Borgia !

Chapitre 16LA PAPESSE

Ragastens venait de passer une nuit blanche. Cependant, iln’éprouvait aucun besoin de repos. Surexcité par les événements dela nuit et les pensées qui tourbillonnaient dans sa cervelleenfiévrée, il n’eût pu fermer l’œil.

Il recommanda Capitan aux bons soins de maître Bartholomeo, etse dirigea à pied vers le château Saint-Ange. L’heure étaitmatinale encore. Mais Ragastens savait que le prince Borgia selevait tôt.

Lorsque le chevalier arriva dans les antichambres quiprécédaient les appartements de César, il les trouva vides :ni courtisans, ni officiers… Un intendant s’avança au-devant deRagastens.

– Monseigneur se trouve en ce moment au Vatican, luidit-il ; je suis chargé d’en prévenir M. lechevalier.

– Au Vatican ?…

– Oui : il y a ce matin solennelle audience de SaSainteté.

– Et vous dites que le prince vous a chargé de meprévenir ?

– Monseigneur m’a même chargé d’ajouter qu’il attendM. le chevalier dans la salle des audiences pontificales…

Ragastens sortit. Quelques minutes plus tard, il entrait auVatican et gagnait les salons officiels.

Là, une foule sur laquelle planait le bruissement des murmuresattendait, attentive, les yeux tournés vers une portemonumentale.

De temps à autre, cette porte s’ouvrait. Un introducteur,encadré de deux hérauts, tout raide dans un costume de lourd satinblanc, s’avançait de quelques pas. L’introducteur prononçait un nomet l’un des hérauts le répétait à haute voix.

Aussitôt, un cardinal, ou un officier, ou un groupe de députéss’avançait et passait la porte, précédé par l’introducteur.

Alors, le grand silence qui venait de se faire était à nouveauremplacé par le bruissement des conversations échangées à voixbasse et la foule attendait une réapparition de l’introducteur.

Un laquais le toucha au bras. Ragastens tressaillit.

– Que monsieur le chevalier me pardonne, fit le laquaisdans un murmure.

– Que désirez-vous ?

– Si monsieur le chevalier veut me suivre…

– Où me conduisez-vous ?…

– Dans la salle des audiences, où j’ai l’ordre de vousintroduire. Monseigneur vous attend.

Ragastens suivit sans plus de réflexion le laquais qui seglissait entre les groupes. Cependant, aux regards d’envie et destupéfaction qui convergèrent sur lui, il dut se rendre comptequ’une faveur inouïe venait de lui être accordée.

Il poussa un soupir, en songeant que cette faveur allait luiêtre inutile. En effet, il était fermement résolu à faire sesadieux à César. La seule idée de combattre contre Primevère luicausait une insurmontable horreur. Et, d’autre part, l’accueilqu’il avait jusque-là reçu de César le mettait dans l’impossibilitéde se tourner contre lui… Mais, tout au moins, il pourrait profiterde l’évidente amitié de Borgia pour apporter à son nouvel amiRaphaël Sanzio une aide efficace.

Ce fut en agitant ces diverses pensées qu’il pénétra dans lasalle des audiences – non par la porte monumentale et officielle,mais par une porte plus petite, réservée aux allées et venues desintimes – dernière faveur qui provoqua parmi les courtisans unmurmure de véritable admiration.

Près de la porte, se tenait immobile l’introducteur, entouré deses deux hérauts. Devant une haute fenêtre, douze abbés faisantoffice de secrétaires, penchés sur une table immense, écrivaientfiévreusement. Tout autour de la salle, des gardes nobles debout,l’épée à la main, se tenaient droits et rigides, sans un geste.

Enfin, au milieu, assise à une table, une femme décachetaitactivement des lettres amoncelées devant elle. À quelques pas delà, un homme, botté, cuirassé, à demi renversé dans un fauteuil,les jambes croisées l’une sur l’autre, se balançait.

L’homme, c’était César…

La femme, c’était Lucrèce Borgia.

– Ah ! s’écria César en l’apercevant, voici lechevalier, le brave Ragastens à qui, comme à son compatrioteBayard, on pourrait donner le titre de « chevalier sans peuret sans reproche !… »

– Monseigneur… interrompit Ragastens embarrassé.

– Ma sœur, continua César, vous n’avez pas vu le chevalierempoigner un homme et s’en servir comme une catapulte qui lanceraitun bloc de rocher… Vous n’avez pas vu le chevalier faire sauter àson cheval un triple rang de faquins armés de poignards…

– Vous m’avez raconté tout cela, mon frère. Asseyez-vous,terrible chevalier… nous aurons à causer.

Ragastens s’était incliné devant la jeune femme et une rapideévocation des magnifiques splendeurs du Palais-Riant passa devantses yeux.

– Allons bon ! reprit Lucrèce en parcourant unelettre, voilà le cardinal Vicenti qui proteste contre la redevanceque nous demandons sur chaque mariage et enterrement… Écrivez-lui,ajouta-t-elle, en se tournant vers les abbés secrétaires, qu’il n’aqu’à s’en référer aux termes formels de notre dernière bulleEsto matriomonium… Aidez-moi donc, chevalier…décachetez-moi ce paquet.

Ragastens obéit, abasourdi, stupéfait.

Lucrèce parlait, agissait, commandait, comme si elle eût été lepape ! Ce n’était plus la Lucrèce du Palais-Riant. C’était unereine aux yeux durs, à la parole brève, au geste impérieux, undiplomate, un ministre travaillant à l’expédition des affairesd’État !…

– Ah ! ah ! s’écria César en riant, vous êtesétonné, chevalier… Avouez que vous êtes stupéfait… Vous en verrezbien d’autres… Notre Lucrèce, voyez-vous, c’est notre fortetête !

– Monseigneur ! fit Ragastens, j’admire sans en êtreétonné, l’activité d’esprit et la puissance de travail deMme la duchesse de Bisaglia.

– Une lettre de notre envoyé à Pesaro ! fit Lucrèce.Il nous prévient que les bons habitants de Pesaro s’agitent… deuxmille hommes en armes… À toi, César !…

– Bon ! Nous allons régler tout cela d’uncoup !

– Écrivez à l’ambassadeur d’Espagne que ce qu’il demandeest impossible, reprit Lucrèce. Le pape ne peut tolérer unepareille usurpation de ses droits… Le roi d’Espagne est tropcatholique pour ne pas le comprendre… Et, s’il le faut, on l’aideraà comprendre…

– Diable ! Tu te fâches, Lucrèce ? ricana César.Qu’y a-t-il ?…

– Rien… une misère.

Ragastens assistait avec une stupéfaction croissante à cettescène où Lucrèce se révélait. Elle était la papesse !… Unesorte d’écœurement lui venait devant le flagrant délit de cetteimpudente audace. Il s’était un peu reculé, dans la pénombre d’uneencoignure. Mais de là, il voyait tout, il entendait tout…

– Écrivez, dit à ce moment Lucrèce en se tournant vers l’undes secrétaires, écrivez au cardinal Orsini que Sa Sainteté le prieà déjeuner demain, en sa villa du Belvédère…

– Alors, ce pauvre cardinal Orsini déjeune avec nous,demain ? interrogea César à demi-voix.

– Ça lui apprendra, répondit Lucrèce sur le même ton, çalui apprendra à faire des enquêtes sur la mort de notre pauvre cherFrançois…

Ragastens avait entendu. Il frissonna. Il crut avoir entrevu lalugubre signification de cette invitation…

– À propos, continua Lucrèce tout haut, et l’assassin denotre cher frère, est-il trouvé ?

– J’ai fait arrêter une vingtaine de chenapans, réponditnégligemment César. Une douzaine d’entre eux ont déjà subi latorture, mais pas un de ces faquins ne veut avouer… Il faudra bienpourtant retrouver le scélérat… un tel crime ne saurait demeurerimpuni.

– C’est mon avis, dit froidement Lucrèce.

Ragastens écoutait de ses deux oreilles et se demandait s’il nerêvait pas… Il avait sinon la certitude matérielle, du moins laconviction instinctive que le duc de Gandie avait été assassiné auPalais-Riant. Et ce fut avec une horreur insurmontable qu’ilentendit César parler, avec un sinistre sourire, de la tortureinfligée à des malheureux à qui il « fallait » faireavouer le crime qu’ils n’avaient pas commis.

Il fut sur le point de dire aussitôt à César qu’il était venupour lui faire ses adieux. La pensée des promesses qu’il avaitfaites à Raphaël Sanzio le retint. Et il résolut d’attendre la finde cette scène.

Il allait se rapprocher de la table à laquelle était assiseLucrèce, lorsqu’une petite porte latérale s’ouvrit. Un moine entraet se dirigea aussitôt vers Lucrèce. Ragastens tressaillit enreconnaissant dom Garconio.

Celui-ci n’avait pas vu le chevalier. Il s’était arrêté près dela table, et tournait le dos à Ragastens.

– Eh bien ? demanda Lucrèce au moine.

– Princesse, c’est fait.

– Bon ! Voilà qui va faire plaisir à mon père.

– La chose a marché toute seule… Nous avons à moitiéassommé le peintre…

– Pas tué, j’espère ?… Mon père tient à ce qu’ilachève cette Transfiguration… Caprice de vieillard…

– Non, princesse, pas tué… à demi assommé seulement… Il enreviendra… Quant à la petite, nous n’avons eu qu’à la cueillir dansnos bras… et, selon vos ordres, nous l’avons conduite auTivoli…

– Parfait ! Vous pouvez vous retirer, maître Garconio…Monsieur l’introducteur, ajouta-t-elle à haute voix, veuillezannoncer que l’audience est terminée…

Le moine s’était retiré. Ragastens, livide, la sueur au front,s’était mordu la lèvre jusqu’au sang pour ne pas crier…

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