Borgia !

Chapitre 36DES HONNEURS FUNÈBRES

Lorsque Rosa Vanozzo eut achevé son récit, il y eut dans lacaverne quelques minutes de ce profond et pénible silence faitd’inquiétudes et d’émotions violentes, où la parole devient inutileet impuissante.

Ragastens se reprit le premier et résuma la situation.

– Il ne reste qu’une chose à faire, conclut-il. C’est denous emparer de la jeune femme de notre ami et d’achever, en laréveillant, l’œuvre audacieuse du sauvetage entrepris parmadame…

Il désignait la Maga. Puis, se tournant vers elle :

– Combien de temps le narcotique agira-t-il sansdanger ?… Pouvez-vous le préciser ?

– Deux jours et deux nuits, répondit la Maga.

– Bon !… C’est plus qu’il n’en faut… En effet, sil’enterrement a lieu demain… Du courage, Raphaël… Le plus dur estpassé, que diable !

Au mot « enterrement », Sanzio avait frémi etchancelé.

– Continuez, mon ami, fit-il en se remettant.

– Donc, la cérémonie devrait avoir lieu demain, puisquepour tout le monde, Rosita est morte… Elle n’est vivante que pournous…

» Dès lors, continua le chevalier, les choses deviennentfaciles… Nous attendons la nuit, nous pénétrons dans le petitcimetière de Tivoli et, en quelques minutes, nous réveillons labelle endormie…

– C’est à ce plan que je m’étais arrêtée, dit à son tour laMaga.

– C’est dit ! reprit Ragastens. Eh bien, mes amis,puisqu’il n’y a rien de mieux à faire pour l’heure, et que nousavons tous besoin de forces demain, dormons, pendant que lesestafiers de Borgia battent la campagne… Ou plutôt dormez… car moij’ai un mot à dire à ce pauvre Spadacape, qui nous attend avec leschevaux…

– Le conseil du chevalier est bon, fit Machiavel. Dormons,Raphaël…

La Maga et les deux hommes s’accotèrent comme ils purent pourachever la nuit. Quant à Ragastens, il se glissa au dehors par lafente de rocher que lui avait indiquée la Maga.

Il se trouva alors dans le bas du ravin, près de l’endroit oùl’Anio, tombant à grand fracas, creusait un lac resserré, avant defuir au fond de la gorge, vers la plaine. En face, de l’autre côtédu ravin et tout en haut, se trouvait la caverne que tout à l’heureles sbires du pape avaient envahie.

Ragastens leva les yeux de ce côté… Tout était paisible, dansl’obscurité et le silence. Il commença à escalader les flancsabrupts du ravin, parvint au sommet et examina soigneusement lacampagne. Mais il ne vit rien.

Ragastens s’élança dans la direction de la petite porte par oùil avait pénétré dans l’intérieur du jardin avec la complicité dusieur Boniface Bonifazi. Il ne tarda pas à arriver au petit bois oùSpadacape avait reçu l’ordre de garder les chevaux sellés etbridés, prêts pour la fuite.

– Pourvu qu’ils ne l’aient pas trouvé !pensa-t-il.

Il s’avança avec précaution lorsque tout à coup, près de lui,retentit un hennissement.

– C’est Capitan ! murmura-t-il. Il n’a pas besoin deme voir pour me reconnaître… Mon bon compagnon !…

Un instant plus tard, Ragastens rejoignait Spadacape.

– C’est vous, Monsieur le chevalier ? fit celui-ci. Ily a deux minutes que je me doutais que vous étiez dans le bois…votre Capitan voulait absolument m’échapper…

– Tu n’as rien vu ? demanda Ragastens.

– C’est-à-dire que j’ai entrevu au loin des torches quicouraient, j’ai entendu des cris… puis il m’a semblé qu’un groupede cavaliers sortait de la villa et descendait la montagne. J’aicompris qu’on vous poursuivait et si vous ne m’aviez positivementordonné de ne pas bouger, quoi qu’il advînt, je me serais avancéavec les chevaux, dans l’espoir de vous rencontrer… Ah !Monsieur le chevalier… j’ai bien cru que je ne vous reverraispas !…

– Tu dis que le gros de cavaliers a descendu lamontagne ?…

– J’en suis certain… Aucun n’est monté vers Tivoli.

– C’est donc qu’on suppose que nous avons cherché à gagnerla route de Florence. En ce cas, Tivoli n’est pas surveillé. Toutest à merveille… Tu vas reconduire les chevaux au PanierFleuri et tu attendras là, en disant, si on t’interroge, quenous faisons une excursion à pied parmi les curiosités de lamontagne… Si l’éveil a été donné dans Tivoli, si on y parle de cequi s’est passé à la villa, tu m’attendras ici pour meprévenir.

– J’ai compris.

– Puis, dès la pointe du jour, tu te procureras une voituresolide, attelée de deux bons trotteurs… Voici de l’argent… Ilfaudra que la voiture puisse courir très vite par tous les chemins,et tu auras soin qu’elle demeure attelée, pendant toute la journée…tu inventeras un prétexte quelconque pour expliquer la chose…Enfin, tu me tiendras prêt un habillement complet comme en portentles paysans de Tivoli… Va, demain matin, c’est-à-dire dans trois ouquatre heures, tu me verras… Tu as bien compris ?

Spadacape fit signe qu’on pouvait se fier à lui et s’éloigna,entraînant les chevaux.

Confiant dans les ressources de ruse et d’audace de l’ancientruand, Ragastens regagna plus tranquille la caverne où ils’allongea aussitôt sur un tas de feuilles mortes et dormit àpoings fermés.

Un rayon de soleil filtrait à travers les ronces qui cachaientla fente par où il était sorti et rentré lorsqu’il se réveilla. Ilvit Raphaël et Machiavel qui causaient dans un coin avec laMaga.

– Bonjour ! fit-il gaiement. Déjeunons-nous cematin ?

– J’ai prévu le cas où je serais obligée de séjournerplusieurs jours ici, répondit la Maga… J’ai du vin pour donner desforces et du biscotelto[5] avecquelques tranches de viande fumée.

Ragastens et Machiavel firent seuls honneur à ce modeste repas.Le chevalier rendit compte des dispositions qu’il avait prises avecSpadacape et annonça qu’il allait immédiatement se mettre encampagne.

– Voulez-vous de moi ?… demanda Machiavel.

– Non, il vaut mieux que je sois seul ; c’est mêmeindispensable. À deux, nous risquerions d’être remarqués et toutserait perdu. Ne bougez pas d’ici et, vers la fin de la journée, jeviendrai vous indiquer le moment d’agir.

– Puissiez-vous être heureux un jour et voir vos désirs seréaliser ! dit la Maga avec une étrange solennité. Vousméritez le bonheur.

Ragastens tressaillit.

– À quoi voyez-vous que je désire quelque chose ?demanda-t-il en en essayant de rire.

– Enfant !… Je suis bien vieille et j’ai biensouffert… J’ai appris à lire sur le visage des hommes. Je vois, jedevine qu’un tourment se cache au fond de votre cœur… Et jesouhaite ardemment que vous soyez aimé comme vous le méritez.

Ragastens, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, serra la mainde ses amis et s’élança au dehors, tout pensif.

Il s’engagea dans un sentier qui contournait de hauts rochers.Parvenu en haut du ravin, il constata que rien d’anormal nesemblait se passer dans la montagne. Seuls, quelques chevriersapparaissaient par-ci par-là dans la grande lumière rose du matin…La villa du pape était muette et mystérieuse comme à l’ordinaire.Seulement la cloche de la chapelle sonnant d’intervalle enintervalle jetait dans l’air ses notes mélancoliques…

Il parut évident à Ragastens que les recherches des cavaliers dupape s’étaient portées au loin. Il ne se trompait pas.

Rodrigue Borgia, après le départ de Sanzio, de Machiavel et deRagastens, s’était mis à crier et à appeler au secours. On avaitfini par l’entendre et on l’avait délivré. Le pape, d’aprèsl’entretien qui venait d’avoir lieu, avait supposé que les troishommes connaissaient la Maga, qu’ils savaient en quel coin ellehabitait, et qu’ils se dirigeraient sans doute vers la caverne. Cefut donc là qu’il envoya ses gardes d’autant mieux qu’il voulait dumême coup s’emparer de la Maga. La caverne fut trouvée vide…

Borgia supposa alors que tous les quatre avaient rejoint lagrande route de Florence… Et c’est cette route que ses cavaliersbattaient encore tandis que Ragastens, par un grand détour, gagnaitTivoli. À l’entrée du village, il trouva Spadacape quil’attendait.

– Que dit-on dans Tivoli ? lui demanda-t-il.

– Rien, sinon qu’une personne est morte cette nuit dans lavilla pontificale et qu’on va l’enterrer aujourd’hui.

– Très bien. La voiture ?…

– Prête. Attelée dans la cour du Panier fleuri.Une voiture solide. Des chevaux capables de descendre la montagneau galop. Le vêtement des paysans est prêt aussi.

– Spadacape, tu es un homme précieux !

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, répondit modestementSpadacape.

Tous deux gagnèrent alors l’auberge du Panier fleuridans laquelle ils entrèrent par une porte de derrière, donnant surles champs. Dix minutes plus tard, Ragastens en sortait sans avoirété remarqué, vêtu comme un cultivateur qui s’en va au travail, unebêche sur l’épaule.

Toute la journée, il erra aux alentours de la villa sans laperdre de vue. Enfin, le soleil baissa sur l’horizon.

Il commençait à redouter que la cérémonie funèbre n’eût étéremise au lendemain, lorsqu’il entendit les cloches de la chapellesonner à toute volée.

Bientôt, la porte principale de la villa s’ouvrit toute grande.Plusieurs prêtres apparurent, précédés d’un porte-croix etpsalmodiant les prières des morts. Puis ce fut le cercueil, couvertd’un drap blanc et porté par huit domestiques à la livréepontificale.

Ragastens sentit son cœur battre violemment à la pensée de lajeune fille étendue dans la bière… Il frémit, et, malgré tout soncourage, il ne put se défendre d’un moment de terreur.

Derrière le cercueil venaient une vingtaine de soldats formantescorte, puis enfin les habitants de la villa, suivant enprocession. Le cortège passa à cinquante pas de Ragastens, cachédans les broussailles.

Il se mit à suivre de loin. Lorsque le cortège funèbre entradans Tivoli, un grand nombre d’habitants vinrent s’y mêler.Ragastens put dès lors rejoindre la procession et se confondre dansla foule. À l’église, Ragastens entra comme tout le monde.

Les prières furent chantées. Puis un silence se fit. Le prêtrefaisait le tour du cercueil et, selon le rite, l’aspergeait d’eaubénite. Le cercueil avait été placé au milieu de l’église sur destréteaux. Quatre soldats, l’épée à la main, s’étaient immobilisésaux quatre angles, près de quatre cierges… Enfin, le prêtre regagnal’autel, puis disparut dans la sacristie, accompagné des enfants dechœur, des porte-croix et des autres prêtres.

La cérémonie était terminée. La foule commença à sortir… Enquelques minutes, l’église se trouva vide… Il n’y eut plus, auprèsde Ragastens, qu’une vieille femme qui, elle-même, se disposa à seretirer…

– Eh bien ?… fit machinalement Ragastens, on n’emportedonc pas le cercueil au cimetière ?…

– Comment ? se récria la vieille femme, vous ne savezdonc pas ? Le Saint-Père a décidé que le corps serait enterréà Rome, où une voiture la transportera demain.

– On va la transporter à Rome ? balbutia-t-il.

– Mais oui ! Vous ne saviez donc pas ?… Et SaSainteté, pour faire honneur à la pauvre petite, a décidé qu’unegarde d’honneur veillerait toute la nuit auprès du cercueil…

Ragastens sortit de l’église, livide, chancelant. Il se mit àarpenter lentement la rue, dans la direction du Panierfleuri, tournant et retournant l’effrayante question :comment ouvrir ce cercueil que gardent des soldats !…

À cinquante pas de l’église, il vit un hangar adossé à uneauberge : sous ce hangar, l’escorte qu’il venait de voirpasser s’était arrêtée. Déjà les soldats avaient déposé leurs armeset leurs manteaux de cérémonie. Deux ou trois d’entre eux, enpourpoint, bâillaient devant la porte de l’auberge. Ce hangarallait servir de poste à l’escorte qui, pendant tout le séjour ducercueil à l’église de Tivoli, fournirait la garde d’honneur.Ragastens les compta rapidement. Il y avait seizehallebardiers.

– Et les quatre qui gardent le catafalque, ça faitvingt ! murmura-t-il.

Dans la salle basse de l’auberge, l’officier qui commandait cedétachement était déjà attablé, lutinant une jolie servante quivenait de lui apporter à boire. Ragastens observa tous ces détailsdans un rapide coup d’œil.

– Comment ouvrir le cercueil ?

La question revenait sans trêve, pendant qu’il avait l’air trèsattentif à examiner les hallebardiers, comme un bon badaud quis’étonnait de la présence des soldats dans le paisible village.Puis il s’éloigna.

– Quatre ! pensa-t-il. La relève se fera toutes lesdeux heures… Quatre !… C’est beaucoup, mais pas au-dessus demes forces. L’essentiel sera d’agir sans bruit…

Rentré au Panier fleuri, il se hâta de se dépouillerdes vêtements de paysan que Spadacape lui avait procurés, et repritson costume de cavalier. Il s’aperçut alors qu’il avait grandfaim.

– Fais-moi apporter à dîner, dit-il à Spadacape.

Celui-ci s’élançait… Mais Ragastens le rappela.

– Non, fit-il, inutile : j’ai changé d’idée.

– Monsieur le chevalier a l’air tourmenté… Un bon dîner, aucontraire, ne gâterait rien…

– Je sais, je sais… Aussi ne renoncé-je pas à dîner.Seulement, je dînerai ailleurs, voilà tout !…

– Vous sortez, monsieur ?

– Oui. Toi, veille et attends ici.

– Et la voiture ? Faut-il la conserver ?

– Plus que jamais. À propos, Spadacape, te chargerais-tu,le cas échéant, d’étourdir un homme d’un seul coup de poing, defaçon qu’il tombe sans même pouvoir crier ?

– Heu !… Cela m’est arrivé, monsieur…

– Et s’il te fallait étourdir deux hommes ?

– On peut essayer… Oui, je crois pouvoir répondre de deuxhommes qui ne seraient pas prévenus… Mais, monsieur, si le coup depoing ne réussissait pas ?

Ragastens tressaillit. L’idée de tuer les quatre factionnairesse présenta à lui pour la première fois. Et cette idée lui causaune insurmontable horreur…

– Que faire ? songea-t-il, pâle d’angoisse.

Et il s’en alla sans répondre à la terrible question deSpadacape. Il se dirigea droit sur l’auberge dont le hangar servaitde corps de garde improvisé aux hallebardiers. Il entradélibérément dans la salle commune.

L’officier était toujours là. Ragastens se mit à appeler, envociférant, de manière à concentrer sur lui l’attention del’officier.

– Tudieu ! Ventrebleu ! Cordieu !Corbacque !

– À la bonne heure ! cria l’officier qui, dans uncoin, était attablé devant un dîner qu’on venait de lui servir.

« Si cet officier vient de Rome, et s’il m’y a vu, il va mereconnaître, pensa Ragastens. Voyons. »

Et il continua ses appels furieux en frappant du pommeau de sonépée sur une table. Deux ou trois servantes accoururent,effarées.

– Que faut-il servir à monsieur le cavalier ?

– À dîner, corbacque ! Je meurs de faim !Morbleu ! Plus vite que cela ! C’est déjà bien assez queje sois forcé de dîner seul… S’il faut encore attendre !…

L’officier se leva et vint droit sur Ragastens.« Attention ! » se dit celui-ci.

– Monsieur, dit l’officier en saluant, je vois que vousêtes homme d’épée…

– En effet, monsieur…

– Cela vous ennuie de dîner seul ?

– Cela m’assomme, monsieur ! À Naples, d’où je viens,nous avons l’habitude de mener une vie pas trop triste… Nous sommesquelques-uns qui aimons la franche ripaille autant que les bonscoups d’estoc… Vous comprenez mon ennui…

– Eh bien, monsieur, s’écria l’officier épanoui,figurez-vous que je suis exactement dans la même situation quevous !… Vous plairait-il d’associer nos deux ennuis et departager mon dîner ?…

– Ma foi, monsieur, voilà une invitation qui metouche !… Je suis tout vôtre !… À une condition,pourtant…

– Laquelle, monsieur ?

– C’est que vous me permettrez de vous traiter en ami,c’est-à-dire que j’entends payer la dépense.

– Je n’y vois aucun inconvénient, si vous me permettez deme charger des vins, fit l’officier de plus en plus ravi. À table,donc, mon cher hôte.

– Il ne me reconnaît pas, se dit Ragastens en s’asseyantvis-à-vis de l’officier.

Il reprit tout haut :

– Pourriez-vous mon cher monsieur, m’expliquer comment ilse fait que je trouve un officier de hallebardiers pontificaux danscette auberge de village ? Vous venez de Rome,peut-être ?

– Rome ! fit l’officier en soupirant. Il y a six moisque je n’y ai pas mis les pieds. Vous voyez en moi un exilé…

– Exilé !… Auriez-vous encouru quelquedisgrâce ?…

– Non, c’est une façon de parler. Sa Sainteté m’a commis aucommandement des hallebardiers de sa villa de Tivoli… Et vouspensez si je m’y ennuie. Sa Sainteté vient d’y arriver. J’espèrebien rentrer à Rome avec elle. Monsieur, je bois à vous.

– À vous, monsieur ! Ce porto est sublime. Mais,puisque le Saint-Père est à sa villa, pourquoi êtes-vousici ?

– C’est toute une histoire ! Il y a eu cette nuitd’étranges événements à la villa…

– Racontez-moi cela un peu…

– D’abord, Sa Sainteté a failli être enlevée.

– Enlevé ? Le Saint-Père ?…

– Positivement ! Par une troupe de bandits qui levoulaient rançonner.

– Voilà qui est étrange…

– C’est le Saint-Père lui-même qui nous l’a dit, lorsquenous sommes accourus à ses cris… Nous l’avons trouvé dans lepavillon de son jardinier, pieds et poings liés…

– Et que sont devenus les bandits ?

– Qui le sait ? Ils ont disparu, emportés par lediable, peut-être, et encore !… Quand je dis le diable, cen’est pas une vaine superstition qui me fait parler…

– Je n’en doute pas, cher monsieur, bien que ce ne soit pasune superstition de croire au diable ! fit Ragastens,goguenard.

– Tout juste. Vous allez voir. Sur les indications duSaint-Père lui-même, on supposait que ces bandits s’étaientréfugiés dans une caverne, qui jouit d’une assez mauvaiseréputation…

À ce moment, un hallebardier entra dans la salle de l’auberge.L’officier interrompit son récit et, se tournant vers lesoldat :

– Que veux-tu, toi ?… Ne peut-on boiretranquille ?

– Lieutenant, je viens vous prévenir qu’il est l’heure deremplacer la garde d’honneur. Vous m’en avez donné l’ordre…

– C’est bon !… File… Le hallebardier disparut.

– Voilà les plaisirs de la corvée ! Dire que, toute lanuit, je vais avoir à me déranger de deux heures en deuxheures !… Mais où en étais-je ?…

– À la caverne mal renommée…

– Ah oui ! Eh bien, c’est là que les brigandss’étaient réfugiés, en compagnie d’une vieille sorcière, leurcomplice… Nous arrivons à la caverne : pluspersonne !

– C’est miraculeux !

– Comme vous dites, cher monsieur. Tout le pays étaitoccupé, la caverne cernée… À moins de supposer qu’ils ont, de boncœur, sauté dans le gouffre de l’Anio, il faut croire que le diableles a emportés. Et c’est ce que tout le monde croit ! acheval’officier en vidant son verre d’un trait et en se levant…

– Voilà, certes, d’étranges événements, dit Ragastens.

– Oh ! Ce n’est pas tout ! reprit l’officierd’une voix pâteuse… Tenez, voulez-vous venir avec moi ? Vousverrez quelque chose de curieux…

– Est-ce loin que vous allez ? demanda Ragastens duton d’un homme qui ne tient pas à interrompre son dîner.

Un tressaillement de joie l’avait agité. Mais cette joie, il ladéguisa sous un masque d’indifférence.

– Tout près, dit l’officier, à l’église !

– Ce n’est pas l’heure d’aller à messe, ni à vêpres !…fit Ragastens en riant.

– Non, mais venez, vous verrez…

– Eh bien, soit ! Pour vous tenir compagnie…

Suivi de Ragastens, l’officier sortit de l’auberge. Devant lehangar, quatre soldats attendaient, la hallebarde au poing. Lapetite troupe se mit en route. La nuit était venue et déjà lesmaisons de Tivoli s’étaient fermées.

Ragastens affecta de marcher près de l’officier et de lui causerfamilièrement, de façon que les soldats pussent bien constatercette intimité. On arriva à l’église.

Les quatre nouveaux factionnaires prirent la place de ceuxqu’ils venaient de relever, puis l’officier revint aussitôt àl’auberge en ramenant les hallebardiers dont le tour étaitfini.

– Vous avez vu ? demanda-t-il à Ragastens, lorsqu’ilsfurent installés de nouveau à table.

– En effet. C’est assez lugubre, ce cercueil avec ceshallebardiers. Comme si le mort devait s’enfuir !…

L’officier éclata d’un rire épais.

– Pas de danger ! Mais le mort est une morte… et cen’est pas pour l’empêcher de s’enfuir que mes soldats montent lagarde… c’est pour lui faire honneur.

– Une morte, dites-vous ?

– Chut !… Il paraît que c’est une parente duSaint-Père… une parente très rapprochée… quelque chose comme safille !

– Hé ! hé ! On dit que le pape, dans son jeunetemps…

– Justement… Et même maintenant !

– En sorte que la défunte ?…

– C’est le fruit d’une de ses passagères amours dont lepape sanctifie parfois les dames romaines… Pauvre petite !Seize ans à peine !

– Vous l’avez vue ?…

– Oui, le soir, dans le jardin. Je commençais même à endevenir amoureux !…

– Diable ! pensa Ragastens, est-ce que cet imbécileaurait le vin idyllique ? Dans ces conditions, poursuivit-il àhaute voix, je comprends la garde d’honneur. Mais, comme vousdisiez, c’est une corvée pour vous !…

– Corvée d’autant plus dure que l’obligation de me dérangertoutes les deux heures va me faire manquer une occasionsuperbe…

– Laquelle ? Contez-moi cela…

– Vous voyez cette petite servante, avec son pied demarquise, sa jupe courte, et ses yeux incandescents ?… Ehbien ! Elle raffole de moi… elle vient de me le dire !…Mais la consigne avant tout !

De minute en minute, Ragastens versait à boire à l’officier.

– Ah ! soupira-t-il en jetant un regard sur laservante qui allait et venait dans la salle, s’il n’y avait pascette maudite corvée !…

– Qui vous empêche de concilier la corvée et l’amour ?fit Ragastens à brûle-pourpoint.

L’officier le regarda d’un air hébété.

– Que voulez-vous dire ? bégaya-t-il.

– Eh que diable ! Entre camarades, on se doit quelquechose !… Je vous remplacerai !…

– Vous ?…

– Moi ! Pourquoi pas ?… Je suis du métier,camarade !

– La consigne ! fit l’officier avec effort pourreprendre son sang-froid. Je ne veux pas…

– Envoyez donc la consigne au diable !… Voyez la joliefille qui tourne vers vous un œil langoureux… Morbleu ! Ilvous faudrait du courage…

– Du courage ?… Oui… j’en aurai… À boire…

Ragastens fit signe à la servante qui s’empressa de venirverser. Il n’y avait plus personne dans l’auberge. Les maîtress’étaient couchés. La porte principale était fermée. Ragastens seleva tout à coup et embrassa la jolie servante sur les deuxjoues.

– Morbleu ! C’est frais, c’est velouté !Ah ! Camarade, je prends votre place, puisque vous gardez laconsigne.

La servante ne se défendait qu’à peine. Ragastens la poussa surles genoux de l’officier.

– Ah ! la friponne, fit-il, elle ne veut pas demoi…

– Oui, hoqueta l’autre, elle m’aime…

– Allez donc dormir… je suis là pour la consigne !

L’officier se leva en titubant et s’appuya au bras deRagastens.

– Tu es un véritable ami… Comment t’appelles-tu ?

– Que t’importe, mon cher !… Profite de l’occasion… jeme charge de tout.

– Non !… Je serais mis en disgrâce… peut-être pisencore !

– Va donc, morbleu ! Je te réveillerai toutes les deuxheures !

– Ah ! Pour le coup, voilà la bonne idée…

– Va, mon cher… Ah ! l’heureux gaillard !

– Eh bien, écoute, fit soudain l’officier. Le mot de passeest… Tibre et Tivoli… Avec cela, mes gaillards feront toutcomme si tu étais moi-même !… Mais tu me jures… toutes lesdeux heures…

– Toutes les deux heures, j’irai changer la garde, et s’ilsurvient un incident, je te réveille !…

– Embrasse-moi, camarade !…

Ragastens donna l’accolade à l’officier et, moitié le poussant,moitié le soutenant, le conduisit à l’escalier que la jolieservante escaladait déjà. Quelques instants plus tard, il entenditune porte s’ouvrir et se refermer.

– Dans cinq minutes, il ronflera, pensa-t-il, et il en apour jusqu’à demain !…

Aussitôt, il passa par une porte latérale sous le hangar. Leshallebardiers l’avaient vu dîner avec leur supérieur ; ilsétaient tous convaincus que Ragastens était un camarade de leurofficier, venu pour lui tenir compagnie. Cette conviction sefortifia lorsque Ragastens, ayant appelé le sergent, lui donna lemot de passe et lui ordonna de désigner les quatre hommes de gardedont c’était le tour de veiller à l’église.

Le sergent s’exécuta et salua Ragastens. Celui-ci frémit dejoie. Le résultat de sa manœuvre était inespéré.

L’heure de changer la garde étant arrivée, Ragastens accomplitcette cérémonie exactement comme il avait vu faire l’officier. Ilexagéra la raideur militaire et son ton rogue donna auxhallebardiers une haute idée de ses capacités. De retour au hangar,il passa en grognant fort l’inspection du poste.

– Qu’on dorme ! fit-il en redoublant de sévérité.Sergent, vous me répondez du bon ordre. Je ne veux pas entendre unmot.

Sur ce, il sortit comme un homme décidé à accomplirméticuleusement sa consigne et qui ne veut pas se laissersurprendre par le sommeil.

Dans la rue, une ombre se dressa près de lui. C’était Spadacape.Ragastens l’entraîna dans une encoignure.

– Monsieur, lui dit alors Spadacape, vos deux amis sont auPanier fleuri, avec une vieille femme, tous trois dans unemortelle inquiétude… Ils m’ont envoyé pour tâcher de voustrouver…

– Bon ! Eh bien, tu vas aller leur dire que tout vabien.

– J’y cours… Annoncerai-je votre retour ?

– Non. Écoute. Peux-tu, sans bruit, amener la voiturejusque sur la petite place de l’église ?

– En mettant de la paille autour des roues et enenveloppant les sabots des chevaux, je réponds du silence…

– Peux-tu être sur la place dans un quartd’heure ?

– Oui, mais ce sera juste…

– Bien, sois donc, dans vingt minutes, sur la place, avecla voiture. Mes deux amis et la vieille femme dont tu parlesdevront être dans la voiture… Surtout qu’ils ne bougent pas avantde me voir.

Spadacape s’élança vers le Panier fleuri et Ragastensse dirigea rapidement vers l’église. Il tenait à être seul.

Que l’un de ces soldats fût pris d’un doute, qu’un soupçonpassât par l’esprit de l’un des factionnaires de la morte et toutétait perdu… Il fallait frapper un seul coup, et que le coupportât…

Les quatre hallebardiers lui apparurent vaguement dans lapénombre. Leurs attitudes affaissées indiquaient que le sommeil lesgagnait. L’un d’eux dormait même tout à fait. Il dormait debout,appuyé sur sa hallebarde et son sommeil était presque aussi profondque s’il eût été dans son lit, comme il arrive aux soldats habituésà rester debout, immobiles, pendant longtemps.

Du fond de l’église, Ragastens examina un instant la situation.Tout à coup, il s’ébranla : il avait trouvé ! Il marchadroit au dormeur et lui mit rudement la main sur l’épaule. L’hommesursauta. Les trois autres prirent aussitôt une raideur destatues.

– Eh bien, mon camarade, fit Ragastens, il paraît que vousdormez !… En faction !… Le cas est grave…

– Mon officier, balbutia le dormeur… la fatigue…

– Il n’y a pas de fatigue pour un bon soldat. Dans macompagnie, reprit Ragastens, pour dormir sous les armes, c’est deuxmois de cachot !… Et dans les hallebardiers ?…

Le soldat pâlit…

– Je vais rendre compte du fait à votre officier, qui m’achargé de le suppléer… Je crois qu’en raison des circonstances, lesdeux mois de cachot risquent fort de s’augmenter…

– Mon officier… je vous promets…

– Mais tu tombes de sommeil… Tu ne peux rienpromettre !… Et vous trois aussi. Allons, allons, je ne suispas si mauvais diable que j’en ai l’air… Allez dormir au poste,marauds !…

Ragastens attendit avec une anxiété mortelle le résultat de cesderniers mots. Les quatre soldats eurent ce regard inquiet etméfiant qu’ont les enfants à qui on propose tout à coup un jouettrop beau.

– Allez dormir, vous dis-je ! Morbleu !Je ne veux pas que mon passage parmi les hallebardiers de notreSaint-Père laisse un mauvais souvenir à de braves gens comme vous…Allez dormir, je vous remplace !… La morte sera, pour cetteheure, gardée par un lieutenant d’arquebusiers : cela vautquatre hallebardiers…

Les quatre soldats eurent encore une hésitation. Ragastenssentit la sueur perler à la racine de ses cheveux.

– Allez dormir… ou je me fâche ! bougonna-t-il.

– Merci, mon officier ! fit soudain le dormeur, qui sedirigea aussitôt vers la porte.

Les trois autres le suivirent en répétant :

– Merci, mon officier !…

Ragastens se mordit les lèvres pour ne pas crier de joie. Iltira ostensiblement son épée, comme s’il se fût préparé à monter lagarde.

Les quatre soldats disparurent… Ragastens courut à la porte del’église… il les vit s’éloigner dans la nuit…

Alors, il attendit quelques minutes, dévoré d’impatience, lecœur lui battant à rompre… Enfin, il lui parut évident que rien neviendrait le troubler dans l’achèvement de son œuvre… À ce moment,un bruit très sourd, à peine perceptible, se fit entendre non loinde lui… La voiture apparut !…

Alors, il rentra et courut au catafalque. En une seconde, il eutarraché le drap mortuaire : la bière apparut éclairée par lescierges…

Il introduisit la pointe de son poignard entre le couvercle etla bière. D’une pesée lente, il souleva le couvercle, puisrecommença près du clou suivant, puis plus loin encore… Unedernière pesée détacha assez le couvercle pour qu’il pût passer sesdeux mains dans la fente…

Ragastens se mit à genoux… Il introduisit ses deux mains dans lalarge fente… Ses muscles se tendirent. Il entendit le grincementdes clous qui s’arrachaient. Brusquement le couvercle sauta.

La morte lui apparut, si blanche, si bien morte en apparencequ’un doute horrible lui emplit l’âme. Il se leva d’une pièce, sanspouvoir détacher ses yeux de la jeune femme et, pendant unevertigineuse seconde, les affres de ce travail macabre ledominèrent. Mais il se secoua, ramené à la réalité par l’imminencedu danger.

Frémissant, il se baissa pour saisir la jeune femme etl’emporter… À ce moment, une main se posa sur son épaule.

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