopa vers la grande porte du château.

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