Borgia !

Chapitre 53LA CHUTE DE LA MAISON ALMA

Le chevalier de Ragastens avait religieusement tenu la premièrepartie du serment qu’il avait fait au vieux Manfredi : ne paschercher à revoir la jeune princesse. Il lui restait à accomplir ladeuxième moitié de son serment.

En effet, il avait juré de se faire tuer à la prochainerencontre avec l’armée de César. Maître de sa vie, le princeManfredi lui avait imposé le suicide. Le moment était venu.

Ragastens, à cette minute, sentit un amer regret de la vie qu’ilallait quitter. Mourir, alors qu’il était aimé !…

– Mourir sans l’avoir revue ! Fût-ce de loin !Fût-ce une seconde !…

Il avait la tête perdue. Il brûlait de fièvre. Il appelaSpadacape et lui ordonna de tenir son cheval tout sellé. Son idéeétait d’aller au palais, de voir Primevère sans lui parler ;puis de revenir et de courir au camp.

Pendant dix minutes encore, il hésita, piétina sur place, alladix fois ouvrir la porte, puis la referma. Tout à coup, il sedécida, descendit l’escalier en courant et, l’instant d’après, setrouva dans la rue… À ce moment, une immense acclamation retentit…De nombreuses torches apparurent, un groupe de cavaliers se montra…En tête, marchaient le comte Alma et le prince Manfredi !…

Pétrifié, Ragastens les vit venir sans faire un mouvement. Ilss’arrêtèrent près de lui. Le prince l’avait vu :

– Monsieur de Ragastens, dit-il, nous vous emmenons… SonAltesse le comte tient à vous voir dans le conseil qui va se tenirau camp.

Ragastens vacilla, comme assommé sur le coup. Mais aussitôt, sonindomptable nature reprit le dessus.

– Mon cheval !… Mes armes !…

Spadacape, déjà, était près de lui, tenant la bride de Capitan.Ragastens dit quelques mots à l’oreille de Spadacape. Celui-cirépondit par un signe de tête. Puis le cavalier sauta en selle etle groupe s’éloigna au pas dans les rues de Monteforte. À cemoment, il était environ minuit.

À l’instant où le groupe qui suivait le comte Alma et le princeManfredi avait franchi la porte de Monteforte, un cavalier s’étaittout à coup joint à ce groupe et, en même temps que lui, avaitfranchi la porte. Ce cavalier se tint alors tout en arrière de latroupe.

Peu à peu, il se laissa distancer et, sans que personne s’en fûtaperçu, demeura seul en arrière. Cet homme, alors, mit pied àterre. Puis il se mit à grimper les rochers, lentement, à tâtons…Au bout de deux heures, il se trouvait sur le plateau quisurplombait le défilé d’Enfer. L’homme s’accota alors à un rocher,sur un épais tapis de mousse et d’herbes. Bientôt, il s’endormitprofondément. Cet homme, c’était le moine Garconio.

 

Ragastens, au moment de monter à cheval pour suivre le princeManfredi, avait dit quelques mots à l’oreille de Spadacape.Celui-ci n’avait pas suivi le chevalier.

Mais, presque aussitôt après son départ, il s’était mis en routelui-même, était sorti de Monteforte en se faisant reconnaître duposte comme l’écuyer de M. de Ragastens et avait pris, àcheval, le chemin que Ragastens et lui avaient suivi le jour où lechevalier s’était rendu au rocher de la Tête pour se battre avecMalatesta.

Arrivé au plateau, Spadacape se mit à galoper dans la directionde l’auberge qui se trouvait au pied du rocher de la Tête. Ilportait en croupe un paquet assez volumineux qui ressemblait à unpaquet de cordes placées en rouleau. On n’a pas oublié, sans doute,que depuis leur arrivée à Monteforte, Ragastens et Spadacapes’étaient livrés, plusieurs soirs de suite, à un singulier travail.Spadacape sortait de la ville, conduisant une petite charrette. EtRagastens l’escortait. Où allaient-ils, tous les deux ? Quecontenait la charrette ?

Spadacape gagna l’auberge du Rocher de la Tête. Elle étaitvide : toute la maisonnée s’était réfugiée dansMonteforte.

Il descendit dans les caves creusées sous le rocher. L’escaliers’enfonçait de deux étages dans les profondeurs du granit.Spadacape descendit jusqu’à l’étage inférieur. Là se trouvaienttrois compartiments, le premier était fermé par une porteordinaire ; le deuxième et le troisième se fermaient au moyend’une grille de fer très solide. C’est dans la dernière cave que setrouvait le fameux trou qui, selon la légende de l’aubergiste,avait été creusé par la fourche de Satan en personne.

Spadacape, parvenu à la dernière cave, s’agenouilla près du trouque l’aubergiste avait montré à Ragastens comme preuve indiscutablede la véracité de son récit. Il avait descendu avec lui ce paquetbizarre qui ressemblait à un paquet de cordes. De cette corde, ilcoupa environ deux brasses et introduisit l’un des bouts dans letrou…

Son travail achevé, Spadacape remonta avec le restant du paquetde cordes. Alors, il revint dans la direction de Monteforte, ensuivant la ligne des rochers qui surplombaient le défilé d’Enfer. Àcent pas de l’auberge, il s’arrêta dix minutes devant l’un de cesrochers ; puis il en fit autant plus loin, puis plus loinencore.

Lorsque Spadacape revint vers l’auberge, il avait employé à sonmystérieux travail le paquet de cordes qu’il avait apporté deMonteforte.

Le prince Manfredi et le comte Alma arrivèrent au camp sur lesdeux heures et demie du matin, après avoir trotté ou galopé pendanttoute la traversée du défilé. Le conseil de guerre fut aussitôtréuni dans la tente du comte.

Des renseignements fournis par les vedettes avancées, il résultaque l’armée de César était placée en avant de son camp etconcentrée en une seule masse. Il était certain qu’une attaque seproduirait au point du jour.

Dans la tente du comte Alma, chacun émit son avis. Ragastensavait retrouvé tout son sang-froid.

– Monsieur de Ragastens, votre opinion ? demanda lecomte Alma.

– Opposer à la masse concentrée par César une massepareille. Altesse, si vous m’en croyez, l’armée alliée se placeratout entière devant le défilé qu’il faut avant tout défendre.

– L’avis est sage, fit le prince Manfredi avec une ironiequi surprit tous les assistants, mais je suis d’une opinioncontraire : nous devons profiter de ce que l’armée ennemie estconcentrée pour l’envelopper et l’attaquer de toutes parts à lafois…

Le plan de Ragastens était le seul praticable, en raison dufaible effectif que les alliés pouvaient opposer à César. Le plande Manfredi était d’une évidente témérité. Ce fut pourtant cedernier qui l’emporta. D’ailleurs, une fois son avis donné,Ragastens dédaigna de le défendre.

Il était près de quatre heures lorsque le conseil pritfin ; à ce moment, le soleil se levait. Sur l’ordre deManfredi, les trompettes sonnèrent, les troupes se mirent en marchevers le camp de César, se déployant au fur et à mesure qu’ellesavançaient. Le comte Alma, le prince Manfredi et Ragastens setrouvaient au centre de l’immense éventail qui se développaitlentement.

L’armée de César ne bougeait pas. Tout à coup, les alliés seprécipitèrent, les trompettes et les fifres sonnèrent l’attaque.Elle fut violente et la bataille s’engagea sur toute la ligne à lafois.

César s’était laissé envelopper. Mais alors s’accomplirent lesprédictions de Ragastens. Dédaignant de répondre aux troupes quil’assaillaient sur ses flancs, César ébranla son armée qui, commeun coin énorme de fer et d’acier, s’enfonça dans le centre de laligne alliée, avec une force irrésistible…

Pendant une heure, les alliés tinrent bon… le sang ruissela, lescadavres s’entassèrent. Ragastens, avec une poignée de cavaliers,exécuta charges sur charges. Il fonçait droit devant lui, sedécouvrant, passant au plus épais de la mêlée, cherchant la mort.La mort ne voulait pas de lui !…

Et ce fut au retour d’une de ces charges qui avaient paralysél’élan de César qu’il vit tout à coup le comte Alma et le princeManfredi entourés par un groupe de Suisses. Ragastens s’élança,suivi d’une vingtaine de cavaliers. À ce moment, le comte Almatomba, la gorge ouverte par un coup de lance. Il tomba, tué raide,les bras en croix, les mains crispées, dans des flaques desang.

Il y eut autour de son corps une lutte acharnée. LorsqueRagastens vit que le prince Manfredi demeurait seul debout,enveloppé de toutes parts, avec la cinquantaine de guerriers qu’ilavait autour de lui, il eut un éblouissement de désespoirintime.

– Le moment de mourir est venu !… pensa-t-il.

Et en même temps, il chargea. En un instant, il fut sur legroupe qui entourait le prince. Le vieillard, tête nue, sanglant,effrayant à voir, lui sourit. Ragastens vit ce sourire etcria :

– Je tiens parole !…

Son attaque tint du prodige et de la folie. Il se rua, ayantjeté son épée, poussant son cheval, se précipitant sur les lances…Et, au bout de quelques minutes de voltes, de vire-voltesfoudroyantes, il se retrouva vivant, dans un large espace vide,devant des gens qui fuyaient, effarés.

À ce moment, un coup d’arquebuse retentit à dix pas devant lui.Ragastens entendit la balle siffler à son oreille. Puis, en arrièrede lui, il y eut un cri sourd. Il se retourna… Et il vit le princeManfredi qui roulait de son cheval et tombait non loin du cadavredu comte Alma.

Ragastens sauta à terre et courut au prince. Le vieillard avaitreçu le plomb en pleine tête. Cependant, il n’était pas mortencore. Ses yeux convulsés roulaient dans leurs orbites, il faisaitun effort surhumain pour se soulever. Ragastens se pencha surlui.

– Monsieur, lui dit Ragastens, vous m’êtes témoin que j’aitout fait pour tenir ma parole…

– Oui ! fit le prince de la tête.

– Je n’ai pas réussi… mais la bataille n’est pas finie…Mourez en paix, monsieur… Je vous rejoins…

– Non ! articula péniblement le vieillard. Vivez… pourelle !…

Ragastens s’agenouilla et des larmes coulèrent sur ses joues,traçant un double sillon parmi la poussière noire qui couvrait sonvisage. Manfredi voulut parler encore. Mais sa tête qu’il avaitsoulevée retomba lourdement. Le prince Manfredi était mort…

Alors, Ragastens se baissa, souleva cette tête blanche et rougeet déposa un baiser à la place même que la balle avait frappée.Quand il se releva, il était livide, avec une bouche toute rouge desang.

Il jeta les yeux autour de lui et vit Capitan qui l’avait suivi.Alors, il ramassa la large épée du prince Manfredi, sauta en selleet examina la situation.

Les chefs survivants des alliés s’étaient massés autour de lui.La bataille était perdue et la défaite allait se changer endésastre. De toutes parts, les troupes alliées fuyaient, jetantleurs armes, se précipitant vers le défilé.

– Nous sommes perdus ! dit une voix près de Ragastens.Le chevalier se retourna et vit Giulio Orsini.

– César va marcher sur Monteforte, poursuivit celui-ci.

– Il faut le laisser marcher ! dit Ragastens. Et,s’adressant à voix basse à Orsini :

– Mon cher ami, tâchez de rallier autour de vous tout ceque vous pourrez et battez en retraite dans le défilé… Laissez-vouspoursuivre par César jusqu’à Monteforte.

– Je ne comprends pas…

– Avez-vous confiance en moi ?

– Confiance illimitée…

– Faites donc ce que je vous dis… Moi… je vais préparer àmonseigneur Borgia une petite surprise à ma façon…

Tandis que Giulio Orsini faisait sonner la retraite ets’enfonçait dans le défilé d’Enfer avec tout ce qui restait detroupes valides, Ragastens s’éloigna à fond de train du champ debataille.

Une demi-heure plus tard, il commençait à grimper les pentesinaccessibles du plateau. Bientôt il fut obligé de mettre pied àterre. Mais Capitan le suivit, les naseaux en feu, hennissant… Aubout d’une heure de cette ascension, Ragastens se trouva sur leplateau. À ce moment, il vit l’arrière-garde de César s’enfoncerdans les gorges qui menaient à Monteforte.

Ragastens laissa souffler une minute Capitan. Aussi loin que lavue pouvait s’étendre, le plateau était désert. Alors, il se mit enselle et partit comme un ouragan dans la direction du Rocher de laTête…

 

Le moine Garconio avait passé une nuit paisible sur son lit demousse, en plein air. La rosée du matin le réveilla. Il se leva, sesecoua et éclata de rire.

– César, avec ses renforts, a vingt mille hommes, dit-il àhaute voix. Quelle déroute pour les alliés !… Ragastens, c’estaujourd’hui le grand jour de justice…

Le moine choisit un bon emplacement pour assister à la déroutedes alliés et voir si Ragastens serait parmi les survivants. Ilalla jusqu’à l’auberge du rocher de la Tête. Mais il ne s’y arrêtapas. Il alla un peu plus loin et trouva enfin une place commoded’où il pouvait voir admirablement tout ce qui se passerait dans ledéfilé.

À ce moment, la bataille était commencée, là-bas, au loin, etdes bouffées de rumeurs en arrivaient jusqu’à Garconio. Cependant,les heures coulaient. Garconio avait apporté des provisions. Il semit à manger tranquillement, sans cesser d’examiner le défilé.

Tout à coup, les rumeurs se rapprochèrent. Il se pencha. Deshommes, des soldats accouraient : ils appartenaient à l’arméedes alliés ; c’étaient les premiers fuyards qui s’étaientjetés dans le défilé pour se réfugier à Monteforte. Puis, presqueaussitôt, ce ne furent plus des hommes isolés : des troupesentières passèrent au pas de course…

– Qu’est-ce que j’avais dit ? hurla Garconio délirantde joie. Mais je ne vois pas de Ragastens ! Tout à l’heure,j’irai visiter le champ de bataille… et je le trouverai !…

Le défilé, maintenant, grouillait de monde. C’était comme unefourmilière humaine surprise par quelque catastrophe et fuyant,éperdue, sous les rayons du soleil impassible. Enfin, une troupeapparut, qui tenait bon encore, qui reculait lentement enbataillant.

La clameur qui montait de cette fournaise était formidable… Etce fut alors la tête de colonne de l’armée de César qui se montra.Les troupes de Borgia s’avançaient en bon ordre, en rangsserrés.

– Monteforte sera pris tout à l’heure ! s’écria lemoine.

Puis, haletant d’émotion :

– Ragastens n’y est pas !… Il est tombé là-bas !…Je vais voir !…

L’armée de César continuait à avancer. Maintenant elle étaittout entière sous les yeux du moine qui, penché en avant, accrochéà un rocher, trépignait et hurlait.

À ce moment, une épouvantable détonation se fit entendre dans ladirection de Monteforte.

Le moine, en se penchant de ce côté, vit s’élever dans les airsune épaisse colonne de fumée, mélangée de pierres, de rochersénormes… Puis cela se dissipa. Et il entendit des hurlements, ilvit un recul épouvanté de l’armée de César… La pluie de rochersretombait sur l’armée, écrasant des pelotons entiers…

– Qu’est cela ? murmura le moine en blêmissant.

Une seconde détonation retentit… mais plus rapprochée deGarconio. La même colonne de fumée s’éleva, la même pluie depierres s’éboula, les mêmes hurlements, les mêmes gémissementséclatèrent… L’armée de César voulait reculer, ceux qui venaientpar-derrière continuaient à avancer ; le désordre étaitindescriptible.

Le moine poussa un affreux juron. Puis il s’élança sur leplateau, en courant vers l’auberge. Alors, à cinq cents pas de lui,il vit un homme se pencher, allumer une mèche. Une troisièmedétonation ébranla la masse des rochers. En bas, la clameur futeffroyable… Cet homme massacrait à lui tout seul une arméeentière…

Et Garconio, levant le poing au ciel, fit entendre un cri demalédiction. Il venait de reconnaître Ragastens…

Ragastens bondissait en se rapprochant de l’auberge. Une foisencore, il se baissa, un feu pétilla… une fois encore, l’explosionretentit !…

Semblable à un Titan, Ragastens émiettait une montagne pourécraser une armée !… Il bondit encore, et une cinquièmeexplosion fit ébouler des pans énormes de rochers…

Le moine pétrifié, hagard, le regardait faire comme dans uncauchemar. Il le vit enfin se précipiter dans l’auberge. Alors, unesorte de délire l’affola. Lui aussi courut à l’auberge et, sejetant à l’intérieur par la porte où il avait vu entrer Ragastens,il se vit devant un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

Et livide, les cheveux hérissés de terreur, fou de fureur, il serua dans l’escalier. Il parcourut en courant deux ou trois caves oùrégnait un demi-jour et, tout à coup, il aperçut Ragastens quimettait le feu à une longue mèche de poudre.

La mèche commença à pétiller. Alors Ragastens se leva, sortit dela dernière cave et, machinalement, tira la grille de fer aprèslui. Il marcha sur la deuxième grille sans se hâter.

Tout à coup, il entendit un éclat de rire strident. La grillesur laquelle il marchait venait de se fermer violemment !Ragastens se trouvait prisonnier dans la deuxième cave, entre deuxportes grillées de fer !…

Derrière lui, dans la dernière cave pétillait la mèche quiallait mettre le feu à un amas de poudre énorme… Et il ne pouvaitplus l’éteindre !… Devant lui, dans la première cave, par-delàla grille qui venait de se fermer, il vit une forme noire. C’étaitle moine ! C’était Garconio qui riait ! Il avait collé safigure aux barreaux.

– Eh bien, démon ! gronda-t-il. Te voilà donc pris àton piège !…

Ragastens haussa les épaules et tourna le dos.

– Meurs ! hurla le moine. Meurs désespéré !

Et Garconio se précipita au-dehors. Ragastens avait inutilementessayé de rouvrir la grille qui le séparait de la mèche. Cettegrille qu’il avait tirée à lui était fermée par un crampon enfoncédans le roc et il eût fallu une clef, maintenant, pourl’ouvrir !

La mèche se consumait lentement.

Ragastens calcula qu’il avait encore un peu plus d’une minute àvivre. Il se croisa les bras, s’assit dans un coin et, fermant lesyeux, il évoqua de toutes les forces de son âme l’image qui étaitdans son cœur.

– Adieu, Primevère !… murmurait-il.

Tout à coup, il y eut dans l’escalier une dégringolade furieuse.Un homme apparut, un lourd marteau à la main.

– Spadacape ! tonna Ragastens en bondissant.

Spadacape ne répondit pas ; il assenait sur la serrure dela grille des coups capables de démolir une des portes de bronze duchâteau Saint-Ange. Au troisième coup la grille sauta. Ragastens sejeta dans l’escalier.

Alors Spadacape saisit à pleine main une forme noire qui gisaitsur le sol. Cette forme, c’était le moine Garconio. Il avait lesmains et les pieds liés.

– Grâce ! hurla le moine en se tordant.

Spadacape, sans lui répondre, le traîna dans la cave, près de lagrille de fer, derrière laquelle brûlait la mèche. Alors, à sontour, il se précipita dans l’escalier. En quelques bonds, ilrejoignit le chevalier et tous les deux s’éloignèrentrapidement.

Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’une détonation plusformidable encore que les autres, retentit lugubrement. La massedes rochers vacilla pendant quelques secondes. Puis il y eut unéboulement fantastique, des pierres gigantesques fusèrent en l’air,parmi lesquelles Ragastens vit un instant la loque noircie etpoudreuse d’un corps humain, puis tout retomba dans le défilé avecun effroyable fracas.

Lorsque la fumée et la poussière soulevées se furent dissipées,l’auberge avait disparu. Le Rocher de la Tête s’était éboulé,effondré, émietté… Et on ne voyait plus à cette place qu’uneimmense excavation béante d’où des milliers de reptiless’enfuyaient effarés.

Alors, tandis que les débris de l’armée de César se sauvaient,éperdus de terreur, Ragastens, du haut d’un roc, se pencha sur ledéfilé. Parmi les fuyards, au loin, il aperçut César qu’il reconnutà son cheval noir et à son panache. Il eut un rire éclatant, unrire nerveux, irrésistible. La tension de nerfs qu’avait exigéel’étonnante manœuvre se résolvait dans ce rire…

À ce moment, comme si, malgré les clameurs, il l’eût entendu,César leva la tête. Il vit Ragastens. Son poing se tendit vers luidans un geste de menace désespéré.

– Au revoir, monseigneur ! cria Ragastens de toute laforce de ses poumons.

Mais déjà César, entraîné par le flot déchaîné des fuyards,disparaissait à un tournant du défilé d’Enfer. Ragastens se tournavers Scadacape.

– Merci ! lui dit-il en lui tendant la main.

– Ah ! monsieur, l’affreuse bête que cemoine !

– Oui… sans toi, c’est moi qui sautais à sa place !Mais tu l’avais donc vu ?

– Tout à fait par hasard. Comme vous m’aviez dit que vousvouliez seul mettre le feu aux mines que nous avions préparées, jem’étais mis à l’écart, à quelque distance de l’auberge, pour jugerde l’effet… Tout à coup, à vingt pas de moi, je vois grouillerquelque chose de noir. Les explosions commençaient et faisaientmerveille… Je regarde, je vois la bête… je veux dire le moine… Jele vois qui se précipite comme un fou… je le suis de l’œil…Soudain, il se rue vers l’auberge… Je me précipite derrière lui… etj’arrive à temps pour l’entendre éclater de rire… Je ramasse unmarteau dans la cuisine de l’auberge, je dégringole l’escalier…vous savez le reste…

– Merci, mon brave compagnon… Je te dois deux fois lavie…

– Bon ! Je vous dois bien autre chose, moi ! Jesuis encore votre obligé…

– À propos, où est Capitan ?…

– Je l’ai attaché là-bas.

– Bien. Tu vas le ramener à Monteforte.

– Et vous, monsieur !

– Moi, je reviens par le défilé.

En effet, Ragastens se dirigea rapidement vers les bords duplateau, en avant de la première mine qu’il avait fait sauter, etcommença à descendre.

En bas, l’armée des alliés s’était arrêtée. D’abord, on n’avaitrien compris à ces coups de tonnerre qui grondaient l’un aprèsl’autre. Mais quand on vit tomber la pluie des énormes pierres,quand on vit des pans de rochers s’ébouler et écraser lespoursuivants, des cris d’enthousiasme s’élevèrent… Toute l’arméecomprit que Monteforte était sauvée, que les troupes de Césarétaient écrasées.

Ce fut un délire de joie. On acclamait l’inconnu qui venait desauver l’armée et la ville. Les chefs survivants s’étaient masséset examinaient la déroute de l’ennemi. Et eux aussi se demandaientqui était ainsi intervenu au dernier moment, maniant la foudre etle tonnerre comme un dieu résolu à les sauver. Ce fut à ce momentqu’on aperçut un homme qui commençait à descendre du haut duplateau.

– C’est Ragastens ! cria Giulio Orsini…

Le nom de Ragastens courut de bouche en bouche. Et lorsque lechevalier arriva enfin au bas, il n’eut pas le temps de sauter àterre ; mille bras se tendirent vers lui ; il fut saisi,embrassé, à demi étouffé, et après avoir failli sauter, il faillitsuccomber aux étreintes de ses amis… Lorsque le délire de la joiese fut un peu calmé, on se mit en route pour Monteforte. Ragastens,qui avait sauté sur un cheval, marchait en tête, comme un chefd’armée qui rentre victorieux ; ainsi l’avaient voulu lesofficiers et les chefs survivants.

Ragastens, le cœur battant, marchait vers le palais du comted’Alma.

– Il n’y a plus d’Alma ni de Manfredi pour épouser laprincesse ! se disait-il rêveur.

À ce moment, il vit qu’il était au bas de l’escalier monumentaldu palais. Il leva les yeux, s’attendant à voir Primevère. Maiselle n’était pas là…

– Elle a sans doute appris la mort de son père et du princeManfredi, songea-t-il.

Il mit pied à terre. Les chefs l’entourèrent.

– Venez, chevalier, lui dit alors Giulio Orsini… À vousrevient l’honneur de faire le récit de la bataille à madameBéatrix, désormais seule souveraine du comté.

Ragastens monta le grand escalier, environné de guerriers et deseigneurs, tandis que la foule envahissait la grande place. Soncœur battait à rompre. L’instant décisif de sa vie allaitsonner.

À ce moment, une femme âgée, principale dame d’honneur de laprincesse, s’avança au-devant du groupe.

– Seigneurs, dit-elle, j’ai une affreuse nouvelle à vousannoncer… La princesse Manfredi a disparu, seigneurs !…

– Disparue ?…

– On s’est aperçu de cet événement cette nuit, deux heuresenviron après le départ du comte et du prince. Des recherches ontété faites toute la nuit et tout le jour ; il a été impossiblede retrouver les traces de la jeune princesse, excepté qu’unofficier qui était de garde affirme l’avoir vue sortir deMonteforte, mais sans pouvoir dire quel chemin elle a pris.

Un silence lugubre accueillit ces paroles. Ragastens demeura uninstant comme hébété !… Puis, tout à coup, il tomba comme unemasse, les bras en croix…

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