Fables

14 – La sauterelle

 

C’en est fait, je quitte le monde ;

Je veux fuir pour jamais le spectacleodieux

Des crimes, des horreurs, dont sont blessésmes yeux.

Dans une retraite profonde,

Loin des vices, loin des abus,

Je passerai mes jours doucement à maudire

Les méchants de moi trop connus.

Seule ici bas j’ai des vertus :

Aussi pour ennemi j’ai tout ce quirespire,

Tout l’univers m’en veut ; homme,enfants, animaux,

Jusqu’au plus petit des oiseaux,

Tous sont occupés de me nuire.

Eh ! Qu’ai-je fait pourtant ? … quedu bien. Les ingrats !

Ils me regretteront, mais après montrépas.

Ainsi se lamentait certaine sauterelle,

Hypocondre et n’estimant qu’elle.

Où prenez-vous cela, ma sœur ?

Lui dit une de ses compagnes :

Quoi ! Vous ne pouvez pas vivre dans cescampagnes

En broutant de ces prés la douce et tendrefleur,

Sans vous embarrasser des affaires dumonde ?

Je sais qu’en travers il abonde :

Il fut ainsi toujours, et toujours ilsera ;

Ce que vous en direz grand’chose n’y fera.

D’ailleurs où vit-on mieux ? Quant àvotre colère

Contre ces ennemis qui n’en veulent qu’àvous,

Je pense, ma sœur, entre nous,

Que c’est peut-être une chimère,

Et que l’orgueil souvent donne cesvisions.

Dédaignant de répondre à ces sottesraisons,

La sauterelle part, et sort de la prairie

Sa patrie.

Elle sauta deux jours pour faire deux centspas.

Alors elle se croit au bout del’hémisphère,

Chez un peuple inconnu, dans de nouveauxétats ;

Elle admire ces beaux climats,

Salue avec respect cette rive étrangère.

Près de là, des épis nombreux

Sur de longs chalumeaux, à six pieds de laterre,

Ondoyants et pressés se balançaient entreeux.

Ah que voilà bien mon affaire !

Dit-elle avec transport : dans cessombres taillis

Je trouverai sans doute un désertsolitaire ;

C’est un asile sûr contre mes ennemis.

La voilà dans le bled. Mais, dès l’aubesuivante,

Voici venir les moissonneurs.

Leur troupe nombreuse et bruyante

S’étend en demi-cercle, et, parmi lesclameurs,

Les ris, les chants des jeunes filles,

Les épis entassés tombent sous lesfaucilles,

La terre se découvre, et les bleds abattus

Laissent voir les sillons tout nus.

Pour le coup, s’écriait la tristesauterelle,

Voilà qui prouve bien la haine universelle

Qui partout me poursuit : à peine en cepays

A-t-on su que j’étais, qu’un peupled’ennemis

S’en vient pour chercher sa victime.

Dans la fureur qui les anime,

Employant contre moi les plus affreuxmoyens,

De peur que je n’échappe ils ravagent leursbiens :

Ils y mettraient le feu, s’il étaitnécessaire.

Eh ! Messieurs, me voilà, dit-elle en semontrant ;

Finissez un travail si grand,

Je me livre à votre colère.

Un moissonneur, dans ce moment,

Par hasard la distingue ; il se baisse,la prend,

Et dit, en la jetant dans une herbefleurie :

Va manger, ma petite amie.

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