Chapitre 62
« Il est mort ! dit le docteur entâtant le pouls du Danois. C’est absolument fini, ajouta-t-il aprèsavoir soulevé la paupière de sa malheureuse victime. Je ne croyaispas, je l’avoue, que les choses iraient aussi vite ; il y a àpeine une heure que je l’ai quitté et il respiraittranquillement ; a-t-il eu conscience qu’il allaitpasser ? a-t-il éprouvé des appréhensions ? demandaVimpany à la nouvelle garde.
– Non, docteur ; je l’ai trouvémort.
– Ce matin encore, il paraissait gai etplein de confiance ; ces dénouements inopinés sont assezfréquents dans la tuberculose ; je l’ai souvent constatépendant le cours de ma carrière. Au dernier moment, quand la mortva se jeter sur sa proie, le malade se montre plein d’espoir etmanifeste l’intention de se lever sous peu ; il prétend,parfois, qu’il ne s’est jamais senti aussi vigoureux depuis samaladie. Puis, soudain, la mort le frappe et il tombe. (Il prononçaces derniers mots d’une voix lugubre.) Il n’y a plus rien à fairequ’à constater la cause de la mort et à remplir les formalitésd’usage. Je m’en charge. Ce malheureux jeune homme appartient à unefamille des plus distinguées ; je vais écrire à ses parents etleur envoyer les papiers ; il est encore une chose que je peuxfaire pour les siens, c’est de le photographier sur son lit demort. »
De son côté, lord Harry se tient près de laporte ; il lui répugne d’entrer dans la chambremortuaire ; il se demande avec effroi quelle part deresponsabilité lui incombe, dans cet appel fait avant l’heure, àl’ange de la mort. Rien n’est plus vrai, hélas ! Oxbye estmort ! Mais comment est-il mort ? Quel rôle, enfin,a-t-il joué, lui, lord Harry, dans cette sombre tragédie ?Tout aussi bien que le docteur, ne savait-il pas que le malade del’Hôtel-Dieu ne devait quitter Passy que les pieds enavant ? comme on dit. Puis, le dénouement se faisant tropattendre au gré des désirs du docteur, il s’était décidé à leprovoquer. Il fallait bien qu’il meure, le jeune Danois, une foisFanny congédiée. Quoi ! n’avait-il pas vu Vimpany présenterson horrible drogue au malade ? N’avait-il pas entendu lemourant se plaindre d’avoir la gorge en feu ; ne l’avait-ilpas vu, hélas ! s’endormir comme s’il eût aspiré duchloroforme ? Que pouvait donc être ce fatal breuvage ?Une indignation le prit contre lui-même. Il sort pendant une heureet demie ; marche sur la grande route à pas pressés, puis faitvolte-face ; une clarté subite se fait dans son esprit. Quisait ? Le docteur est peut-être sous le coup d’un mandatd’amener. Et lui-même ? Il se voit déjà traduit en courd’assises ; mais ces craintes sont sans fondement, caraussitôt le sauvage lord avise le docteur assis dans le salon,entouré de papiers d’affaires et de lettres. « Décidément,fit-il, en jetant un regard au survenant, la mort de ce pauvreOxbye est une triste chose ; j’ai fini par savoir le nom deson notaire et je viens de lui écrire. J’ai notifié aussi la mortde mon malade à son frère aîné, chef de la famille. J’ai trouvé, enoutre, dans ses papiers, une police d’assurances sur la vie et j’aidû communiquer aussi la nouvelle de sa mort à cettecompagnie ; les autorités sont prévenues. Elles ont reçu àtemps les papiers nécessaires aux constatations d’usage. Bref, lesobsèques auront lieu demain.
– Ah ! vraiment, aussitôt quecela ? demanda le sauvage lord, comme étourdi par unecommotion.
– Quand il s’agit de la mort d’untuberculeux, il est urgent, hygiéniquement parlant, de procédersans retard à l’inhumation.
« La coutume française est, sous cerapport, plus rationnelle que la nôtre. Pourtant, elle a aussi sesinconvénients.
« La crémation en a peut-être moins,hormis au cas où la mort a été provoquée par le poison ; maiscette dernière circonstance est fort rare, et elle n’échappe guèreà l’œil vigilant des médecins. Pour ma part,… mais, dites-moi,êtes-vous donc tombé si bas, qu’un fait aussi simple que la mortd’un tuberculeux vous émeuve à ce point ! Ma paroled’honneur ! vous avez une mine de déterré ! Laissez-moivous prescrire un cordial quelconque,… un verre d’eau-de-vie sansl’addition de rien autre. »
Le docteur passe ensuite dans la salle àmanger et revient un verre à la main.
« Prenez-moi cela », dit-il à lordHarry.
Puis, il continue à exposer ses théories surles différentes méthodes d’inhumations, tant au point de vuehygiénique que scientifique, sans paraître être sous le poids d’unhorrible remords !
Il raconte d’incroyables anecdotes de mortsoudaine à l’hôpital et affecte un calme parfait.
Peu après, l’on entend un bruit de pas lourds.Le docteur se lève et quitte la pièce ; à quelques minutes delà, il rentre et dit :
« Ce sont les croque-morts ; aidésde la garde-malade, ils vont mettre le cadavre en bière, besognerépulsive, s’il en fût, aux yeux des vivants ; pour eux, c’estla chose la plus naturelle du monde ; tout est affaired’habitude ! À propos, j’ai pris la photographie d’Oxbye,malheureusement, tenez, regardez donc… »
Lord Harry s’en défend, disant d’un airégaré :
« Le diable m’emporte ! Je ne tienspas à voir la photographie d’un homme mort… Mais, Vimpany, vousoubliez que j’étais là.
– Voyons, pas d’absurdité ;… soyezsans crainte,… il ne s’agit pas de perdre la tête,… ducalme ;… allez, personne ne pourra trouver la moindreressemblance entre le Danois et vous ;… je ne nie pas, jel’avoue, qu’elle n’existât à son arrivée ici, mais depuis qu’il estmort, il n’en reste plus trace. Comment ai-je pu oublier que laressemblance disparaît avec la vie ; venez le voir, venez, quediable !
– Non, vous dis-je.
– Quelle faiblesse ! on diraitvraiment, que c’est une affaire personnelle ! s’écria ledocteur… Vous n’êtes pas sans savoir que la mort rend à chacun denous son individualité. Après s’être ressemblé pendant le cours dela vie, on devient dissemblable après la mort. Bref, voici où j’enveux venir. Écoutez bien ceci ; il est convenu que nousenterrons demain lord Harry Norland et que voici sa photographiepost mortem, prise sur son lit de mort.
– Et après ? demande lord Harry avecun frisson.
– D’abord, remontez chez vous et je voussuis avec mon appareil. »
Deux heures plus tard, passant un verre sur lamanche de son veston, Vimpany d’un air de triomphe,s’écriait :
« Admirable ! la joue un peudéprimée… les ombres,… l’ajustement,… les yeux fermés, c’estparfait, mon cher ! Qui donc a dit que l’homme ne peut fairementir le soleil, et c’est vrai ! »
Vimpany met cinquante minutes à développerl’épreuve, puis la fait voir ensuite à lord Harry. Après avoircollé le portrait sur une carte de visite et écrit dessus le nom dumort et la date de son décès, le docteur met derechef l’épreuvesous les yeux du sauvage lord, qui reprend d’une voixtremblante :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vousauriez pu du moins m’épargner le souvenir de cette horriblemort !
– Allons donc ! ne posez donc paspour la sensibilité ; vous oubliez, milord, que nous avionsbesoin d’un cadavre. Bah ! il fallait bien enterrerquelqu’un,… autant Oxbye qu’un autre. »
