Borgia !

Chapitre 61LA TARTANE « LA STELLA »

Deux heures plus tard, Ragastens et Spadacape quittèrent à leurtour l’étrange cabaret. Ils se rendirent sur le port, Spadacapeconduisant en main les deux chevaux. Ils ne tardèrent pas à trouverla Stella accotée à une sorte d’appontement.

Les chevaux furent embarqués. Car tout était prévu par lespatrons de ces petits bâtiments qui se livraient à des commerces detoute nature. À quatre heures du matin, comme il l’avait dit, lepatron Giuseppo fit larguer les amarres et leva l’ancre.

Pourtant il avait l’air embarrassé…

– À propos, j’ai oublié cette nuit de vous prévenir…Oh !… ce n’est pas grave. Nous allons en Sardaigne ; nousy allons même directement ; mais je pense que cela ne vousennuiera pas trop que je m’arrête en route…

– Vous arrêter ?… Où cela ?…

– Oh ! Le temps de tirer quelques bordées devantCaprera, de toucher l’île, puis nous repartons aussitôt !

– Vous touchez Caprera ? s’écria Ragastens.

– Je réponds de tout, fit le patron à voix basse. Il n’y aaucun danger. Et d’ailleurs, je n’arrêterai que pour déposer deuxpassagers.

Le cœur de Ragastens se mit à battre violemment. Il pâlit unpeu. Giuseppo remarqua cette pâleur :

– Ne craignez donc rien ! Les deux passagers sontinoffensifs… Un jeune homme et une vieille femme.

– Et ils vont à Caprera ?

– Oui ! J’ai fait marché avec eux hier soir et ils ontpassé la nuit à bord. Peut-être bien qu’ils avaient plus que vousencore intérêt à se cacher.

– Où sont-ils ?

– Dans les cabines que je leur ai aménagées à l’avant… Maisenfin, cela ne vous ennuie pas, n’est-ce pas, que je toucheCaprera ?

– Non… au contraire.

Giuseppo regarda Ragastens d’un air étonné. Il ne comprenaitpas. Mais en homme habitué à respecter tous les secrets du momentqu’on le payait, il se tut. Ragastens était demeuré toutétourdi.

– Où est ma cabine, à moi ? demanda-t-il au bout d’uninstant.

– Là… Descendez par cette écoutille… vous trouverez deuxbons hamacs, si vous voulez vous reposer.

– J’en ai grand besoin… À propos, patron Giuseppo, il estinutile, vous entendez bien, que vos passagers connaissent maprésence à votre bord.

– Compris ! fit le marin en clignant des yeux.

Ragastens fit signe à Spadacape de le suivre et s’enfonça parune petite échelle dans l’écoutille qui lui avait été indiquée.

– Spadacape, dit Ragastens, lorsqu’ils furent seuls, il y adeux passagers à bord.

– Je le sais, monsieur, j’ai entendu.

– Ces deux passagers débarquent à Caprera !…

– Oui ! Eh bien, ce sera pour nous une bonneoccasion !

– Spadacape, il faut absolument savoir qui sont ces deuxpassagers et ce qu’ils vont faire à Caprera.

– C’est à quoi je pensais, monsieur.

Tout en causant, Spadacape furetait dans l’étroit espace que lepatron de la Stella avait pompeusement appelé une cabineet n’était guère qu’un réduit servant de débarras.

Spadacape finit par découvrir dans un coin un vieux bonnetphrygien et une chemise avec une ceinture rouge de matelot.

– Voilà mon affaire ! murmura-t-il.

En dix minutes, il eut opéré sa transformation et apparut lesjambes nues, la poitrine découverte, le bonnet phrygien sur latête. Ainsi habillé – ou déshabillé – il ne se distinguait en riendes autres matelots de la Stella.

– Monsieur le chevalier, dit-il, ne bougez pasd’ici et ne vous montrez pas. Avant une heure, je vous apporte desrenseignements exacts.

Sur ce mot, Spadacape monta par la petite échelle sur le pont.Il se dirigea vers l’avant du navire. À l’avant, s’ouvrait uneécoutille semblable à celle de l’arrière. Près de l’écoutille sedressait un rouleau de cordages. Spadacape s’allongea près de cescordages, comme un matelot désœuvré qui s’apprête à faire un bonsomme. Et il manœuvra de telle sorte que sa tête, peu à peu, setrouva placée sur le rebord de l’écoutille.

D’abord, il ne vit rien. Puis, ses yeux s’étant accoutumés àl’obscurité du réduit, Spadacape finit par apercevoir dans l’anglele plus noir une vieille femme qu’il pensa n’avoir jamais vue. Prèsd’elle, un jeune homme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir aperçude loin dans les cortèges du pape, les jours de cérémonie. C’étaitl’abbé Angelo qui passait à Rome pour l’un des grands favoris de SaSainteté.

Pendant plus de deux heures, Spadacape guetta, écouta. Mais ilne vit rien, n’entendit pas un mot qui pût lui laisser entrevoirles intentions des deux voyageurs. Désormais rassuré, il se leva,revint auprès de Ragastens.

– Eh bien ? demanda celui-ci.

– Rien à craindre, monsieur le chevalier. J’ai reconnul’homme : c’est un jeune abbé qui fait partie de la maison dupape, l’abbé Angelo. Quant à la femme, acheva Spadacape, je ne laconnais pas ; mais j’ai tout lieu de supposer que c’estquelque gouvernante, ou quelque domestique de la signoraLucrèce.

– Et ils ne se disent rien ?…

– Rien.

Vers six heures du soir, la tartane était en vue de Caprera.Ragastens monta sur le pont et se dissimula dans l’angle formé parla pointe du navire qu’encombraient des rouleaux de cordes. Iltenait à jeter un coup d’œil sur l’abbé et la vieille femme quil’accompagnait.

La côte de Caprera était visible, avec son hérissement derochers à pic que dominait la masse blanchâtre du château deLucrèce. Ragastens contempla avidement le vaste bâtiment, queprotégeaient des murailles épaisses.

Ragastens fut soudainement distrait de ses pensées par unmouvement que fit la tartane, sur un commandement du patronGiuseppo. Brusquement, le bâtiment vira de bord. Ragastens, étonnéde ces mouvements qu’il ne comprenait pas appela Giuseppo. Celui-cis’approcha.

– Vous n’abordez donc pas ?…

– Pas encore ; et, en attendant, je tire quelquesbordées pour ne pas m’éloigner.

– Quand aborderez-vous ?

– À la nuit.

– À la nuit ! pensa Ragastens. Les deux voyageurs ontdonc intérêt à ne pas se montrer ?…

Cependant le soleil s’était couché. Pendant deux heures encore,la tartane manœuvra devant Caprera. La nuit était venue, une nuitnoire, sans lune. La tartane, tout à coup, se mit à filer droit surles rochers ; près d’une heure plus tard, elle amena sesvoiles, mais sans mouiller l’ancre. Le canot qui suivait àl’arrière fut amené bord à bord, contre une échelle de corde jetéeau flanc du bâtiment.

Alors Ragastens vit paraître les deux mystérieux voyageurs quiallaient être déposés à Caprera. Mais il n’eut pas le temps de lesexaminer. Déjà ils étaient dans le canot qui s’éloigna, conduit àforce de rames par deux marins de la Stella.

– Vous voyez, dit Giuseppo à Ragastens que lachose n’aura pas été longue. Dans une demi-heure, le canot sera deretour et nous filons sur la Sardaigne.

– Où est le château ? demanda Ragastens.

– Oh ! nous l’avons laissé à une bonne lieue sur ladroite.

Ragastens ne dit plus rien et attendit le retour du canot. Aubout d’une demi-heure, comme l’avait dit Giuseppo, un bruit derames se fit entendre.

Giuseppo poussa un soupir de satisfaction. Car il n’était qu’àdemi rassuré tant qu’il se trouvait dans les eaux de Caprera.

– Nous allons pouvoir partir, dit-il. Sur quel point de laSardaigne voulez-vous que je vous dépose ?

– Je ne vais pas en Sardaigne ! dit Ragastens.

– Ah bah !… Et où, alors ?

– Vous allez me débarquer ici, à Caprera.

Le patron de la Stella fut très probablement étonné dece brusque changement, mais il n’en laissa rien paraître.

– À votre aise, dit-il simplement. Voici le canot bord àbord, vous n’avez qu’à descendre.

– Oui, mais avant de vous quitter, je voudrais vous direquelques mots de façon que nul ne nous entende.

– Suivez-moi ! dit Giuseppo avec la mêmetranquillité.

Quelques instants plus tard, Giuseppo et Ragastens se trouvaientinstallés dans la petite chambre du patron.

– Voulez-vous gagner une petite fortune d’un seulcoup ?

– Votre Seigneurie n’a qu’à parler… Que faut-ilfaire ?

– Je descends à Caprera ; je vais y rester quelquesjours ; deux ou peut-être dix ; je ne sais pasexactement… Il me faut un bâtiment pour le retour… Voulez-vouscroiser en vue de la côte jusqu’à ce que je vous fasse signe dem’envoyer le canot ?…

– Oui ! dit Giuseppo : ce sera dix ducats parjour.

– Dix ducats, soit ! Plus une somme de cinquanteducats le jour où je toucherai l’Italie.

– Je suis votre homme ! fit-il. Écoutez, lorsque vousaurez besoin du canot, si c’est le jour, tirez trois coupsd’arquebuse du haut du rocher devant lequel vous allezaborder ; si c’est la nuit, allumez trois feux sur lerocher…

Ragastens acheva de s’entendre avec le patron de laStella. Puis il remonta sur le pont.

– Et vos chevaux ? demanda alors Giuseppo.

– Ils resteront à bord ; ils nous seraient inutiles àterre.

Puis suivi de Spadacape, Ragastens descendit dans le canot qui,vingt minutes après, toucha le sable d’une étroite plage.

Ragastens escalada aussitôt la falaise du rocher ; iltrouva en haut une route qui suivait le bord de la mer. Ils semirent à marcher d’un bon pas. Bientôt ils arrivèrent à une sortede hameau sans doute habité par des pêcheurs et composé d’unedouzaine de cabanes.

Ragastens chercha la cabane indiquée par Giacomo. Et quand ill’eut trouvée, il remarqua qu’elle était encore éclairée, tandisque tout le hameau était plongé dans l’obscurité. Il frappa à laporte.

Un homme parut, une lanterne à la main.

– Que demandez-vous ? demanda-t-il d’un ton rude.

– Nous venons de la part de Giacomo, réponditRagastens.

– Entrez ! dit l’homme. Vous allez trouver l’autrepersonne qui vient comme vous.

Ragastens entendit mal cette partie de la réponse, ou il ne lacomprit pas. Il entra, suivi de Spadacape, et se trouva dans unepièce assez étroite.

Près d’une cheminée, bien qu’il n’y eût en réalité pas de feu,une femme assise tendait ses mains vers l’âtre. Spadacape saisit lebras de Ragastens et lui montra cette femme :

– La vieille qui était à bord de la Stella !murmura-t-il.

– La Maga ! s’exclama-t-il.

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