6 – Le pacha et le dervis
Un arabe à Marseille autrefois m’a conté
Qu’un pacha turc dans sa patrie
Vint porter certain jour un coffretcacheté
Au plus sage dervis qui fût en Arabie.
Ce coffret, lui dit-il, renferme desrubis,
Des diamants d’un très grand prix :
C’est un présent que je veux faire
À l’homme que tu jugeras
Être le plus fou de la terre.
Cherche bien, tu le trouveras.
Muni de son coffret, notre bon solitaire
S’en va courir le monde. Avait-il doncbesoin
D’aller loin ?
L’embarras de choisir était sa grandeaffaire :
Des fous toujours plus fous venaient de toutesparts
Se présenter à ses regards.
Notre pauvre dépositaire
Pour l’offrir à chacun saisissait lecoffret :
Mais un pressentiment secret
Lui conseillait de n’en rien faire,
L’assurait qu’il trouverait mieux.
Errant ainsi de lieux en lieux,
Embarrassé de son message,
Enfin, après un long voyage,
Notre homme et le coffret arrivent unmatin
Dans la ville de Constantin.
Il trouve tout le peuple en joie :
Que s’est-il donc passé ? Rien, lui ditun iman ;
C’est notre grand vizir que le sultanenvoie,
Au moyen d’un lacet de soie,
Porter au prophète un firman.
Le peuple rit toujours de ces sortesd’affaires ;
Et, comme ce sont des misères,
Notre empereur souvent lui donne ceplaisir.
– Souvent ? – oui. – c’est fortbien ; votre nouveau vizir
Est-il nommé ? – sans doute : et levoilà qui passe.
Le dervis, à ces mots, court, traverse laplace,
Arrive, et reconnaît le pacha son ami.
Bon ! Te voilà ! Ditcelui-ci :
Et le coffret ? – seigneur, j’ai parcourul’Asie ;
J’ai vu des fous parfaits, mais sans oserchoisir :
Aujourd’hui ma course est finie ;
Daignez l’accepter, grand vizir.