Borgia !

Chapitre 63UN BON LECTEUR

Lucrèce Borgia avait accompagné son père tremblant dans sonappartement. Cachée derrière un massif d’arbustes, elle avaitassisté, invisible, à la mise en scène qu’elle avait combinée. Elleavait entendu le vieillard frappé de terreur, adresser debalbutiantes paroles au fantôme de la comtesse Alma. Puis, lorsquePrimevère eut disparu et que le pape se fut évanoui, elle s’étaitélancée vers lui en appelant au secours. Maintenant, elles’efforçait, en apparence, de calmer son père.

– Mais enfin, s’écria-t-elle, qu’avez-vous vu, monpère ?… Est-il possible que vous vous abandonniez à desterreurs puériles ?

– Oui… tu as raison, ma fille… répondit le vieux Borgia quipeu à peu se remettait ; ces terreurs sont indignes de moi…Mais, dis-moi, ma bonne Lucrèce, ne crois-tu pas que les mortspuissent se lever de leurs tombes ?… Parle-moi,Lucrèce !… Ne me laisse point dans cet épouvantablesilence !… oh !… ces flambeaux, allume-les… là !…dans ce coin… ces masses d’ombres qui se meuvent…vois-tu !…

Le vieillard s’exaltait. Tranquillement, Lucrèce alluma lesflambeaux.

Jusque fort tard dans la nuit, Lucrèce veilla sur son père.Enfin le vieillard s’endormit d’un sommeil agité. Sa fille lecontempla pendant quelques minutes avec un étrange sourire.

Peu à peu, le sourire disparut de ses lèvres. Lentement, ellerecula, les yeux fixés sur son père endormi. Et si le vieux Borgias’était réveillé à ce moment, ce regard qui pesait sur lui l’eûtépouvanté plus encore que les fantômes créés par le délire de lapeur !…

 

Lucrèce, en sortant des appartements de son père, descendit auxjardins où le pape avait eu cette vision qui l’avait tant frappé.Le silence le plus profond régnait maintenant dans le château. Toutétait éteint.

Seule une fenêtre demeurait faiblement éclairée : c’étaitcelle de la chambre de Primevère qui, toujours sur ses gardes,laissait brûler un flambeau jusqu’au jour. Lucrèce leva la têtevers cette fenêtre.

– Oui ! murmura-t-elle avec haine. Tu te méfies… maistoutes tes précautions ne serviront à rien !…

 

Quand elle rentra dans son appartement, environ une heure après,le valet qui veillait constamment à l’antichambre luidit :

– Un homme venu d’Italie attend la signora.

– Depuis quand est-il arrivé ? demanda-t-elle.

– Depuis une demi-heure environ.

– Et il vient d’Italie ?

– De la part de monseigneur César.

Lucrèce eut une exclamation de joie et fit un signe. Quelquesinstants plus tard, l’homme venu d’Italie était devant elle.

– L’abbé Angelo ! s’exclama-t-elle.

L’abbé s’inclina avec toute la grâce qu’il affectait et selonles dernières modes en usage pour la révérence.

– Quand avez-vous abordé, mon cher abbé ?

– Il y a moins d’une heure, signora. J’ai fait diligencepar la route.

En même temps, Angelo tirait de son manteau une lettre qu’ilprésentait à Lucrèce :

– Monseigneur le duc de Valentinois, dit-il, m’a chargé devous apporter ce parchemin qu’il n’a voulu confier qu’à unepersonne sûre.

Lucrèce parcourut la lettre. Elle jeta sur l’abbé un long etpensif regard. Puis elle s’assit, et longuement, mot par mot, relutla lettre. Lorsqu’elle crut enfin en avoir pénétré le sens, elleexamina en dessous le jeune abbé.

« Comment César a-t-il pu se confier à cetécervelé ? » pensa-t-elle.

Et, tout haut :

– Vous connaissez évidemment le contenu de cettemissive ?

– Oui, madame : le contenu… et le sens.

La voix de l’abbé s’était soudain modifiée et était devenue dureet ferme. Lucrèce le regarda avec étonnement. Déjà l’abbé Angelocontinuait :

– Au cas où le contenu de cette lettre ne vous conviendraitpas, madame, je repartirais dès demain pour en aviser Monseigneur.Mais si, comme nous avons tout lieu de le penser, vous êtesd’accord avec nous pour les soins à donner à Sa Sainteté, il seraiturgent de prendre les dispositions nécessaires… Car j’ai hâte deretourner en Italie pour placer sur ma tête la mitre que votreillustre frère a bien voulu me faire espérer…

Ces paroles de l’abbé contenaient toute une explication queLucrèce comprit. Elle répondit gravement :

– Mon cher Angelo, je ne vous connaissais pas… Nous auronsà causer… plus tard… Vous valez certainement mieux qu’unemitre !…

– C’est mon avis, madame, dit froidement Angelo.

– En attendant, réglons donc l’affaire spéciale qui vousamène à Caprera. Prenez ce siège… là, près de moi.

L’entretien de Lucrèce et d’Angelo commença à voix basse et durafort longtemps. Vers midi, Lucrèce entra chez son père. C’étaitl’heure où elle allait généralement le voir. Elle égayait le repasdu vieux Borgia.

Ce jour-là, le pape paraissait plus sombre encore qued’habitude. Lucrèce s’enquit de sa santé, évita de parler desterreurs que son père avait manifestées la nuit précédente, fitchanger le coussin qu’il avait sous les pieds sous prétexte qu’iln’était pas assez moelleux.

– Mon père, je vous ai ménagé une surprise.

– Laquelle ? demanda le pape avec inquiétude.

– Vous n’avez personne pour vous faire la lecture et celavous ennuie…

– M’aurais-tu trouvé un bon lecteur ?… Que n’ai-jepensé à emmener cet excellent Angelo… Il me manque…

– J’ai fait mieux que de vous trouver un lecteur… j’aienvoyé un messager à l’abbé Angelo pour lui dire de venir vousretrouver ici…

– Ah ! Tu es vraiment ma consolation, ma pauvreLucrèce !… Et quand arrivera-t-il ce brave Angelo ?

– Il est arrivé, mon père !

En même temps, Lucrèce frappa sur un timbre avec un petitmarteau. L’abbé Angelo parut et alla s’agenouiller devant levieillard qui esquissa une rapide bénédiction.

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