Borgia !

Chapitre 26SPADACAPPA

Cependant, Ragastens surveillait de l’œil l’ennemi quiapprochait rapidement, maintenant qu’il n’était plus tenu àdistance par le galop de Capitan. Bientôt, ce cavalier atteignitRagastens. C’était l’homme qui l’avait si humblement salué quand letocsin s’était mis à sonner.

Ragastens se tenait sur la défensive, la main sur la garde deson épée. Mais, à sa grande surprise, l’homme mit pied à terre ets’approcha de lui en exécutant à chaque pas une profonde révérence.Le chevalier remarqua que l’homme ne portait pas l’épée.

– Holà, l’ami ! fit-il, est-ce à moi que vous envoulez ?…

– Monseigneur, votre humble valet, pour vousservir !

– Que voulez-vous ?… fit Ragastens.

– Un instant d’entretien… si votre Seigneurie veutbien.

– Qu’est-ce que cette figure-là ? pensa Ragastens. Unsbire ? Un brave ? Un espion ?… Vous avez quelquechose à me dire ? ajouta-t-il à haute voix.

– Une proposition à vous soumettre, Excellence…

– D’abord, mon brave, fais-moi le plaisir de mettre de côtétes seigneuries, tes excellences, tes monseigneurs. Tu as lapolitesse agaçante…

– Monsieur le chevalier… je vous appelle ainsi pour vousobéir…

– Comment sais-tu que je suis chevalier ? fitRagastens, devenu encore plus soupçonneux.

– C’est bien simple. Je sais même votre nom. Je vousconnais. Qui ne vous connaît pas dans Rome ?… On n’y parle quede vos prouesses, de la façon dont vous avez arrangé l’illustrebaron Astorre, de votre entrée triomphante au Palais-Riant. Dame…les laquais ont jasé ! Et puis, surtout, le jour où nousdevions vous tuer…

– Ah ! ah ! voilà de la franchise !

– Mon Dieu, monsieur le chevalier, on fait ce qu’on peut…Nous étions payés par Garconio pour crier que vous étiez l’assassindu duc de Gandie… et pour vous dépêcher quelque bon coup de styletentre les omoplates…

– Peste, mon brave ! Tu es un jovial compagnon…

– Oui ! Mais voilà que vous saisissez le Garconio parla peau du cou et que vous nous l’envoyez par la figure comme unpruneau pourri qu’on jette… Quel coup, par Hercule, quel coup,monseigneur…

– Encore !…

– Pardon, j’obéis, monsieur le chevalier. J’ai donc étél’un de ceux qui ont été écrasés par la chute du moine… Bref,lorsque j’ai vu cela, lorsque je vous ai vu sauter par-dessus nospoignards, j’ai conçu pour vous… comment vous dirais-je… uneadmiration…

– Tu me flattes, vraiment !

– Oui ; j’ose dire une admiration passionnée. Etalors, je me suis dit que si je pouvais entrer au service d’unseigneur tel que vous, ce serait pour moi un honneur…

– Comment t’appelle-t-on, mon brave ?

– Mes camarades m’appellent Spadacappa.

– Épée et cape ! Un juron de bandit. Ce n’est pas unnom d’homme, cela !

– Tel quel, c’est mon unique nom !

– Va pour Spadacape ! Eh bien, Spadacape, mon ami, tuvois cette route ? Moi, je vais par là, au Sud. Toi, tu vast’en aller par là, au nord ; et je t’engage à disparaître auplus tôt si tu ne veux faire connaissance avec le rotin que jetaillerai tout exprès à cet arbre pour en honorer ton échine…

Spadacappa – ou Spadacape comme l’appelait Ragastens enfrancisant le mot, plutôt que le nom – joignit les mains ets’écria, avec une comique angoisse :

– Monsieur le chevalier me chasse ! Saints du paradis,que vais-je devenir ?…

– Bah ! fit en riant Ragastens, les saints que tuinvoques sont assez bons diables pour t’indiquer quelque bonbourgeois à voler…

– Monsieur le chevalier, écoutez-moi, je vous en supplie.L’existence qui fut mienne jusqu’ici me révolte. Oh ! Vivre enpaix, sans songer à mal, que ça doit être bon ! Pouvoir dormirsans se réveiller, hagard, les cheveux hérissés de terreur !Pouvoir se dire que les gens qui passent vous regardent sansdégoût !… J’ai rêvé tout cela, monsieur le chevalier…

– Ah çà ! tu me choisis pour t’enseigner la vertu,c’est fort bien… Mais pourquoi moi ?

– J’ai pensé à vous, monsieur, parce que je n’ai pas vuseulement que vous étiez fort comme Hercule, brave comme Achille…mais aussi parce que, dans vos yeux, j’ai lu la bonté de votrecœur…

– Pauvre diable ! murmura Ragastens.

– Je vous le jure, monsieur, j’en avais assez ! Et ceGarconio, ce moine qui se glissait parmi nous pour nous indiquerdes victimes, j’avais fini par le prendre en horreur !… Aussi,monsieur, lorsqu’on a su votre arrestation, lorsque les tablettesont été clouées à la porte de toutes les églises pour annoncer quevous auriez les poignets et le cou tranchés, j’ai pleuré… oui, moi,Spadacappa, truand sans foi ni loi, j’ai pleuré…

– Hum ! C’est bien gentil de ta part… mais enfin, cen’est pas une raison…

– Alors, interrompit impétueusement Spadacape, alors,monsieur le chevalier, j’ai voulu vous sauver ! J’ai demandé àmes camarades de m’aider… Les lâches ont refusé… Alors, j’ai prisla résolution de quitter Rome, d’aller à Naples, faire lelazzarone, plutôt que de continuer cet abominable métier… Je meprocurai un cheval…

– Tu te le procuras ?…

– C’est mon dernier méfait… il le fallait bien ! Jevis ce cheval, à la brune, attaché à la porte d’une hôtellerie… Jele détachai… voilà tout… D’ailleurs, le lien était si lâche… cecheval ne demandait qu’à s’en aller.

– Oui, tu n’eus qu’à lui faire signe, n’est-cepas ?

– Ce matin, continua Spadacape feignant de ne pas avoirentendu, ce matin, je me dirigeais tranquillement vers la porte deNaples… Tout à coup, je vous aperçus… Jugez de ma surprise et de majoie… J’allais vous aborder. Mais voilà le tocsin qui sonne. Vousvous envolez… je cours après vous, vous vous arrêtez, et mevoilà ! Ah ! monsieur le chevalier, sauvez-moi de la vieinfernale que j’ai dû mener !

Spadacape était sincère. Ragastens en eut l’intuition.

– Mais enfin, reprit-il, qui diable t’a forcé de faire lemétier de bandit, puisque tu te reconnais une vocation pour lemétier d’honnête homme ?

– Que sais-je ? L’exemple, l’entraînement, lanécessité… Tenez, monsieur le chevalier, vous me demandiez monnom ? Je n’en ai pas ! Mon père ? Je ne m’en connaispas ! Ma mère ? Inconnue aussi ! Enfant, j’aimendié ; homme, j’ai volé pour manger. Je suis un pauvre hère,voilà tout… et je voudrais bien, moi aussi, trouver une main qui setende…

Ragastens se trouva fort embarrassé. Il n’eût pas demandé mieux,au fond, que d’avoir un serviteur qui le comprît et s’adaptât à sanature aventureuse. Ce Spadacappa faisait admirablement sonaffaire.

Seulement, à l’heure actuelle, il y avait un grave empêchement,pour le chevalier, à s’offrir le luxe d’un laquais. Pour avoir unserviteur, il faut le payer. Or, Ragastens était pauvre comme ledernier pêcheur du Tibre.

En effet, au moment de son arrestation, on lui avait enlevé sonépée et sa ceinture qui contenait sa bourse. Il est vrai que l’épéede César, qu’il s’était appropriée, était enrichie de plusieursrubis et d’un beau diamant. Mais quand pourrait-il trouver occasionde les vendre ? Il résolut donc de renvoyer Spadacappa, touten lui parlant avec plus de douceur qu’il n’avait fait d’abord.

– Écoute, lui dit-il, je suis convaincu que tu m’as dit lavérité. D’autre part, j’avoue que, malgré tes fredaines, tu ne medéplais pas… je regrette de t’avoir quelque peu rudoyé tout àl’heure…

– Monsieur le chevalier est trop bon…

– Seulement, voilà : nous allons nous séparer, tout demême. Et la raison, c’est que je ne suis pas assez riche pourm’embarrasser d’un serviteur.

– N’est-ce que cela ?…

– Il me semble que la raison est suffisante…

– Non monsieur le chevalier, non ! Laissez-moi vousservir ! Je vous jure que vous n’aurez pas lieu de vous enrepentir. Vous n’êtes pas riche ? Vous le serez plustard ! Vous ne pouvez pas me payer ? Vous me payerezquand vous aurez fait fortune !…

– Parbleu, mon garçon, tu parles avec une chaleur qui mefait plaisir… Eh bien, soit donc, puisque tu y tiens ! Je teprends. À partir de ce moment, tu fais partie de mamaison !

Il est impossible de rendre l’expression d’ironie mélancoliqueet de scepticisme cocasse qui fit vibrer la voix de Ragastensparlant de « sa maison ». Quant à Spadacape, il jeta sonbonnet en l’air.

– Vive le soleil et la joie ! cria-t-il. Adieu, Romeet ses guets-apens. Vive le chevalier de Ragastens, monmaître !

– Pauvre diable ! se répéta Ragastens attendri.

Et sa confiante jeunesse, généreuse et vibrante, ne se demandamême pas si ce bandit n’était pas un espion, et s’il n’avait pasattaché la trahison à ses pas.

Cependant, Ragastens s’était remis en selle. Il prit au galop laroute de Naples. Spadacape suivait à quinze pas, comme il avait vufaire aux écuyers des grands seigneurs, dans les rues de Rome. MaisRagastens, d’un signe, l’appela près de lui.

– Connais-tu un chemin de traverse par où je puisserejoindre la route de Florence ?

– Monsieur le chevalier, voyez-vous ce bouquet dechênes-liège à mille pas devant nous ? Au delà, se trouve unechapelle abandonnée dans laquelle j’ai parfois passé la nuit, sousla protection de saint Pancrace à qui elle est dévouée. Eh bien, àvingt pas de la chapelle, il y a à main droite un sentier favorableà votre dessein. Mais, monsieur le chevalier ne va donc pas àNaples ?

– Vous m’interrogez, monsieur Spadacappa ?

– Oh ! pardon… Vieille habitude.

– Oui… l’habitude de questionner… de demander quelquechose, ne fût-ce que la bourse ou la vie…

– Ah ! monsieur, vous n’êtes pas généreux !

– Allons, allons ! Tu as du bon. Ta révolte me faitplaisir et, à mon tour, je te demande pardon.

– Cette fois, monsieur le chevalier est trop généreux, ditSpadacape redevenu radieux.

À ce moment, ils atteignirent l’orée du bouquet de chênessignalé. Ragastens fit halte, se retourna vers Rome et, se haussantsur les étriers, interrogea la route.

Au loin, très loin, s’élevait un nuage de poussière.

– Je suis poursuivi ! dit Ragastens.

Il jeta les yeux autour de lui : la campagne était nue,déserte, morne plaine où un cavalier devait s’apercevoir, aussiloin que portait le regard. Seul, le bouquet de chênes offrait unabri momentané.

Que faire ?… Fuir ?… À droite ou à gauche, ou enavant, Ragastens serait vu. Dès lors, ce ne serait plus qu’unequestion de vitesse…

– Suis-moi si tu peux ! dit-il à Spadacape.

Mais, au moment où il allait s’élancer, celui-ci l’arrêta d’ungeste.

– Il ne faut pas fuir, monsieur… Vous serez pris. Ces gensseront sur votre piste dans trois minutes.

– Que faire alors ?

– Venez, monsieur, venez !…

Tous deux s’élancèrent et, en quelques foulées de galop, ilseurent franchi le petit bois aux arbres espacés… À cet endroits’élevait une chapelle presque en ruines. Spadacape sauta à terreet introduisit son poignard dans la serrure de la porte quis’ouvrit.

– Heureusement que je connais la manœuvre, dit-il. Entrez,monsieur le chevalier.

– Parbleu ! L’idée est bonne… Passe le premier…

– Non, monsieur, entrez seul… Vite !… Oh ! ajoutaSpadacape en saisissant un éclair de soupçon dans les yeux duchevalier, ayez confiance, monsieur !

Le chevalier, après un dernier regard auquel Spadacape réponditpar une muette protestation, mit pied à terre et entra dans lachapelle, traînant après lui Capitan. Quant à Scadacape, il fermala porte et remonta à cheval.

Par une fente de la porte, Ragastens pouvait voir et entendretout ce qui se passait sur la route. Une main crispée sur la gardede son épée, l’autre sur les naseaux de Capitan, qu’il pinçait pourl’empêcher de hennir, il attendit avec cette froide intrépidité quile faisait si fort.

– Si cet homme est un traître, se dit-il, je suis perdu…Mais je n’avais pas le choix ! Ah !… voici nosgens !…

En effet, une troupe débouchait à ce moment, à fond de train, dubouquet de chênes-liège qu’elle venait de franchir en tourbillon.Elle se composait d’une cinquantaine de cavaliers à la têtedesquels galopait un officier.

Scadacape, marchant tranquillement au pas, s’avançait à leurrencontre en tenant le bas-côté de la route.

– Halte ! commanda l’officier en l’apercevant.Holà ! l’homme, d’où venez-vous ?

– De Naples, Votre Seigneurie… Et je vais à Rome pour yaccomplir un vœu.

– Avez-vous rencontré un cavalier ayant l’air defuir ?…

– Un cavalier ? Certes, Votre Seigneurie ! Je luiai même parlé.

– Ah ! ah !… Qu’a-t-il dit ?

– Il m’a demandé s’il était bien sur la route de Naples, etlorsque je lui ai répondu que oui, il s’est remis à galoper commes’il eût à ses trousses une légion de diables d’enfer…

– Nous le tenons !… Et dites-moi, quelle avancepensez-vous qu’il ait sur nous ?

– Une heure à peine… Mais si vous voulez m’en croire, cetteheure sera fortement diminuée… Quand vous aurez galopé unedemi-heure environ, vous trouverez deux routes devant vous. L’une àdroite qui fait un long crochet… c’est la route qu’a prise celuique vous poursuivez ; l’autre à gauche, qui coupe au pluscourt… prenez-la et vous gagnerez plus d’une demi-heure.

– En avant ! hurla l’officier. Il est à nous !…Brave homme, venez demain me demander au château Saint-Ange où jeserai de garde, et vous serez récompensé…

La troupe s’élança dans un galop furieux. Au bout de quelquesminutes, l’épais nuage qu’elle soulevait disparut au loin sur laroute de Naples. Alors, Spadacape ouvrit la chapelle. Ragastens ensortit et sauta en selle.

– Eh bien, monsieur le chevalier, vous avez vu ? Vousavez entendu ?…

– Rien !… Je parlais à saint Pancrace, le patron decette église, fit Ragastens avec un sourire.

– Ah ! fit Spadacape étourdi de stupéfaction… Et ilvous a répondu ?…

– Oui : il m’a dit qu’il te faisait rémission de toustes péchés passés.

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