Borgia !

Chapitre 10LA VIERGE À LA CHAISE

Depuis le départ de son visiteur, la Maga était demeuréeaccroupie dans son coin, près de ses serpents. Une profonde rêveriela tenait les yeux ouverts, fixés sur de flottantes images.

– Voici bientôt le jour ! murmura-t-elle au moment oùle coq chanta, saluant l’aurore.

Elle se leva, alla à tâtons vers un vieux bahut qu’elle ouvrit.Puis elle fit jouer un ressort, et un tiroir s’ouvrit.

Au fond de ce tiroir, ses mains saisirent un coffret en boisd’érable, merveilleusement sculpté, enrichi d’incrustations d’or…Dans le coffret, il n’y avait que deux objets.

Un poignard à lame acérée, de fabrication maure. Le poignardétait très simple et s’emboîtait dans une gaine recouverte develours d’un cramoisi déteint.

L’autre objet était une miniature enchâssée dans un cadre d’orouvragé, orné de diamants et de rubis. Le cadre eût suffi pourfaire la fortune de la Maga… si elle eût voulu le vendre. Cetteminiature représentait un jeune homme vêtu du costume en usageparmi les étudiants espagnols du XVe siècle. La têteétait expressive, empreinte d’un caractère de résolution hautaine,avec des yeux noirs et durs, un front que barrait le trait touffudes sourcils, une bouche ironique, et un air d’incroyable audace,de violente obstination.

Mais ce que ce portrait pouvait dégager de dureté, presque decruauté, s’adoucissait, s’estompait, fondu dans le rayonnement dela jeunesse. La Maga le regardait avec une expression d’infiniedouleur.

– Ô mon amour, ma jeunesse ! murmura-t-elle. Oùêtes-vous ?… Là, dans ce coffret que je n’ai pas osé ouvrirdepuis dix ans… depuis sa dernière visite…

Brusquement, elle tomba sur ses genoux et éclata en sanglots… sabouche frémissante collée sur la bouche froide de la miniature…

– Mère !… Vous pleurez donc encore ?

Une voix d’une incomparable pureté, d’une ineffable tendressevenait de prononcer ces quelques mots. La Maga se releva d’un bond,referma précipitamment le coffret, le tiroir, le bahut et seretourna vers une porte qui donnait sur une pièce voisine.

– Où êtes-vous, mère ? reprit la voix. Je vous aientendue…

La Maga alluma une torche. Et, dans l’encadrement de la porte,apparut une jeune fille d’environ seize ans.

Ce n’était pas une vierge. Elle était la virginité même.

Lorsque la torche fut allumée, la jeune fille, à peine vêtue,les pieds nus, s’avança vers la vieille, jeta autour du cou flétrises bras d’une éclatante blancheur et laissa reposer sa tête sur lapoitrine décharnée.

– Rosita !… mon unique consolation ! fit laMaga.

– Comme votre cœur bat vite, pauvre mère Rosa…

Celle à qui la vieille Maga venait de donner le nom deRosita[3] leva les yeux vers la sorcière. Et il yavait un monde de tendresse dans ses yeux.

– Vous pleuriez, mère Rosa, reprit-elle… Vous avez un grandchagrin, et vous ne voulez pas me le dire… à moi, votrefille ?

La sorcière frissonna.

– Ma fille !… Oui, ma fille… ma seule fille !…Et, sourdement, en elle-même, elle ajouta :

– Que « l’autre » soit maudite pour avoir achevéde briser mon cœur de mère… comme « lui » avait brisé…mon cœur d’amante !…

Elle continua :

– C’est vrai, ma Rosita : j’ai un grand chagrin… unchagrin qui me tue lentement. Mais ce chagrin, je ne dois pas te ledire parce qu’il faudrait, enfant, te raconter ma vie !… Et teraconter ma vie, à moi, ce serait jeter sur ta candeur un voileimpur, ce serait ternir ta joie et ton innocence,comprends-tu ?

– Je ne comprends qu’une chose, ma mère, c’est que je vousaime de tout mon cœur et que je souffre de vous voir souffrir, etque je voudrais connaître vos douleurs pour les partager… pour vousconsoler…

– Ah ! ma Rosita, ta présence seule est uneconsolation infinie… Une seule de tes caresses suffit à me faireoublier pour un moment le mal terrible qui ronge mon âme… Tiens,vois, je ne pleure plus… Et puisque te voilà éveillée, causons unpeu… J’ai des choses à te dire… Depuis longtemps, j’hésitais… lemoment est venu…

Le jour se levait et envahissait le taudis, Rosita s’étaitassise. La Maga éteignit la torche de résine.

– Quelles choses voulez-vous me dire, ma mère ?

– Hélas ! Que ne suis-je vraiment ta mère !

Un nuage de tristesse passa sur le front de la jeune fille.

– Vous l’êtes ! reprit-elle. Vous êtes ma seule mère…puisque la vraie… m’a… abandonnée…

– Oui ! Abandonnée… Et c’est de cela que je veux tecauser, mon enfant.

– À quoi bon, mère Rosa !… Pourquoi éveiller cessouvenirs ?…

– Il le faut, ma fille… Mais, dis-moi, dois-tu alleraujourd’hui à l’atelier de Raphaël ?…

À ce nom, Rosita eut une exclamation de joie. Son visages’éclaira.

– Tu l’aimes donc bien ?…

– Oui, mère Rosa ! Je l’aime de toute mon âme, commeil m’aime… Il est si beau… si bon… Nous avons fixé la date de notremariage, mère !… Sauf votre approbation, bien entendu !Raphaël doit venir demain vous en parler…

– Chère enfant ! Qu’importent les dates !… Soisheureuse, c’est cela seulement qui m’importe… Mais tu ne m’as pasrépondu… Dois-tu le voir aujourd’hui ?

– Non, mère : il a donné avant-hier le dernier coup depinceau à cette Vierge si belle… pour laquelle j’ai posé. Et il m’adit que nous nous reverrions ici, demain… Il a dû porter sontableau à Notre Saint-Père…

– Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.

– Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est biendigne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…

Il y eut un silence de quelques minutes.

Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et queles voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne luiconnaissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur etextasié :

– Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, jeme demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudainecatastrophe…

La Maga tressaillit.

– Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avecangoisse.

– Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyezvous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ansque je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant devous connaître…

– Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeunefille ne l’entendit pas.

– J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdusdans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les unsm’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais mêmepas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui megardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, ellelevait sur mes épaules un lourd bâton…

Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec uneprofonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjàplus d’une fois.

– Cette femme était si méchante qu’on l’appelait laStryga[4] . Je ne lui connaissais pas d’autre nom,et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi lesgens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’estresté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plussouvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !…J’étais maigre à faire pitié… La Stryga me donnait à peine àmanger… Quelquefois, je disputais au chien les restes qu’elle luijetait… Un jour, je crus que ma dernière heure était venue… J’avaisvu au four de la Stryga des pains qui me faisaient bien envie… Il yavait si longtemps que je n’en avais mangé ! J’avais faim…j’attendis la nuit… je me glissai vers le fournil… je volai unpain, un tout petit… Au moment où j’allais me sauver dans la nicheoù je couchais sur un peu de paille, la Stryga se dressa devantmoi ! Elle m’avait épiée… elle m’avait vue !… Elle mejeta par terre d’un seul coup… j’étais si faible !… puis elleme piétina… et enfin, se baissant sur moi, elle me mordit si fortque le sang jaillit !… Glacée d’horreur et d’épouvante, jem’évanouis… Lorsque je me réveillai, j’étais ici, dans vos bras,mère Rosa… et vous sanglotiez… tenez… comme vous sanglotezmaintenant !… Pourquoi pleurez-vous, mère ?… Ces chosessont passées…

– Mais ce souvenir me brûle comme un fer chaud…

– Bonne mère Rosa ! s’écria la jeune fille. Suis-jeassez sotte d’augmenter ainsi vos chagrins, en vous parlant dechoses que vous auriez ignorées… si je ne vous les avais racontées…Chassez ces souvenirs, mère… c’est fini…

– Ce qui n’est pas fini, c’est le remords, dit lavieille.

– Le remords ? s’exclama la Fornarina.

– Pussé-je te faire horreur ! Ce serait une justepunition !

– Mère ! balbutia la Fornarina, quel vertige voussaisit ? Revenez à vous… vos paroles m’épouvantent…

– Et pourtant, il faut que tu saches ! fit la Maga ense tordant les bras et s’agenouillant. Maudis-moi, Rosita !…Car ce fut moi ton bourreau…

– Vous maudire alors que vous m’avez sauvée, alors que parvous j’ai connu la douceur de vivre, d’aimer et d’être aimée…

– Écoute… c’est moi qui t’ai livrée à la Stryga !…

– C’est un affreux rêve ! bégaya la Fornarina.

– Non seulement je t’ai livrée à ce démon, mais je lui aidonné de l’argent pour te haïr, pour te battre, pour te fairesouffrir…

– Oh ! mère Rosa ! Vous n’avez pas votre raison…Relevez-vous… je vous en supplie…

– Pas avant que tu saches tout ! Tes douleurs, je lesépiais, et je m’en repaissais. Tes larmes rafraîchissaient mon cœurulcéré. Et cela dura jusqu’à cette nuit où je te vis palpitante,agonisante sous la dent de la Stryga. Alors, une incompréhensiblerévolution se fit en moi… Je te saisis… je t’emportai… Mais tu nepouvais oublier… tu n’as pas oublié… Oh ! les heureseffroyables que j’ai passées lorsque de ta voix si douce, tu meracontais ta misère passée… C’est que le remords m’étreignait à lagorge… Maintenant que tu sais… maudis-moi !

La Fornarina jeta un cri. Elle se baissa, souleva presque lavieille femme, l’enlaça dans ses bras.

– Mère ! fit-elle d’une voix tremblante, mère, je vousaime… et vous… vous n’aimez donc plus votre fille ?…

– Seigneur ! Seigneur ! cria-t-elle. Elle mepardonne !… Elle ne me repousse pas… elle m’appelle encore samère !

La vieille Rosa refoula ses larmes, comprima la violente émotionqui l’étouffait, et reprit :

– Maintenant, ma fille, il faut que tu saches tout…

– Mère, dit la Fornarina, il est temps que j’aille au fourde Nuncia…

– Aujourd’hui, tu n’iras pas, mon enfant.

– Pourtant, mère, le prix de ma journée, vous feradéfaut.

– Rosita !… Je t’ai dit que tu saurais tout, réponditla Maga avec une volubilité fiévreuse. Ton pauvre salaire,enfant ! Tiens, regarde !

Elle entraîna la jeune fille devant le bahut, ouvrit un tiroir.Ce tiroir était rempli de pièces d’or et d’argent. La Fornarinaregarda la vieille avec stupéfaction.

– Ne comprends-tu pas ? s’écria la sorcière. Nevois-tu pas que si je t’ai laissée te livrer à ces humbles travaux,c’est que je ne voulais pas… qu’on devine… qu’on soupçonne !…Aujourd’hui, ma fille, tu n’iras pas au four, ni demain, ni lesjours suivants…

La vieille s’arrêta.

– Oh ! murmura-t-elle… Il est venu !… Il étaitlà… là, sur ce fauteuil…

Puis, revenant à la Fornarina toute frissonnante, elleajouta :

– Écoute, Rosita ! Tu vas savoir pourquoi tu es unefille sans nom et sans famille…

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