11 – Le lapin et la sarcelle
Unis dès leurs jeunes ans
D’une amitié fraternelle,
Un lapin, une sarcelle,
Vivaient heureux et contents.
Le terrier du lapin était sur la lisière
D’un parc bordé d’une rivière.
Soir et matin nos bons amis,
Profitant de ce voisinage,
Tantôt au bord de l’eau, tantôt sous lefeuillage,
L’un chez l’autre étaient réunis.
Là, prenant leurs repas, se contant desnouvelles,
Ils n’en trouvaient point de si belles
Que de se répéter qu’ils s’aimeraienttoujours.
Ce sujet revenait sans cesse en leursdiscours.
Tout était en commun, plaisir, chagrin,souffrance ;
Ce qui manquait à l’un, l’autre leregrettait ;
Si l’un avait du mal, son ami lesentait ;
Si d’un bien au contraire il goûtaitl’espérance,
Tous deux en jouissaient d’avance.
Tel était leur destin, lorsqu’un jour, jouraffreux !
Le lapin, pour dîner venant chez lasarcelle,
Ne la retrouve plus : inquiet, ill’appelle ;
Personne ne répond à ses cris douloureux.
Le lapin, de frayeur l’âme toute saisie,
Va, vient, fait mille tours, cherche dans lesroseaux,
S’incline par-dessus les flots,
Et voudrait s’y plonger pour trouver sonamie.
Hélas ! S’écriait-il, m’entends-tu ?Réponds-moi,
Ma sœur, ma compagne chérie ;
Ne prolonge pas mon effroi :
Encor quelques moments, c’en est fait de mavie ;
J’aime mieux expirer que de trembler pourtoi.
Disant ces mots, il court, il pleure,
Et, s’avançant le long de l’eau,
Arrive enfin près du château
Où le seigneur du lieu demeure.
Là, notre désolé lapin
Se trouve au milieu d’un parterre,
Et voit une grande volière
Où mille oiseaux divers volaient sur unbassin.
L’amitié donne du courage.
Notre ami, sans rien craindre, approche dugrillage,
Regarde et reconnaît… ô tendresse ! ôbonheur !
La sarcelle : aussitôt il pousse un cride joie ;
Et, sans perdre de temps à consoler sasœur,
De ses quatre pieds il s’emploie
À creuser un secret chemin
Pour joindre son amie, et par cesouterrain
Le lapin tout-à-coup entre dans lavolière,
Comme un mineur qui prend une place deguerre.
Les oiseaux effrayés se pressent enfuyant.
Lui court à la sarcelle ; il l’entraîne àl’instant
Dans son obscur sentier, la conduit sous laterre ;
Et, la rendant au jour, il est prêt àmourir
De plaisir.
Quel moment pour tous deux ! Que nesais-je le peindre
Comme je saurais le sentir !
Nos bons amis croyaient n’avoir plus rien àcraindre ;
Ils n’étaient pas au bout. Le maître dujardin,
En voyant le dégât commis dans sa volière,
Jure d’exterminer jusqu’au dernierlapin :
Mes fusils ! Mes furets ! Criait-ilen colère.
Aussitôt fusils et furets
Sont tout prêts.
Les gardes et les chiens vont dans les jeunestailles,
Fouillant les terriers, lesbroussailles ;
Tout lapin qui paraît trouve un affreuxtrépas :
Les rivages du Styx sont bordés de leursmânes ;
Dans le funeste jour de Cannes
On mit moins de romains à bas.
La nuit vient ; tant de sang n’a pointéteint la rage
Du seigneur, qui remet au lendemain matin
La fin de l’horrible carnage.
Pendant ce temps, notre lapin,
Tapi sous des roseaux auprès de lasarcelle,
Attendait en tremblant la mort,
Mais conjurait sa sœur de fuir à l’autrebord
Pour ne pas mourir devant elle.
Je ne te quitte point, lui répondaitl’oiseau ;
Nous séparer serait la mort la pluscruelle.
Ah ! Si tu pouvais passerl’eau !
Pourquoi pas ? Attends-moi… la sarcellele quitte,
Et revient traînant un vieux nid
Laissé par des canards : elle l’emplitbien vite
De feuilles de roseau, les presse, lesunit
Des pieds, du bec, en forme un bateletcapable
De supporter un lourd fardeau ;
Puis elle attache à ce vaisseau
Un brin de jonc qui servira de câble.
Cela fait, et le bâtiment
Mis à l’eau, le lapin entre tout doucement
Dans le léger esquif, s’assied sur sonderrière,
Tandis que devant lui la sarcelle nageant
Tire le brin de jonc, et s’en va dirigeant
Cette nef à son cœur si chère.
On aborde, on débarque ; et jugez duplaisir !
Non loin du port on va choisir
Un asile où, coulant des jours dignesd’envie,
Nos bons amis, libres, heureux,
Aimèrent d’autant plus la vie
Qu’ils se la devaient tous les deux.