Borgia !

Chapitre 32UN GLAS DANS LA NUIT

Le sieur Boniface Bonifazi, jardinier en chef de la villa deTivoli, était une façon de personnage. Alexandre VI le tenait engrande estime. Lucrèce l’avait en amitié.

Le pape, qui avait empoisonné tant de gens, craignaitcontinuellement de l’être lui-même. Aussi, maître Boniface avait-ilreçu les consignes les plus rigoureuses en ce qui concernait lasurveillance du jardin.

D’ailleurs, pour plus de sécurité, Alexandre VI se faisaitapporter par Boniface lui-même, au commencement de chaque repas,les fruits qu’il devait manger à la fin. Le pape prenait au hasarddeux ou trois de ces fruits et Boniface les mangeait devant lui.Pendant tout le repas, le maître jardinier restait là, devant lui.Et, lorsque au bout d’une heure, le pape en était aux fruits, illes mangeait avec une tranquillité relative, puisque Bonifacen’était pas empoisonné. Le vieux Borgia procédait de même avec sonsommelier et son cuisinier.

Donc, Boniface Bonifazi, considéré, estimé selon son mérite,ayant sous ses ordres une petite armée d’aides-jardiniers chargésde la grosse besogne, habitait un petit pavillon isolé, qui setrouvait dans le jardin particulier du pape : seul il devait ypénétrer. À la nuit, les aides décampaient.

Ce vieux bonhomme avait pour les fruits et les fleurs de sonjardin cet amour passionné que les véritables artistes ont pourleur œuvre. Cette passion désordonnée devait conduire Boniface aucrime de désobéissance.

L’espoir de sauver ses pêches piquées, l’espoir plus attrayantde connaître la nouvelle variété de pêches découverte par Ragastensfurent plus puissants que la crainte de la mort. Toutefois, ce nefut pas sans de terribles angoisses qu’il introduisit Ragastensdans le jardin du pape, le soir même de leur rencontre. EtRagastens se trouva installé secrètement dans le pavillon dujardinier.

Au dehors, Machiavel et Raphaël attendaient les événements, àcent pas de la petite porte dérobée, cachés dans l’ombre épaisse dequelques vieux cyprès, décidés à passer la nuit, sous le cielclément, – et même la journée et la nuit suivante, s’il le fallait.Spadacape devait faire la navette entre l’auberge du Panierfleuri et les cyprès, pour apporter les provisions dont onaurait besoin. Les chevaux, attachés tout sellés à des troncsd’arbres, étaient là, prêts à être enfourchés. Toutes choses ayantété ainsi préparées et convenues, Ragastens s’était, à la nuitclose, présenté à la petite porte et était entré dans le jardin.Lorsqu’il fut arrivé dans le pavillon où Boniface le conduisit etqu’à la lumière d’une chandelle il eut vu la figure pâle etbouleversée du jardinier, il comprit quel sacrifice faisaitcelui-ci et il se hâta de le consoler.

– Tenez, maître, s’écria-t-il, je suis si heureux d’êtreici, au centre de ces célèbres jardins, que je me décide à vousfaire part de tous mes secrets…

– Même celui qui concerne la variété de pêches que nul neconnaît ?

– Même celui-là !

– Ah ! Jeune homme, s’écria Boniface enthousiasmé, jevous devrai plus que la vie.

Cependant le chevalier guettait le jardin.

– Et le moyen de sauver mes pêches piquées ? repritsoudain Boniface.

– Ah ! Ceci est plus compliqué. Je vous donneraidemain une liste de plantes qu’il faudra que vous me procuriez etqui me seront nécessaires pour fabriquer la poudre préservatrice.Il n’est insecte ni ver qui y résistent.

– À demain donc…

– Mais, dites-moi, ne me disiez-vous pas que Sa Saintetévient parfois se promener dans le jardin ?

– Oui, la nuit ; presque tous les soirs, le Saint-Pèreaime à errer, seul, parmi mes plates-bandes. Mais, pouraujourd’hui, il n’y a pas de danger, l’heure est passée…

– Bon !… Moi qui espérais entrevoir l’augustepontife !

– Ce sera pour demain, jeune homme. De cette fenêtre,derrière ces jalousies, vous pourrez le voir… autant qu’on peutvoir dans la nuit.

– Puisque la promenade du Saint-Père n’aura pas lieu cesoir, si nous en profitions pour aller visiter vos arbresmalades ?… De la sorte, je pourrai, dans la nuit de demain,procéder plus rapidement.

– Vous avez raison… Venez…

La lumière éteinte, tous deux se glissèrent dans le jardin.C’était vraiment un parterre digne des éloges que Ragastens luiavait octroyés au hasard. Si le chevalier n’eût pas été préoccupéde questions plus intéressantes, il eût sincèrement admiré lasplendeur des plates-bandes, l’ordre impeccable des plants, lamerveilleuse propreté des arbres. Les pêchers malades furent aussiinspectés et Ragastens déclara qu’il se faisait fort de lesguérir.

Ils rentrèrent enfin, également satisfaits : Ragastensd’avoir étudié à fond son champ de bataille, Boniface d’avoirconquis si facilement des recettes merveilleuses.

La nuit fut paisible.

Toute la journée du lendemain, Ragastens demeura caché dans lepavillon du jardinier, où il s’occupa de triturer et de broyer desplantes que Boniface lui apportait en prenant soigneusement note detout ce que faisait le jeune Pétrus. Il va sans dire que Ragastensconnaissait maintenant le pavillon de fond en comble. Il avait misde côté deux paquets de cordelette et deux sortes de bâillons qu’ilavait fabriqués avec des linges.

– Un pour maître Boniface, un pour son illustre Sainteté,avait-il murmuré.

Une seule chose lui échappait ; malgré ses investigations,il n’arriva pas à découvrir où le jardinier cachait la clef de lapetite porte dérobée.

La journée s’écoula lentement. Rongé d’impatience, Ragastensétait obligé de continuer à causer fleurs et fruits et de répondreaux mille questions que lui posait Boniface sur l’art du jardinageen Allemagne. Enfin, le soir vint. Le jardinier ferma soigneusementles jalousies du pavillon et alluma une chandelle.

– Peut-être Sa Sainteté fera-t-elle ce soir sapromenade ? dit-il.

– À quelle heure le Saint-Père descend-ild’habitude ?

– Vers neuf heures. Il se promène une demi-heure environ. Àdix heures tout dort dans la villa…

Ragastens ne répondit pas. Il était nerveux et ne tenait pas enplace. Neuf heures sonnèrent… Il prit place derrière la jalousie.Les minutes passèrent…

– Voici dix heures ! fit tout à coup Boniface… LeSaint-Père ne descendra pas ce soir… Ce sera pour demain, sansfaute. Car, rarement, il passe deux jours sans venir respirer l’airpur et méditer dans la solitude.

Ragastens dissimula un geste d’impatience.

Déjà, le vieux jardinier, revenant à son thème favori, luiracontait les peines qu’il avait eues pour certain prunier qu’illui désignait… Cependant, la nuit s’avançait.

– Allons, fit-il enfin, il est temps d’aller nous reposer,jeune homme.

Il pouvait être à ce moment onze heures et demie. Tout à coup,le son lugubre d’une cloche retentit tristement. Boniface ôtagravement son bonnet.

– Qu’est-ce que cela ? fit Ragastens entressaillant.

– Cela ? C’est la cloche de la chapelle qui sonne leglas. Il y a quelqu’un de mort dans la villa… et quelqu’un deconsidérable… Sans cela, on ne sonnerait pas en pleine nuit…

Quelque chose comme un affreux pressentiment traversa l’espritde Ragastens. Le vieux jardinier s’était approché de la fenêtre. Lacloche, d’intervalle en intervalle, continuait à jeter dans la nuitson appel sinistre.

– C’est pour une femme ! ajouta le vieillard.

– Une femme ! s’écria Ragastens dans un cri deterreur.

– Oui, si c’était un homme, la cloche sonnerait un coupdouble… Écoutez… Ah ! s’exclama-t-il soudain.

– Qu’avez-vous ?…

– Le pape !…

Ragastens bondit à la fenêtre. Du doigt, Boniface lui désignaune ombre qui se promenait avec agitation.

– Que se passe-t-il donc ? murmura le vieux jardinier.Pour que le Saint-Père soit éveillé à cette heure-ci et qu’illaisse paraître un tel désordre dans sa marche…

Boniface n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Un bâillonvenait de lui être vigoureusement appliqué sur la bouche et noué enun instant derrière la tête. Il voulut se retourner, épouvanté.Mais il trébucha et tomba à la renverse, livide d’effroi…

Alors, il vit Ragastens qui, agilement, lui liait les jambes… Enun clin d’œil, Boniface se trouva ficelé, dans l’impossibilité defaire un geste ou de pousser un cri.

– Si tu essaies de bouger, tu es mort !… Où est laclef de la petite porte du jardin ? Vite !… Un signe avectes yeux me suffira…

Boniface ferma héroïquement les yeux pour indiquer qu’il nerépondrait pas. Ragastens tira son poignard et en plaça la pointesur la gorge du bonhomme.

– Dépêche ! dit-il froidement.

Boniface vaincu par la terreur, abaissa les yeux sur sa proprepoitrine.

Ragastens se hâta de fouiller. Ses doigts heurtèrent la clef… Illa glissa dans sa ceinture. Alors, ayant ramassé le deuxièmebâillon et le paquet de cordelettes qu’il avait jetés sur la tableau moment où il s’était précipité sur le jardinier, il se glissa audehors…

La nuit était obscure. D’arbre en arbre, Ragastens, plutôtrampant que marchant, atteignit l’allée où se promenait lepape.

Une double rangée de tilleuls jetait sur cette allée une ombreépaisse. Ragastens, cependant, reconnut parfaitement Borgia :il marchait d’un pas irrégulier, les mains croisées au dos, la têtepenchée et des paroles confuses lui échappaient…

Tout à coup Ragastens bondit sur lui et le terrassa. Hébété parla stupeur, Borgia demeura une seconde sans voix : cetteseconde suffit à Ragastens. Lorsque le pape voulut pousser un cride détresse et d’appel, il était trop tard : il se trouvaitbâillonné.

En quelques instants, Ragastens acheva de le ligoter, comme ilavait fait pour Boniface. Alors, il le souleva, le plaça sur sonépaule et, courbé sous le poids, il regagna le pavillon dujardinier et déposa le vieux Borgia sur un lit. Les yeux du papeflamboyaient de menaces. Mais Ragastens ne les vit pas.

Son fardeau à peine déposé, il regagna le jardin et courut à lapetite porte qu’il ouvrit. Raphaël et Machiavel étaient là.Spadacape gardait les chevaux sous les cyprès.

– Vite ! murmura Ragastens. Nous le tenons…

Tous les trois entrèrent et se mirent à filer rapidement vers lepavillon.

Raphaël sentait son cœur qui battait à tout rompre. Machiavelétait froid et résolu, comme à son habitude. Ragastens, lui,éprouvait sans doute cette grave fierté que l’on doit éprouver àtenir palpitante dans sa main la destinée de l’un des maîtres dumonde.

Et quel maître ! Le plus puissant… le plus absolu, celuiqui ne commandait pas seulement aux hommes, mais aux maîtres deshommes, à la conscience des peuples.

Et tandis qu’ils se glissaient ainsi dans le jardin, chacund’eux évoquant en cet instant un monde de pensées quitourbillonnaient dans leur tête, le glas de la chapelle continuaità laisser tomber de minute en minute ses tintements voilés quivibraient, lugubres, dans le grand silence de la nuit.

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