Chapitre 40
Quand les relations entre deux individusparaissent tendues, plus elles sont de nature superficielle, moinsil y a de risques que les choses s’enveniment. En cetteconjoncture, l’intérêt personnel et les lois de la politesserégissent nos actes, maintiennent notre sang-froid, préviennent lesprovocations qui déterminent une rupture. S’agit-il d’amisvéritables, alors, c’est autre chose. L’affection n’est point unearmure intérieure ; on ne saurait frapper un point plussensible que le cœur ; si bien que notre souffrance engendrela colère et aucune considération n’est capable, en certainsmoments, d’étouffer nos cris de douleur et de rage. Donc, ceux quise sont le plus aimés deviennent les pires ennemis ! Pour endonner la preuve, disons que l’échange de phrases sèches etlaconiques entre Hugues et le sauvage lord (tous les deux, à vraidire, indifférents l’un pour l’autre) n’amena aucun conflitsérieux : celui-ci se reprocha d’avoir été trop prompt et serappela les égards qu’il devait à son hôte ; celui-là s’envoulut d’avoir été trop raide et il se souvint des titres de lordHarry à sa considération. En fin de compte, il accepta le siège quele noble Irlandais lui offrit avec une grande courtoisie. Milordouvrit ainsi l’entretien :
« Je vous prie de m’excuser, si jecontinue à arpenter la pièce de long en large ; mais lemouvement m’est nécessaire chaque fois que j’éprouve de l’embarrasà formuler ma pensée. Pour arriver à comprendre à fond certaineschoses, et certaines situations, je dois tourner et retournermaintes fois le problème dans mon esprit ;… de confusesévidences entrevues obscurcissent mon intellect. Dites-moi,comptez-vous faire un long séjour à Paris ?
– Cela dépend des circonstances, réponditHugues.
– Vous n’y êtes pas venu fréquemment, jesuppose ; ne pensez-vous pas que Paris respire la mélancolie,l’ennui ?
– Pas le moins du monde », réponditHugues d’un ton convaincu, sans avoir deviné l’embûche que luitendait son interlocuteur.
– Cependant tout le monde reconnaît queParis n’est plus ce qu’il a été ; les pièces de théâtre sontassommantes ; les restaurants, des gargotes ; les acteursdéclinent. Les étrangers n’y font pas long feu. »
Pour la première fois, Hugues soupçonna lesauvage lord d’être jaloux.
« Vous trouvez ma conversation insipide,c’est tout clair.
– Moi ? j’attends simplement deséclaircissements, riposta Hugues.
– À quoi bon ! vous lisez dans mapensée comme dans un livre ouvert. Mon cœur et mon caractère sontrarement d’accord ;… l’hésitation est l’un de mes défauts.S’agit-il d’une vérité désagréable à dire, ou je la lance àbrûle-pourpoint, ou bien je me dérobe. »
Après un instant de silence, le sauvage lords’exprime en ces termes :
« Pardon, arrivons au fait. Jesuis sorti ce matin avec Vimpany ; je ne le trouve plus lemême ;… la pauvreté l’a aigri ;… mon plus grand désir,c’est qu’il reprenne le chemin de Londres. Ce matin, je vous ailaissé en tête à tête avec lady Harry ;… il est si doux à desamis de parler du temps passé… Mais, quand je suis rentré, vousétiez seul dans cette pièce ; je me suis empressé d’allerrejoindre Iris dans sa chambre ; qu’ai-je vu ? Ses grandsyeux, les plus beaux du monde, rougis, gonflés par leslarmes ! À mes questions pressantes pour savoir ce qui s’étaitpassé, elle s’est bornée à me répondre : « Ce n’est rien,mon ami ». J’en ai conclu, comme tout autre l’eût fait à maplace, que vous aviez probablement eu une scène ensemble.
– De mon côté, j’en tire une conclusiontout autre, répondit Hugues.
– Parbleu, naturellement ! moi, jejuge la chose à mon point de vue irlandais ;… un Anglais nepeut la voir sous le même jour, cela suffit !
– En supposant que je me suis querelléavec lady Harry, vous êtes dans l’erreur la plus complète.
– Pouvez-vous en faire le serment surl’honneur ?
– Oui, sur l’honneur, répéta Hugues d’unevoix ferme.
– Vrai, vous me surprenez…
– Je vous surprends,dites-vous ? »
À cet instant, le beau visage du sauvage lordfut bouleversé par les ravages de la jalousie, son large front sesillonna d’une grosse veine précurseur de l’orage, et son langagetémoigna de sa fréquentation avec des gens vulgaires : jurantsacrant, il paraissait hors de lui.
« Morbleu ! je n’en suis plus àm’apercevoir que vous êtes l’ami de ma femme et non seulement sonami, mais quelque chose de plus encore ! Vous l’avez aiméedans le passé, vous l’aimez dans le présent. Bien obligé de votrevisite, comte Almaviva ! mais prière de ne la pasrenouveler ! »
Stupéfié par ces façons extraordinaires,Hugues fit une pause, puis reprit d’un ton grave et poli :
« Le respect que je porte à lady Harryest trop sincère pour que je réponde à votre insinuation.Seulement, je me bornerai à vous remercier de m’avoir rappelé quej’ai fait une folie en venant ici, sans y avoir été invité parvous. Plus tôt je réparerai cette sottise, mieux celavaudra. », sur ce, il s’éloigna.
En rentrant à son hôtel, il se rappellel’avertissement que Mme Vimpany lui a donné :« N’oubliez pas, avait-elle dit, que lady Harry sera toujoursl’obstacle qui se dressera entre vous et son mari ».
De fait, cette prédiction semblait seréaliser.
Désormais toute entrevue entre Iris et luiétait chose impossible ; un échange de lettres, surtout,offrait des dangers réels. Il fallait donc, à l’avenir, éviter toutce qui pourrait éveiller la jalousie de lord Harry.
Hugues ne put clore l’œil de la nuit, tant ilétait occupé du sort de l’infortunée Iris. Il ne fallait pas joueravec le danger : il était urgent qu’il repartît sur le champpour l’Angleterre.
