Borgia !

Chapitre 74SPERANZA !

Depuis le soir où elle avait pu descendre une heure dans lesjardins du château, Primevère n’avait plus reçu la visite deLucrèce Borgia. Sa chambre – sa prison – demeurait fermée.Primevère était maintenant résignée à la mort.

Son plan était d’une terrible simplicité. Elle avait conservéson poignard ; c’était là toute sa défense. Lorsque Césarparaîtrait, elle se poignarderait…

Un soir, accoudée à l’appui de la fenêtre, il lui sembla qu’uneombre s’agitait sous sa fenêtre, au pied de la colossale statuedont elle dominait la tête de bronze. L’ombre, un homme, leva latête vers elle, lui fit un signe. Et ce mot, jeté à voix basse,monta, à peine perceptible.

– Speranza !…

– Espérance ! murmura-t-elle. En est-ilencore pour moi ?… Oh !… Si c’était possible !…

Comme elle prononçait une dernière fois cette parole qui, en unpareil moment, avait un sens si profond, des pas précipitésretentirent dans le couloir…

La porte s’ouvrit violemment. César Borgia parut…

La pensée de Primevère venait d’être entraînée si loin de César,qu’un rire de douleur et de folie éclata sur les lèvres del’infortunée. Elle saisit son poignard et le leva…

D’un bond foudroyant, César s’était jeté sur elle et lui avaitsaisi les deux poignets… Les doigts de Primevère se détendirent,l’arme tomba… Elle se vit perdue !… César n’avait pas prononcéun mot.

La face enflammée de César Borgia était à deux doigts de lafigure de Primevère. Il haletait.

– Je sais bien que tu me hais… mais moi, je t’aime !Tu es à moi !…

Il avança le visage… Primevère eut un brusque retrait du buste,et César poussa soudain un rugissement de rage en lâchant les deuxpoignets. De toute la force de son mépris, Primevère venait de luicracher au visage !…

Il eut la sensation qu’elle allait lui échapper ; ellebondissait vers la fenêtre… Alors il se rua.

– Tu es à moi ! gronda-t-il.

Primevère, haletante, les poignets meurtris, fit une dernièretentative pour repousser le fauve.

– Ragastens ! Ragastens ! À moi ! À moi,Ragastens ! hurla Primevère.

– Me voici !

En même temps, sous une poussée formidable, les vitraux volèrenten éclats, la fenêtre s’ouvrit violemment.

– Ragastens ! vociféra César qui se jeta en arrière,tandis que Primevère tombait évanouie…

Et, tirant un large et court poignard de sa ceinture, il se miten garde. Ragastens marcha droit sur lui.

– Tu vas mourir ! gronda-t-il.

Les deux hommes étaient maintenant à un pas l’un de l’autre,César replié sur lui-même, Ragastens penché en avant, le poignarden arrêt. Au loin, du fond des longs couloirs montait un étrange etinexplicable ronflement… plus loin encore, des clameurs sourdess’élevaient dans la nuit… Ces bruits, ils ne les entendaientpas…

Ragastens, tout à coup, fit un pas… Le bras de César sedétendit… l’acier de son poignard jeta un éclair… la lame traversal’étoffe sans blesser le chevalier. L’instant d’après, il y eut unenlacement farouche… Puis, un piétinement rapide, des grognementsbrefs, puis le geste foudroyant d’un bras… un ah !étranglé, un râlement furieux d’agonisant, un giclement de sang… etRagastens, rouge, horrible, admirable, se releva, se rua, toutruisselant du sang de l’autre… se pencha sur Primevère évanouie, lasaisit, l’enleva dans ses deux bras, et bondit jusqu’aucouloir…

Là il s’arrêta, pantelant… Le couloir était plein d’une âcrefumée noire… Au fond, du côté de l’escalier, des flammes, setordaient en spirales écarlates…

 

Spadacape, descendu de la statue, s’était précipité vers lecouloir indiqué par Giacomo. Au milieu du couloir, il vit soudainune porte s’ouvrir et un homme apparaître. Spadacape tenait sonpoignard à la main… Il allait frapper… une lueur aveuglante qui,tout à coup, éclaira le couloir, lui montra l’homme… C’étaitGiacomo…

– Vous ! s’écria-t-il.

Sans répondre, Giacomo lui désigna la salle d’où il sortait etoù s’enflammait en pétillant l’énorme entassement de fagots… Puisil saisit Spadacape par le bras.

– Vous allez voir ! dit-il.

– Mais lui !… le chevalier !…

– Le feu va prendre sur la façade de derrière… Lui, pourradescendre… s’il se hâte… Mais elle !… Ah !… Quoi qu’ellefasse, elle est morte !… Morte toute la nichée devipères !…

Le vieillard était secoué d’un rire insensé… Spadacape, jetaitun regard angoissé tantôt sur la grande porte, tantôt surl’escalier par où devait descendre Ragastens…

– Regardez ! fit soudain Giacomo.

Du château, partaient maintenant des cris, des appelsdésespérés. Des ombres passèrent, affolées. Les seize hommes degarde à la porte sortirent précipitamment des pavillons et,s’élançant vers le château, se jetèrent dans le couloir queSpadacape venait de quitter…

Giacomo s’élança vers le pavillon des gardes, abandonné pourl’instant, suivi de Spadacape. Des clefs étaient suspendues à unclou. Il les saisit… Quelques secondes plus tard, la grande porteétait ouverte !…

Spadacape avait empoigné l’estramaçon de l’un des gardes quis’étaient précipités vers le feu, laissant là leurs armes. Ainsiarmé, il s’avança au milieu de la cour d’honneur, se dirigeant ànouveau vers l’escalier.

 

L’arrêt de Ragastens devant les flammes ne dura qu’une seconde…Il serra Primevère évanouie contre sa poitrine, ramena les plis dela robe avec un soin méticuleux, alors il marcha droit surl’escalier. Et, dans les flammes, alors, il commença à descendre…De bond en bond, il franchit des rideaux de feu, il arriva en bas,haletant, les sourcils et les cheveux roussis, les mains brûlées,exténué.

– Tuez-le !… Assommez-le !…Poignardez-le !…

Une fenêtre donnant sur la cour d’honneur s’était ouverte, etune femme échevelée, vociférait ces clameurs. C’était LucrèceBorgia !…

Les quelques hommes restés dans la cour entendirent… Ils virentcet homme qui fuyait, les vêtements à demi brûlés, qui fuyaitemportant une femme dans ses bras… Ils s’élancèrent pourl’entourer…

– Place ! Place ! tonna Ragastens.

– Tuez-le ! hurla Lucrèce.

Trois poignards jetèrent des éclairs. Ragastens fonça enavant : l’un des poignards l’atteignit à l’épaule droite etérailla largement les chairs… Il se tourna, écumant, et l’hommepoussa un cri de douleur : d’un coup de dents, Ragastensvenait de trancher à demi le poignet de l’homme…

– Place ! Place !…

Au même instant, un estramaçon tourbillonna… Deux desassaillants tombèrent, le crâne fracassé.

– En avant, maître ! clama Spadacape.

Ragastens bondit vers la porte, qu’il franchit !…

Spadacape passa à son tour, assommant d’un dernier coup ledernier des poursuivants. Giacomo passa… Et il tira sur lui laporte qui se referma lourdement.

– Le signal à la Stella ! râla Ragastens.

Spadacape s’élança en avant. Et Ragastens continua de courirvers la mer. Il serrait dans ses bras la bien-aimée dont la têtepâle reposait sur l’épaule sanglante que le poignard du garde avaitlacérée !…

Là-bas, dans la nuit, sur un rocher, trois feux s’allumèrenttout à coup : c’était le signal que faisait Spadacape aupatron de la goélette la Stella qui, cachée dans unecrique, attendait ses passagers !…

– En avant ! murmura Ragastens, à bout de forces,titubant.

– On nous poursuit ! fit une voix près de Ragastens,celle de Giacomo.

– Embarque ! Embarque ! cria une voix ducanot.

Ragastens se vit sur le rivage… Comme dans un rêve, il aperçutSpadacape et Giacomo dans le canot, les marins, la rame levée… Deslueurs de torches apparurent tout à coup derrière lui…

Ragastens souleva Primevère, il enjamba le bordage du canot quise mit à voler sur les flots, tandis que sur le rivage éclataientles impuissantes malédictions d’une trentaine d’hommes lancés à sapoursuite…

Ragastens, en atteignant le canot, poussa un soupir et tombaévanoui… Le choc réveilla Primevère… Elle jeta autour d’elle unregard d’étonnement, aperçut tout à coup la tête livide, écheveléede Ragastens… Elle ne cria pas !… Elle crut à un rêve !…Et, comme en un rêve, elle saisit cette tête dans ses deux mains,et doucement, longuement, déposa sur le front un baiser où palpitatout son amour !…

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