14 – L’éducation du lion
Enfin le roi lion venait d’avoir unfils ;
Partout dans ses états on se livrait enproie
Aux transports éclatants d’une bruyantejoie :
Les rois heureux ont tant d’amis !
Sire lion, monarque sage,
Songeait à confier son enfant bien aimé
Aux soins d’un gouverneur vertueux,estimé,
Sous qui le lionceau fît sonapprentissage.
Vous jugez qu’un choix pareil
Est d’assez grande importance
Pour que longtemps on y pense.
Le monarque indécis assemble sonconseil :
En peu de mots il expose
Le point dont il s’agit, et supplieinstamment
Chacun des conseillers de nommerfranchement
Celui qu’en conscience il croit propre à lachose.
Le tigre se leva : sire, dit-il, lesrois
N’ont de grandeur que par la guerre ;
Il faut que votre fils soit l’effroi de laterre :
Faites donc tomber votre choix
Sur le guerrier le plus terrible,
Le plus craint après vous des hôtes de cesbois.
Votre fils saura tout s’il sait êtreinvincible.
L’ours fut de cet avis : il ajoutapourtant
Qu’il fallait un guerrier prudent,
Un animal de poids, de qui l’expérience
Du jeune lionceau sût régler la vaillance
Et mettre à profit ses exploits.
Après l’ours, le renard s’explique,
Et soutient que la politique
Est le premier talent des rois ;
Qu’il faut donc un mentor d’une finesseextrême
Pour instruire le prince et pour le bienformer.
Ainsi chacun, sans se nommer,
Clairement s’indiqua soi-même :
De semblables conseils sont communs à lacour.
Enfin le chien parle à son tour :
Sire, dit-il, je sais qu’il faut faire laguerre,
Mais je crois qu’un bon roi ne la fait qu’àregret ;
L’art de tromper ne me plaît guère :
Je connais un plus beau secret
Pour rendre heureux l’état, pour en être lepère,
Pour tenir ses sujets, sans trop lesalarmer,
Dans une dépendance entière ;
Ce secret, c’est de les aimer.
Voilà pour bien régner la sciencesuprême ;
Et, si vous désirez la voir dans votrefils,
Sire, montrez-la lui vous-même.
Tout le conseil resta muet à cet avis.
Le lion court au chien : ami, je teconfie
Le bonheur de l’état et celui de mavie ;
Prends mon fils, sois son maître, et, loin detout flatteur,
S’il se peut, va former son cœur.
Il dit, et le chien part avec le jeuneprince.
D’abord à son pupille il persuade bien
Qu’il n’est point lionceau, qu’il n’est qu’unpauvre
Chien,
Son parent éloigné ; de province enprovince
Il le fait voyager, montrant à ses regards
Les abus du pouvoir, des peuples lamisère,
Les lièvres, les lapins mangés par lesrenards,
Les moutons par les loups, les cerfs par lapanthère,
Partout le faible terrassé,
Le bœuf travaillant sans salaire,
Et le singe récompensé.
Le jeune lionceau frémissait decolère :
Mon père, disait-il, de pareils attentats
Sont-ils connus du roi ? Commentpourraient-ils l’être ?
Disait le chien : les grands approchentseuls du maître,
Et les mangés ne parlent pas.
Ainsi, sans raisonner de vertu, deprudence,
Notre jeune lion devenait tous les jours
Vertueux et prudent ; car c’estl’expérience
Qui corrige, et non les discours.
À cette bonne école il acquit avec l’âge
Sagesse, esprit, force et raison.
Que lui fallait-il davantage ?
Il ignorait pourtant encor qu’il fûtlion ;
Lorsqu’un jour qu’il parlait de sareconnaissance
À son maître, à son bienfaiteur,
Un tigre furieux, d’une énorme grandeur,
Paraissant tout-à-coup, contre le chiens’avance.
Le lionceau plus prompt s’élance,
Il hérisse ses crins, il rugit de fureur,
Bat ses flancs de sa queue, et ses griffessanglantes
Ont bientôt dispersé les entraillesfumantes
De son redoutable ennemi.
À peine il est vainqueur qu’il court à sonami :
Oh ! Quel bonheur pour moi d’avoir sauvéta vie !
Mais quel est mon étonnement !
Sais-tu que l’amitié, dans cet heureuxmoment,
M’a donné d’un lion la force et lafurie ?
Vous l’êtes, mon cher fils, oui, vous êtes monroi,
Dit le chien tout baigné de larmes.
Le voilà donc venu, ce moment plein decharmes,
Où, vous rendant enfin tout ce que je vousdois,
Je peux vous dévoiler un importantmystère !
Retournons à la cour, mes travaux sontfinis.
Cher prince, malgré moi cependant jegémis,
Je pleure ; pardonnez : tout l’étattrouve un père,
Et moi je vais perdre mon fils.