Borgia !

Chapitre 24LA VENTE DE CAPITAN

L’aube venait à peine de s’éveiller, lorsqu’un homme, un juif,vint frapper à la porte de l’hôtellerie du Beau-Janus. MaîtreBartholomeo, l’hôtelier, ayant mis le nez à la fenêtre, reconnutson matinal visiteur.

– C’est bien, je descends ! dit-il.

Bientôt, il ouvrit la porte charretière et le juif se glissadans la cour de l’auberge.

– Bonjour, mon brave Ephraïm. Exact au rendez-vous.

– Exact, digne Bartholomeo, malgré le désagrément de melever de si bonne heure. Mais, dites-moi, pourquoi me faire venir àl’heure où les honnêtes gens dorment encore pour faire ce petitmarché ?

– Chut !… C’est justement pour que nul ne puisseassister à la vente que je veux vous faire…

Bartholomeo prit le juif Ephraïm par la main et le conduisitcontre un des piliers qui soutenaient une sorte de terrasse. Sur cepilier, une petite affiche manuscrite était collée.

– Lisez cela, maître Ephraïm, fit l’hôtelier.

Le juif se mit à lire à demi-voix. C’était une affiche annonçantque l’exécution de Ragastens devait avoir lieu ce jour même sur laplace en face de l’auberge.

– Ephraïm…, je vous ai fait venir pour vous vendre leshardes et un cheval avec son harnachement. Vous ne comprenezpas ? Les hardes… le cheval…

– Eh bien ?

– Ce sont les hardes du bandit. C’est le cheval du terriblebrigand Ragastens ! Vous comprenez maintenant la nécessité del’heure matinale. Si on se doutait que j’ai logé ce Ragastens, celapourrait nuire à la bonne renommée de mon auberge.

– En effet, fit le juif en hochant la tête.

– Vous, au contraire, mon digne Ephraïm, vous pourrezrevendre avec grand profit ces hardes et ce cheval. Ayant appartenuà un si dangereux bandit, effets et animal ne sauraient manquer detripler de valeur, par la curiosité qui s’attache naturellement auxchoses qu’ont touché de leurs propres mains les hommescélèbres.

– Serviteur ! Je ne veux pas attirer sur mon pauvrecommerce l’attention des messieurs de la justice. Ils ne sont quetrop enclins à la malveillance. Vendez vous-même hardes et cheval.En vertu de cette fameuse curiosité dont vous parliez si bien, vousne manquerez pas d’en tirer un bon profit…

– Oui ! Mais j’ai peur ! fit piteusementBartholomeo.

– Peur pour vous, mais pas pour moi !

– Consentez au moins à examiner ces hardes et ce cheval…Nous nous entendrons sur le prix…

– Bon, vous devenez raisonnable. Je veux bien voir toutcela. Mais je vous préviens que j’ignore d’où proviennent leshardes, à qui appartient le cheval. Je veux l’ignorer. Je vouscompterai le juste prix et nous ne parlerons pas du reste.

– Venez… Commençons par les hardes !

Quelques instants plus tard, Bartholomeo et le juif Ephraïm selivraient, dans la chambre de Ragastens, à un marchandage effréné.Ils finirent par tomber d’accord.

– Emportez cela et allons voir le cheval.

– Non… laissons. Si la bête ne me convient pas, le marchéne tient plus ; donc, inutile de me charger.

Ils se rendirent à l’écurie.

Capitan était là qui piaffait, hennissait, tirait sur sa longeet tournait la tête vers la porte. La pauvre bête attendait sonmaître, ne comprenant rien à sa longue absence.

Ephraïm tourna autour du cheval, examina ses dents, souleva sessabots, palpa ses jarrets nerveux et admira en connaisseur lesuperbe rouan.

Enfin, les deux compères ayant convenu d’un prix, Ephraïm songeaà ses hardes et se rendit, accompagné de Bartholomeo, dans lachambre de Ragastens.

Là, un cri de surprise leur échappa à tous deux. Les effetsavaient disparu !

– Qu’est-ce que cela signifie ? fit le juif,soupçonneux.

– Je n’en sais rien ! répondit Bartholomeotremblant.

– Un voleur a passé par là…

– Heu !… Il n’y a personne de réveillé encore dansl’auberge. Je pense que c’est de la magie.

– Magie, vol ou sorcellerie, vous me rendrez ce que je vousai versé pour les hardes et ne garderez que le prix du cheval.

Cela dit, Ephraïm qui, au fond, soupçonnait fort le digneBartholomeo de lui jouer un mauvais tour, se dirigea toutgrommelant vers l’écurie, suivi de l’aubergiste, atterré par cetteincompréhensible disparition. Ils entrèrent… et s’arrêtèrent,pétrifiés, béants, devant la stalle que Capitan occupait dixminutes auparavant. Le cheval avait disparu, lui aussi…

Les deux compères se regardèrent, effarés.

Cette fois, les soupçons du juif s’étaient dissipés. Quel’hôtelier eût fait traîtreusement enlever un paquet d’effets,c’était possible : mais le cheval !

– Je n’y comprends rien, murmura-t-il.

– Et moi, non plus ! fit Bartholomeo dont les dentss’entrechoquaient de terreur.

– Je crois que quelque adroit filou a habilement escamotéle cheval. D’autant mieux, observa Ephraïm qui venait de sortirdans la cour, d’autant mieux que vous avez laissé la portecharretière ouverte… Voyez vous-même…

– C’est trop fort. Je suis sûr de l’avoir fermée, et ellen’ouvre pas du dehors…

Le juif ne trouva rien à répondre.

– Tout cela est bien louche, en effet, dit-il au bout d’uninstant. Quoi qu’il en soit, je regrette de m’être dérangé pourrien… Allons, il ne vous reste qu’à me rendre l’argent.

Ah ! ce fut un moment bien dur que celui où maîtreBartholomeo dut restituer les ducats si honnêtement acquis par lavente d’un cheval qui ne lui appartenait pas.

Et tandis qu’Ephraïm se retirait, Bartholomeo rentra dans lasalle commune et, pâle, tremblant, se laissa tomber sur unescabeau, en murmurant :

– Mon auberge est hantée !…

Et maître Bartholomeo, accablé d’un si grand désastre, seplongea en de sinistres réflexions !… Voilà comment Capitanfut vendu sans l’être, et ne put être vendu tout en l’ayantété.

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