16 – Le chat et la lunette
Un chat sauvage et grand chasseur
S’établit, pour faire bombance,
Dans le parc d’un jeune seigneur
Où lapins et perdrix étaient en abondance.
Là, ce nouveau Nemrod, la nuit comme lejour,
À la course, à l’affût également habile,
Poursuivait, attendait, immolaittour-à-tour
Et quadrupède et volatile.
Les gardes épiaient l’insolentbraconnier ;
Mais, dans le fort du bois caché près d’unterrier,
Le drôle trompait leur adresse.
Cependant il craignait d’être pris à lafin,
Et se plaignait que la vieillesse
Lui rendît l’œil moins sûr, moins fin.
Ce penser lui causait souvent de latristesse ;
Lorsqu’un jour il rencontre un petit tuyaunoir
Garni par ses deux bouts de deux glaces biennettes :
C’était une de ces lunettes
Faites pour l’opéra, que par hasard, unsoir,
Le maître avait perdue en ce lieusolitaire.
Le chat d’abord la considère,
La touche de sa griffe, et de l’extrémité
La fait à petits coups rouler sur le côté,
Court après, s’en saisit, l’agite, laremue,
Étonné que rien n’en sortît.
Il s’avise à la fin d’appliquer à sa vue
Le verre d’un des bouts, c’était le pluspetit.
Alors il aperçoit sous la verte coudrette
Un lapin que ses yeux tout seuls ne voyaientpas.
Ah ! Quel trésor ! Dit-il en serrantsa lunette,
Et courant au lapin qu’il croit à quatrepas.
Mais il entend du bruit ; il reprend samachine,
S’en sert par l’autre bout, et voit dans lelointain
Le garde qui vers lui chemine.
Pressé par la peur, par la faim,
Il reste un moment incertain,
Hésite, réfléchit, puis de nouveauregarde :
Mais toujours le gros bout lui montre loin legarde,
Et le petit tout près lui fait voir lelapin.
Croyant avoir le temps, il va manger labête ;
Le garde est à vingt pas qui vous l’ajuste aufront,
Lui met deux balles dans la tête,
Et de sa peau fait un manchon.
Chacun de nous a sa lunette,
Qu’il retourne suivant l’objet ;
On voit là-bas ce qui déplaît,
On voit ici ce qu’on souhaite.