Borgia !

Chapitre 40LA RENCONTRE

Jean Malatesta ne s’était pas trompé : les deux pèlerinsqu’il avait surpris en conférence avec le comte Alma étaient bienles deux émissaires d’Alexandre VI : le baron Astorre et lemoine dom Garconio.

Le comte Alma était, à cette époque, un homme d’une cinquantained’années, généralement taciturne, plutôt faible de santé, tourmentépar une longue maladie de langueur. C’était un caractère irrésolu,fuyant, ne se fiant à personne, toujours soupçonnant quelqueattentat à sa vie, usant de ruse toutes les fois qu’il entreprenaitune lutte. Il aimait passionnément le repos.

Lorsqu’il avait vu se développer en sa fille Béatrix lessentiments de hardiesse qui devaient la pousser aux plusaudacieuses entreprises, il avait frémi.

Béatrix aimait la chasse et les exercices violents ;Béatrix pâlissait de colère toutes les fois que son père recevaitavec honneur un envoyé du pape ; un jour, elle avait cravachéun seigneur romain qui avait dit devant elle :

– Monteforte sera un jour un beau fleuron de plus à latiare pontificale.

César avait voulu s’emparer de la ville. Béatrix avait alorsparcouru les campagnes, prêchant la guerre et, dans Montefortemême, avait suscité de tels enthousiasmes que le vainqueur desRomagnes avait dû reculer… Mais le comte Alma savait que, tôt outard, il faudrait succomber.

Lorsqu’il sut que Béatrix organisait une grande ligue de tousles seigneurs qu’avaient dépossédés les Borgia, il fut épouvanté.Il feignit d’accepter le commandement suprême de la lutte ; ouplutôt, Béatrix accepta ce commandement en son nom.

Mais, déjà sondé habilement par Alexandre VI, la résolution ducomte fut prise dès ce moment… Lorsque le baron Astorre et domGarconio, déguisés en pèlerins, lui apportèrent les propositions dupape, le comte Alma ne se défendit que pour la forme. Et la veillemême du jour où devait avoir lieu dans le palais une assembléegénérale de tous les chefs, il quitta secrètement sa demeure,sortit de la ville et alla rejoindre à quelque distance le baron etle moine qui l’attendaient. Pourtant, une honte le prit.

– Messieurs, dit-il, je vous accompagne à Rome, parce queje veux voir le Saint-Père… c’est uniquement pour essayerd’empêcher une nouvelle guerre… Hâtons-nous… car je désire êtrepromptement de retour à Monteforte.

– Oh ! Vous n’avez même pas besoin d’aller jusqu’àRome, fit Garconio avec son mince sourire. Sa Sainteté était sur lepoint de se rendre à Tivoli au moment où nous l’avons quittée, elledoit y être maintenant…

Les trois hommes se mirent à trotter, le comte entre Garconio etAstorre, comme s’il eût été prisonnier. De fait, il l’était :il se rendait avant la bataille.

– Quant aux propositions que vous m’avez faites,continua-t-il machinalement, et plutôt pour se donner unecontenance, je ne veux même pas les discuter…

– Elles sont pourtant magnifiques, fit Astorre. Un palaiset une rente annuelle de deux mille ducats d’or…

– La charge de grand gonfalonier, avec les superbes revenusqu’elle comporte, ajouta Garconio.

– Le droit d’entretenir une garde personnelle de vingthommes d’armes…

– Le commandement des gardes nobles du pape…

– Le titre de gentilhomme consultant du conseil privé duSaint-Père…

– Enfin, conclut Garconio, la plus splendide situation deRome… après Sa Sainteté et monseigneur César !

– N’en parlons plus ! fit le comte Alma qui, enlui-même avait soigneusement noté les différents avantagesqu’Alexandre VI lui faisait offrir pour prix de sa trahison.

La petite troupe voyagea rapidement et ne s’arrêta qu’à la nuitclose. Le lendemain matin, elle se remit en route et, sur le soir,prit logement dans une petite auberge de village, sur la route deMonteforte à Tivoli. C’est dans cette même auberge que nous avonsvu s’arrêter Ragastens qui, lui, allait de Tivoli à Monteforte.

Les provisions de l’auberge furent mises à réquisition, et lestrois hommes, installés dans la salle la plus fraîche, dînèrent debon appétit. On causa gaiement.

– Quand je pense, s’écria Astorre qui, après avoir bu,n’avait pas toujours le sens du tact, quand je pense à la figureque doivent faire en ce moment les Malatesta, les Manfredi, lesOrsini.

Le comte eut un sourire contraint et murmura :

– Parlons d’autre chose, je vous prie…

– Oui, parlons d’autre chose, fit Garconio qui, lui aussi,buvait un peu plus que de raison ; baron, savez-vous à quoi jepensais ?…

– Dites, mon cher Garconio…

– Eh bien, je pensais à la figure qu’a dû faire quelqu’unde notre connaissance lorsqu’on l’a précipité dans le puits auxreptiles… Et lorsque le bourreau lui a tranché le col, donc !Vraiment, ce m’est un grand remords que de n’avoir pu assister àpareille fête !…

– Malheureusement, ces choses-là ne se recommencent pas…M. de Ragastens est mort, bien mort etenterré !…

À ce moment, une ombre se dressa dans l’encadrement de lafenêtre ; cette ombre sauta légèrement dans la salle, et unevoix vibrante s’écria :

– Bonjour, messieurs ! Enchanté de larencontre !

Astorre bondit. Garconio demeura sur sa chaise, pétrifié :« Ragastens ! » bégaya-t-il.

Le comte Alma, stupéfait, assistait sans mot dire à cette scèneimprévue.

– Parbleu, mon cher baron, railla Ragastens, les morts quevous enterrez se portent bien, il me semble.

– Le chevalier de Ragastens ! répéta Astorre, stupided’effarement.

– Eh ! oui, le chevalier de Ragastens en chair et enos… Il est vrai que ce n’est pas la faute de ce digne moine si vousme revoyez, cher ami, mais enfin, vous me revoyez… et c’estl’essentiel. Or çà, remettez-vous, je vous prie… Il paraît que jetrouble des épanchements de famille ? Si je suis de trop,dites-le, que diable !

Et, se tournant vers le comte Alma :

– Monsieur le comte, permettez-moi de me présenter :je suis le chevalier de Ragastens et je vous cherchais précisément,ayant les choses du monde les plus intéressantes à vous dire.

– Va-t’en les dire en enfer d’où tu viens ! rugitGarconio.

En même temps, le moine se précipita, le poignard levé, surRagastens. Mais celui-ci ne l’avait pas perdu de vue : il vitvenir le coup. Prompt comme l’éclair, il bondit en arrière vers lafenêtre et tira son épée. Le poignard du moine retomba dans levide.

– Astorre !… Et vous, comte… sus à cethomme !

Le baron, revenu de sa stupeur, avait dégainé.

– Il va se sauver par la fenêtre, ajouta Garconio.Sus !

– N’ayez crainte, aimable sbire ! répondit Ragastens,tout en ferraillant activement contre le baron qui lui portaitbotte sur botte.

– Du renfort ! Du renfort !… hurla Garconio.

Et le moine, désespérant de poignarder Ragastens, se jeta sur laporte.

Pendant ces diverses péripéties, le comte Alma n’avait pasbougé. Il ignorait complètement qui était ce nouveau venu. Et il netenait nullement à s’exposer dans une bagarre qui, jusqu’ici, luiapparaissait comme le résultat d’une querelle personnelle entre lemoine et Ragastens. Le moine avait ouvert la porte.

– Enfer ! gronda-t-il en reculant devant le poignardde Spadacape.

– Frappe ! cria Ragastens.

Spadacape eut un mouvement foudroyant. Le moine tomba. Au mêmeinstant, l’épée de Ragastens traversa de part en part l’épaule dubaron Astorre qui s’affaissa.

– Cela fait le septième, si je ne m’abuse ? fitRagastens avec un sourire.

– Morbleu, monsieur, gronda le baron, vous comptez bien, eneffet. Mais soyez tranquille, je vous rendrai tout cela en un seulcoup…

– Je n’en ai jamais douté, baron… En attendant, avez-vousbesoin de quelque chose ?

– Non, je n’ai besoin de rien… sinon de continuer ma routeau plus vite avec monsieur…

– Voilà qui est contrariant, mon cher… J’avais justementl’intention de proposer à M. le comte une promenade.

Le moine, étendu à terre, entendit ces derniers mots. Il sesouleva péniblement et râla :

– Fuyez, comte ! Fuyez !…

– Le comte n’a aucune raison de fuir ! fitRagastens.

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda froidement lecomte Alma.

Ragastens s’approcha de lui.

– Vous dire simplement deux mots, lui glissa-t-il àl’oreille. Je viens de Rome d’où je me suis évadé la veille du jouroù on devait m’exécuter pour avoir refusé de venir m’emparer devous à Monte-forte !…

– Ne l’écoutez pas, comte !… Cet hommement !…

Garconio, en parlant ainsi, se traînait sur les genoux ettâchait d’atteindre Ragastens. Spadacape lui mit la main surl’épaule et, d’un brusque mouvement, le repoussa en arrière. Quantau baron, il venait de s’évanouir…

Les quelques mots de Ragastens éveillèrent le comte Alma. Il nedouta pas un seul instant qu’elles ne fussent l’expression de lavérité. En effet, non seulement l’air grave et la physionomieloyale de Ragastens écartaient toute idée de mensonge, mais encorece qu’il disait était en parfaite concordance avec lesévénements.

– J’ai refusé au pape de me prêter à sa petite infamie… Lebaron Astorre a accepté, lui !…

– Après, monsieur ? fit le comte avec la mêmeréserve.

– Après ?… Le jour où j’ai été arrêté, j’ai entendu demes propres oreilles, monseigneur César Borgia donner l’ordre depréparer pour vous la plus secrète des oubliettes du châteauSaint-Ange…

Le comte Alma se rappela l’exemple de plusieurs seigneurs quicomme lui, avaient été attirés à Rome par de séduisantes promesses,et qui avaient été tous victimes d’accidents plus ou moinsbizarres. Ragastens comprit ce qui se passait dans l’esprit ducomte.

– Monsieur, lui dit-il, ma tête est mise à prix ; desestafiers ont été lancés sur ma piste ; à cette heure, jepourrais être bien loin et en toute sûreté ; si je me suisdérangé de ma route pour aller à Monteforte, c’est que j’ai voulusauver d’une mort affreuse un brave et digne gentilhomme abusé parce moine, digne serviteur du fourbe prodigieux qui s’appelleBorgia… Maintenant, j’ai la conscience en repos. Si vous voulezaller à Rome, vous en êtes libre… Viens, Spadacape, il esttemps…

Et Ragastens fit un mouvement comme pour sortir. Mais sesdernières paroles, le ton grave et ému du chevalier, l’évidence desa bonne foi, puisqu’il ne cherchait pas à l’arrêter, le mouvementqu’il fit pour se retirer, tout cela acheva de convaincre le comteAlma.

– Attendez, monsieur… dit-il.

Ragastens attendit, anxieux… décidé, au fond, à ramener le comteAlma par la force, s’il n’arrivait pas à le convaincre…

Celui-ci jeta un regard sur le baron Astorre, encore évanoui,puis sur le moine que sa blessure empêchait de remuer, mais qui luijetait des regards pleins de rage.

– Monsieur, dit-il soudain à Ragastens, je vous accompagneun peu, car j’ai besoin de vous parler et je ne voudrais pasretarder votre fuite ; mais, ajouta-t-il en regardantGarconio, je reviendrai ici… Je veux aller à Rome…

– Spadacape, les chevaux ! fit Ragastens en contenantsa joie.

Quelques minutes plus tard, le comte Alma et Ragastenstrottaient de conserve sur la route de Monteforte.

– Monsieur, avait demandé Spadacape, faut-il achever lemoine ?

– Bah ! À quoi bon ? avait répondu insouciammentRagastens ; il mourra quelque jour d’une perfidierentrée ; cela vaudra mieux qu’un coup de poignard.

Pendant un quart d’heure, le comte Alma resta silencieux. Iln’était nullement résolu à retourner à Monteforte et c’est à peines’il était réellement décidé à ne pas aller à Rome, même après ceque lui avait dit Ragastens. Mais il réfléchissait que s’ilrevenait à Monteforte, et que la guerre commençât, il lui seraitloisible de se préparer une double issue : si la ligue desbarons l’emportait, il demeurait maître de la situation, puisqu’ilaurait, de nom sinon de fait, dirigé la campagne. Si, au contraire,les armées de César triomphaient, il pourrait toujours dire qu’ilavait été ramené à Monteforte par violence…

Ragastens l’examinait du coin de l’œil et cherchait à se rendrecompte de ce qu’il pouvait bien penser.

« Voilà donc, songea-t-il, le père de Primevère !Comment ce triste sire, qui n’a même pas le courage de sa trahison,a-t-il pu mettre au monde cette merveille de loyale hardiessequ’est Béatrix ?… »

De son côté, le comte Alma jetait par instants un furtif regardsur le chevalier dont il admirait sourdement l’air de décision.

– Monsieur, lui dit-il tout à coup, êtes-vous bien certaindes intentions de César Borgia à mon égard ?… Voyons,maintenant que nous sommes seuls et que vous n’avez plus à redouterce butor ni ce moine.

– Monsieur le comte, fit Ragastens, il me semble que vousintervertissez les rôles. Il me semble que c’est le moine et lebaron qui n’ont plus à me redouter, maintenant que je leur ai faitgrâce du peu de vie qui leur reste…

– Vous ne craignez pas qu’ils aillent exciter contre vousles représailles de César Borgia et de son père ?

– Monsieur le comte, les représailles du pape et de safamille me touchent peu, je vous jure. On a fait à tous ces Borgiaune réputation de force exagérée. Ils ne savent bien manier que lepoison… et encore ! Mais dès qu’ils veulent en sortir, dèsqu’ils s’avisent de vouloir assassiner autrement que par uneinvitation à déjeuner, ils deviennent de piètres bandits.

– Vous en parlez bien à votre aise ! s’écria lecomte.

– C’est que je les ai vus de bien près… César Borgia m’afait jeter dans une des plus noires et des plus infectes desoubliettes du château Saint-Ange, et j’ai enchaîné César Borgia àma place. Lucrèce a voulu me tuer d’un coup de poignard empoisonné,et elle n’a dû la vie qu’à ma répugnance à frapper une femme. Quantau pape, je l’ai eu en mon pouvoir ; j’aurais pu, soit letuer, soit l’emmener avec moi, si j’y eusse trouvé un intérêt.Croyez-moi, monsieur le comte, ces terribles Borgia sont surtouthabiles à jouer la comédie. Ce n’est pas assez pour trembler devanteux.

Le comte regardait avec une surprise croissante celui quiparlait ainsi des maîtres devant qui l’Italie s’agenouillaitfrissonnante de terreur.

– J’en reviens, dit-il au bout de quelques minutes desilence, à ma première question. Êtes-vous bien sûr des intentionsdes Borgia ?…

– J’ai entendu César ordonner de préparer pour vous uncachot…

Le comte baissa la tête. L’inutilité de sa trahison l’accablaitplus que la trahison elle-même.

Quelle que fût sa faiblesse d’âme, ce n’avait pas été sanscombat qu’il s’était décidé à abandonner sa fille, ses amis, sesalliés, pour s’assurer une sorte de paix honteuse et detranquillité physique, sinon morale.

Cette paix lui échappait ! Aller à Rome, c’était se jeterdans les cachots des Borgia. Alors, que faire ?…

Revenir à Monteforte ?… Mais comment y serait-ilaccueilli ?… Qui savait s’il ne serait pas arrêté etemprisonné dans la capitale de son propre comté ?… Ainsi donc,de quelque côté qu’il se tournât, il ne voyait que honte, ruine etmisère.

Un instant, l’idée du suicide traversa son esprit. Mais lesuicide exige une force de résolution et un courage physique que lecomte Alma n’avait pas.

– Je suis perdu !…

Puis, reprenant l’entretien avec Ragastens.

– Ne me disiez-vous pas que votre tête était mise à prix,monsieur ?

– Hélas, oui ! Vous m’en voyez tout mortifié.

– Et vous allez quitter l’Italie ?…

– Je n’en suis pas bien sûr, monsieur le comte.

– Mais enfin, quelle est votre intentionimmédiate ?…

– Ne craignez rien pour moi, se hâta de répondre Ragastens.Parlons plutôt de vous, monsieur le comte…

– De moi ?… C’est bien simple, monsieur, fit avecamertume le comte Alma ; je vais aller demander l’hospitalitéà quelque seigneur qui veuille bien accueillir ma détresse…

– Mais pourquoi ne retournez-vous pas àMonteforte ?…

Le comte regarda Ragastens avec une sorte de désespoir.Ragastens en eut pitié.

– Tenez, monsieur le comte, dit-il brusquement, voulez-vousque nous parlions net ? Voulez-vous que nous tâchions dedébrouiller votre situation avec un peu de courage ?

– Ma situation ! J’en suis seul juge, monsieur.

– Erreur, monsieur le comte ! J’en suiségalement !

– Vous ? Et pourquoi donc ? Je ne vous connaismême pas…

– Parce que je viens de vous sauver plus que la vie ;je viens de vous arracher à la trahison…

– Monsieur !

– Le mot n’est pas plus horrible que la chose ! Vousne me connaissez pas, monsieur. Moi, je vous connais à peine… Maisle peu que j’ai entendu de vous en certaines circonstances m’avaitdéjà fait prévoir ce qui est arrivé… La conversation d’Astorre etde Garconio m’a appris le reste : c’est-à-dire que vous avezabandonné votre ville et votre comté au moment où César va lesattaquer… Cela s’appelle bien trahison, je crois ?…

– Après, monsieur ? fit le comte en pâlissant.

– Je vous rencontre ; je vous apprends que les Borgia,impitoyables et, selon leur habitude, traîtres à leurs promesses,vous préparent un bon cachot… Alors, un revirement se fait dansvotre esprit. Vous regardez derrière vous et vous êtes épouvanté duchemin que vous avez fait. Il vous semble qu’un abîme s’est creuséentre vous et vos amis, vos soldats, votre propre famille… et quecet abîme, jamais vous ne pourrez le franchir.

Ragastens parlait avec une émotion communicative. Sa loyautérayonnait dans ses yeux. Le comte Alma l’écoutait avecétonnement.

– Eh bien, cet abîme, si je vous aidais à lefranchir ?…

– Impossible !…

– Impossible ? Bah ! Nous verrons. L’essentielest de vouloir. Qui veut peut.

– Mais enfin, monsieur, pourquoi vous intéressez-vous ainsià ce que je vais faire ou à ce que je puis devenir ?

– Monsieur, je m’intéresse à vous comme je m’intéresse àtous ceux que les Borgia ont mis à mal…

– Et vous pensez qu’il existe un moyen honorable pour moide sortir de cette situation ?

– Non seulement je le pense, mais j’en suis certain. Lemoyen ne dépend que de vous.

– Expliquez-vous, monsieur, et je vous jure que si vousm’aidez réellement, ma reconnaissance ne vous fera pas défaut.

– Ah ! monsieur le comte, voilà un mot que je suisbien capable de vous rappeler un jour !…

– Et vous serez le bienvenu lorsque vous viendrez me lerappeler. Parlez donc.

– Tout est subordonné à votre volonté, monsieur le comte…Si vous me permettez de parler avec une franchise brutale, je vousdirai que votre position actuelle est une des plus affreuses qui sepuissent concevoir. S’il m’arrivait de m’y trouver jamais, j’estimeque la mort seule serait pour moi le seul moyen d’en sortir…

– Eh ! monsieur, la mort ne m’effraie pas plus qu’unautre… J’ai simplement horreur des tracas et des complications…

– Si la mort ne vous effraie pas, vous ne devez pasredouter de vous mettre résolument à la tête des braves gens quivous attendent, qui ont confiance en vous. Alors, de deux chosesl’une : ou vous êtes tué sur un champ de bataille, et vousmourez en somme utilement, en défendant vos biens et vosprivilèges ; ou vous n’êtes pas tué, et vous gardez tous lesavantages que vous confère votre titre de comte de l’un des plusbeaux comtés…

– Tout cela est fort juste, monsieur, et je n’y répugneraispas. Mais la vraie question n’est pas résolue. La voici. J’aiabandonné Monteforte. J’ai fait cela pour des raisons que jecroyais bonnes. Peu importe au fond. Ce qui importe, c’est ce quej’ai fait. Et je ne puis retourner à Monteforte où mon départ a dûêtre jugé…

– Sévèrement, disons le mot, interrompit Ragastens.

– Peut-être a-t-on vu les deux émissaires dupape ?…

– Eh bien justement ! Ils vous ont attiré dans unguet-apens. Vous avez été entraîné de force. Je vous aiheureusement rencontré, aidé à vous délivrer, et vous rentrez àMonteforte, heureux d’apporter encore votre nom et votre dévouementau service de ceux qui déjà vous considéraient peut-être commeperdu pour leur cause !

– Parbleu, monsieur, vous me réconfortez !…

– Et si, par hasard, quelqu’un doutait, je suis là pourconfirmer votre récit.

– Vous m’accompagneriez à Monteforte ?

– Non seulement je vous accompagnerai, mais je nedemanderai pas mieux que de rester parmi vous et de vous aider àbattre un peu le César, qui me paraît avoir besoin d’une bonneleçon.

– Ah ! chevalier, s’écria le comte Alma, je puisvraiment dire que vous me sauvez à la fois la vie et l’honneur…Votre main, je vous prie !

Ragastens tendit sa main, que le comte serra avec effusion.Effusion dont Ragastens ne fut d’ailleurs que médiocrement flatté.Mais il était résolu à entrer à Monteforte.

Il fut convenu qu’on marcherait sur Monteforte avec la plusgrande vitesse possible. On passa la nuit dans une auberge écartée.Puis, au point du jour, on se remit en route. Le soir venu, lecomte annonça qu’ils ne se trouvaient plus qu’à quelques heures deMonteforte.

– En poussant nos chevaux, nous y arriverions vers uneheure après minuit, ajouta-t-il.

Ragastens devina sa pensée.

– Vous voulez arriver de nuit ?

– Cela vaut mieux… Cela me permettra de rentrer secrètementau palais…

– Eh bien, monsieur le comte, je pense qu’il vaut mieuxarriver en plein jour, comme un baron rentrant chez lui, couvert dela poussière du voyage entrepris dans l’intérêt commun…

– Vous avez raison, chevalier… Que ne vous ai-je connu plustôt !…

Il fut donc résolu qu’on laisserait se reposer les chevaux toutela nuit. Le lendemain, la route fut reprise vers huit heures dumatin.

Le pays était accidenté, montagneux ; la route montaitentre deux escarpements où elle se trouvait encaissée. Tout à coup,elle déboucha sur un plateau. Le comte Alma fit halte et, étendantle bras vers un amas de maisons blanches qu’on apercevait à unelieue de là, il prononça :

– Monteforte !…

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