10 – Les deux jardiniers
Deux frères jardiniers avoient parhéritage
Un jardin dont chacun cultivait lamoitié ;
Liés d’une étroite amitié,
Ensemble ils faisaient leur ménage.
L’un d’eux, appelé Jean, bel esprit, beauparleur,
Se croyait un très grand docteur ;
Et Monsieur Jean passait sa vie
À lire l’almanach, à regarder le temps
Et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l’essor à son rare génie,
Il voulut découvrir comment d’un pois toutseul
Des milliers de pois peuvent sortir sivite ;
Pourquoi la graine du tilleul,
Qui produit un grand arbre, est pourtant pluspetite
Que la fève qui meurt à deux pieds duterrain ;
Enfin par quel secret mystère
Cette fève qu’on sème au hasard sur laterre
Sait se retourner dans son sein,
Place en bas sa racine et pousse en haut satige.
Tandis qu’il rêve et qu’il s’afflige
De ne point pénétrer ces importantssecrets,
Il n’arrose point son marais ;
Ses épinards et sa laitue
Sèchent sur pied ; le vent du nord luitue
Ses figuiers qu’il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d’argent dansla bourse ;
Et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
N’a que son frère pour ressource.
Celui-ci, dès le grand matin,
Travaillait en chantant quelque joyeuxrefrain,
Bêchait, arrosait tout du pêcher àl’oseille.
Sur ce qu’il ignorait sans vouloirdiscourir,
Il semait bonnement pour pouvoirrecueillir.
Aussi dans son terrain tout venait àmerveille ;
Il avait des écus, des fruits et duplaisir.
Ce fut lui qui nourrit son frère ;
Et quand Monsieur Jean tout surpris
S’en vint lui demander comment il savaitfaire :
Mon ami, lui dit-il, voici tout lemystère :
Je travaille, et tu réfléchis ;
Lequel rapporte davantage ?
Tu te tourmentes, je jouis ;
Qui de nous deux est le plus sage ?