La Guerre dans les airs

4.

Bert s’assit sur le coffre et s’efforça de rassembler ses idées,tandis que, avec beaucoup de tact et des manières aisées etnaturelles, le jeune homme l’entretenait des détails dudirigeable.

– Je suppose que tout ceci est nouveau pour vous. C’estdifférent de votre genre de machine, et ces cabines, à bord, sontaussi confortables que possible.

Il se leva et parcourut la pièce, indiquant les aménagementsprincipaux.

– Voici le lit, – dit-il, abattant une couchette dont la têteétait fixée par des charnières à la paroi, et la faisant remonteravec un déclic. – Voici la toilette, – et il ouvrit un meubleélégamment arrangé. – Pas d’excès d’ablutions ; il n’y a d’eauque ce qu’il en faut pour boire. On ne prendra de bain qu’une foisarrivés en Amérique. D’ici là, il faudra se contenter de frictionssèches, et d’un gobelet d’eau chaude pour la barbe c’est tout. Dansle coffre, il y a des couvertures. On en aura besoin avant peu. Lefroid est à redouter, paraît-il. Je n’en sais rien… Jamais faitd’ascension encore… Jamais monté en l’air, excepté quelques essaisavec des planeurs, ce qui est plutôt descendre… Les trois quarts denos équipages sont dans le même cas… Voici un siège pliant et unetable, derrière la porte… Solides, n’est-ce pas ?

Il souleva le siège et le tint en équilibre sur son petitdoigt.

– C’est assez léger, hein ? Alliage d’aluminium et demagnésium, et on a fait le vide à l’intérieur. Tous ces coussinssont gonflés d’hydrogène… Ingénieux et astucieux… Tout l’aéronatest comme cela. Et, dans la flotte entière, pas un homme ne pèseplus de soixante-dix kilos, excepté le Prince et quelques autrespersonnages. Pas moyen de faire maigrir le Prince, vous comprenez…Demain, nous visiterons le ballon en détail. Tout cela mepassionne, voyez-vous.

Rayonnant, il se tourna vers Bert.

– Vous avez l’air jeune. J’avais toujours cru que vous étiez unvieillard avec une grande barbe… une sorte de philosophe. Je nesais pas pourquoi on se figure toujours que les savants fameuxdoivent être vieux.

Ce n’est pas sans embarras que Bert éluda ce compliment, et lelieutenant continua en exprimant sa surprise que M. Butteridge nefût pas venu dans sa machine volante.

– C’est une longue histoire, – répondit Bert, d’un ton évasif. –À propos, – fit-il, brusquement, – ne pourriez-vous pas me prêterune paire de pantoufles ? Ces escarpins-là me dégoûtent, ilssont infects. C’est un ami qui me les a prêtés.

– Très bien.

L’ex-boursier Cecil Rhodes quitta un moment la cabine et revintchargé d’un choix considérable de chaussures, souliers de bal,babouches, espadrilles de bain, mules, et une paire de pantouflesrouge pourpre ornées de tournesols brodés en or.

Mais il se reprocha d’avoir apporté ces dernières.

– Je ne les mets jamais moi-même… Je les ai prises par excès dezèle, – fit-il, avec un petit rire confidentiel. – Elles ne m’ontpas quitté depuis Oxford… C’est un camarade qui me les aconfectionnées, je les emporte partout avec moi.

Bert choisit donc les souliers de bal, tandis que le lieutenantrepartait à rire.

– Nous sommes ici, – dit-il, – en train d’essayer despantoufles, et le monde se déroule au-dessous de nous comme unpanorama. N’est-ce pas épatant, hein ? Voyez.

Bert regarda aussi par le vasistas, qui séparait de l’immensitéténébreuse la cabine rouge et argent, luxueuse et brillante. À partle reflet d’un lac, la contrée était indistincte et noire, et l’onn’apercevait pas les autres dirigeables.

– Nous verrons mieux du dehors, – remarqua le lieutenant. –Sortons. Il y a une petite balustrade…

Il passa le premier dans le long corridor qu’éclairait une seulepetite lampe électrique, sous laquelle étaient placées plusieurspancartes rédigées en allemand, et, par une échelle légère, ilamena Bert sur un balcon que bordait une rampe de treillismétallique. De là on surplombait l’espace vide. Bert suivit soncompagnon avec lenteur et prudence. Du balcon, il put contempler lemerveilleux spectacle de la première flotte aérienne naviguant dansla nuit. Les dirigeables avançaient formés en V, leVaterland en tête et à une altitude plus élevée, lesautres, à droite et à gauche, visibles jusqu’au fond du ciel. Ilsvolaient en longues ondulations régulières, colosses sombres enforme de poisson, ne laissant voir que de rares points de lumière,et le ronflement des moteurs s’entendait nettement de la galerie.Ils avaient gagné une altitude de cinq ou six mille pieds, et ilsmontaient encore. Au-dessous, le pays s’étendait, immobile et muet,dans une obscurité que pointillaient et pailletaient des groupes dehauts fourneaux et les rues lumineuses des grandes villes. On eûtdit que le monde était dégringolé au fond d’un bol. La massesurplombante du dirigeable cachait les régions supérieures du ciel.Ils examinèrent un moment le paysage.

– Ça doit être amusant, d’inventer des choses, – dit soudain lelieutenant. – Comment êtes-vous arrivé à imaginer votremachine ?

– J’y ai réfléchi longtemps, – répondit Bert après un silence. –J’y pensais nuit et jour.

– Chez nous, on était anxieux à votre sujet. On croyait que lesAnglais vous avaient acheté… Ils n’y tenaient donc pas ?

– Si, en un sens… mais c’est une longue histoire.

– Ça doit être épatant, d’inventer… Je serais, moi, incapabled’inventer quoi que ce soit, même quand ce serait pour sauver mavie.

Ils se turent, observant le monde ténébreux, et suivant leurspensées, jusqu’à ce qu’un coup de clairon les eût appelés à undîner tardif. Bert s’alarma soudain.

– Ne faut-il pas se mettre en habit ? – demanda t-il. –J’ai toujours été trop absorbé par la science et le reste pourfréquenter beaucoup la société.

– Ne craignez rien, – assura Kurt. – Nul d’entre nous n’ad’autres vêtements que ceux qu’il porte. Nous voyageons avec unminimum de bagages. Mais peut-être pourriez-vous retirer votrepelisse… Il y a un radiateur électrique à chaque bout duréfectoire.

Ainsi Bert se trouva bientôt assis à table en présence de l’ «Alexandre allemand », le grand et puissant prince Karl Albert,Seigneur de la guerre, héros des deux hémisphères. C’était un hommede belle prestance, blond, l’œil profondément enfoncé sousl’arcade, le nez camard, les pointes de la moustache relevées àangle droit, et de longues mains blanches. Son siège, plus haut quecelui des convives, était placé sous une aigle noire éployée,encadrée de drapeaux allemands. Le Prince trônait, pour ainsi dire,et Bert fut grandement frappé de ce fait qu’en mangeant le héros nefixait les yeux sur personne ; son regard planait au-dessusdes têtes, comme quelqu’un absorbé par des visions. Il y avaitautour de la table vingt officiers de divers rangs, et Bert. Tousparaissaient extrêmement curieux de connaître le fameux Butteridge,et ils dissimulaient mal leur étonnement à son aspect. Le Princelui fit un majestueux salut, auquel, par une heureuse inspiration,il répondit en s’inclinant. À la droite du prince, se tenait unpersonnage ridé et tanné, avec des lunettes d’argent et des favorisfloconneux et gris terre, qui dévisageait Bert avec une insistancedéconcertante. Les convives s’assirent après des cérémonies queBert ne comprit pas. À l’autre bout de la table avait pris placel’officier à profil d’oiseau que Bert avait dépossédé de sa cabineet qui, d’un air hostile, murmurait à son voisin des remarques quiconcernaient évidemment le soi-disant Butteridge. Deux soldatsfaisaient le service.

Le dîner fut très simple : une soupe, du mouton, du fromage, et…très peu de conversation.

À vrai dire, une curieuse solennité paralysait chacun, –réaction inévitable, sans doute, après une période de travailacharné, et après la surexcitation contenue du départ, – etpeut-être aussi le pressentiment accablant d’expériences nouvelleset imprévues, d’aventures prodigieuses, de risques inconnus ettroublants. Le Prince était perdu dans ses méditations. Il lesinterrompit cependant pour boire à l’Empereur, en levant une coupede champagne. Tout le monde cria Hoch ! comme on ditles répons à l’église.

L’interdiction de fumer ne souffrait aucune exception, maisquelques officiers sortirent dans la galerie pour y chiquer à leuraise. En réalité, toute lumière offrait un danger dans cetteaccumulation d’objets inflammables. Bert se prit à frissonner et àbâiller. Parmi ces colosses de l’air et ces hauts personnages, ilse sentait écrasé par la certitude de son insignifiance ; lavie était trop vaste pour lui, elle le dépassait de partout.

Il marmonna quelque chose à Kurt au sujet de sa tête ;puis, par l’échelle roide et la petite galerie branlante, ilregagna sa cabine et se fourra au lit, comme dans un refugeinviolable.

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