La Guerre dans les airs

4.

Maintenant qu’on peut les envisager rétrospectivement, leslamentables incidents qui suivirent la reddition de New Yorkapparaissent comme la conséquence nécessaire et inévitable duconflit existant entre d’un côté les applications de la sciencemoderne aux conditions sociales et de l’autre la tradition d’unpatriotisme brutal et romanesque. D’abord, le peuple accueillit lefait avec un détachement flegmatique, comme on accueille leralentissement du train dans lequel on voyage ou l’érection d’unmonument public par la municipalité.

– Nous nous sommes rendus ?… Ah ! vraiment ?Telle fut l’attitude adoptée généralement quand la nouvelle futpublique. Les New-Yorkais prenaient la chose dans le même esprit decuriosité qu’ils avaient manifesté à l’apparition de la flotteaérienne. Ce n’est que lentement que l’idée de la capitulation fitnaître chez eux le sentiment d’une humiliation patriotique, dontaprès réflexion chacun prit sa part.

– Nous avons capitulé, et, avec nous, l’Amérique estvaincue ! – se dirent-ils, et ils en éprouvèrent deslancinements cuisants.

Les journaux qui parurent vers une heure du matin ne publiaientaucun renseignement sur les conditions auxquelles New York avaitcédé, et ils ne contenaient aucun détail sur le genre de combat quiavait précédé la capitulation. Les éditions suivantes comblèrentces lacunes et publièrent les clauses du traité. La ville devaitravitailler les dirigeables, remplacer les explosifs employéspendant le dernier combat et pendant la destruction de la flotte del’Atlantique, payer une contribution de guerre de quarante millionsde dollars, et livrer la flottille mouillée dans l’East River. Lesjournaux décrivaient longuement le bombardement qui avait démolil’Hôtel de Ville et dévasté l’arsenal de la marine, et lesNew-Yorkais commencèrent à comprendre ce que signifiaient le fracaset les explosions qu’ils avaient entendus, pendant quelquesminutes. C’étaient des récits de créatures réduites en miettes, desoldats impuissants qui luttaient contre tout espoir dans cettebataille localisée au milieu d’un effondrement indescriptible, dedrapeaux amenés par des hommes en pleurs. Ces étranges éditionsnocturnes donnaient aussi les premiers câblogrammes venus d’Europeet qui annonçaient brièvement le désastre de la flotte, de cetteescadre de l’Atlantique pour laquelle New York avait toujourséprouvé une sollicitude et un orgueil particuliers. Seulement,heure par heure, la conscience collective s’éveillait, le sentimentde l’humiliation patriotique montait comme une marée. L’Amérique seheurtait à la défaite : avec une stupéfaction qui laissa placebientôt à une fureur inexprimable, New York découvrit soudainqu’elle était une cité conquise, à la merci du conquérant.

À mesure que ce fait s’imposait à l’esprit public, defrémissantes dénégations jaillissaient, comme les flammes d’unincendie qui commence.

– Non ! – s’écriait New York, sortant de son apathie, àl’aurore. – Non, je ne suis pas vaincue ! Tout ceci n’estqu’un rêve.

Avant le jour, la colère secouait toute la population, laprompte colère américaine se propageait par contagion dans cesmillions d’âmes. Elle n’avait pas encore pris forme, elle n’avaitencore inspiré aucun acte, que déjà l’ennemi, dans les dirigeables,sentait croître ce gigantesque soulèvement d’émotion, comme lebétail et les créatures primitives sentent, dit-on, les approchesd’un tremblement de terre. Les journaux du groupe Knype furent lespremiers à donner une formule à la révolte. « Nous avons ététrahis, déclaraient-ils simplement, et nous n’acceptons pas lacapitulation. » De toutes parts, on s’empara de cette formule, onse la passa de bouche en bouche ; â chaque coin de rue, sousles pâles lumières de l’aube, des orateurs surgissaient, qui, sansque la police intervînt, adjuraient l’esprit de l’Amérique des’insurger et imputaient comme une réalité personnelle à chaqueauditeur la honte de ces revers. Pour Bert, qui écoutait à cinqcents pieds au-dessus, il semblait que la vaste agglomération, quin’avait d’abord produit que des bruits confus, bourdonnait àprésent comme une ruche d’abeilles singulièrement courroucées.

Après l’écroulement de l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel desPostes, le drapeau blanc avait été hissé à l’une des tours du vieilédifice de Park Row. C’est là que le maire O’Hagen, harcelé par lespropriétaires affolés du bas New York, s’était rendu pour négocierla capitulation avec von Winterfeld. Le Vaterland, aprèsavoir déposé le secrétaire du Prince au sommet de la tour, se mit àévoluer à l’entour de City Hall Park, tandis que leHelmholz, qui avait procédé au bombardement, remontait àune hauteur de deux mille pieds. Grâce à la position de l’aéronefamiral, Bert put voir de près ce qui se passait au cœur de la cité.L’Hôtel de Ville, la Court House, l’Hôtel des Postes ne formaientplus qu’un amas de ruines fumantes, et une quantité d’autresmonuments situés au long du côté ouest de Broadway paraissaientsérieusement endommagés. Peu de gens avaient péri, mais unemultitude d’employés, des femmes dans une large proportion, avaientété surpris par la destruction de l’Hôtel des Postes. Partout lespompes dirigeaient des trombes d’eau sur les décombres : les tuyauxd’alimentation traversaient le square, et de longs cordons depolice contenaient la foule qui se massait autour de ces sinistres.Toute une armée de sauveteurs volontaires, portant un insigneblanc, entraient derrière les pompiers et rapportaient des corpsparfois vivants, mais le plus souvent horriblement carbonisés.

Formant un contraste extraordinaire et violent avec cette scènede dévastation, se dressaient tout près, dans Park Row, lesimmenses bureaux et imprimeries des journaux. Sous l’éblouissanteclarté des lampes, tout y fonctionnait, car les immeubles n’avaientpas été abandonnés, même pendant le bombardement, et à présent lepersonnel et les presses manifestaient une activité véhémente,rassemblant les détails des événements épouvantables de la soirée,les commentant et, dans la plupart des cas, préconisant larésistance, sous le nez même des vainqueurs.

Au-delà des immeubles de la presse, et en partie caché par lesarches de l’ancien Elevated Railway depuis longtemps converti enmonorail, un autre cordon d’agents, qui protégeait une sorte decampement d’ambulances improvisées, où des médecins s’affairaientautour des morts et des blessés transportés là après la panique deBrooklyn Bridge.

Bert contemplait tout cela avec les perspectives du vold’oiseau, comme au fond d’un gouffre irrégulier. Il voyait enenfilade toute la longueur de Broadway, où deux rangées de bâtissesgigantesques formaient une sorte de canon, entre les parois duquel,par intervalles, des cohues se pressaient autour d’orateurssurexcités. Et partout c’étaient les cheminées, les supports desfils et des câbles, et les innombrables toits de New York oùs’entassaient des gens qui épiaient la flotte aérienne etdiscutaient les événements.

Partout aussi se dressaient des hampes sans drapeaux. Sur lesbâtiments de Park Row, claquait et retombait tour à tour unpavillon blanc. Les lueurs lugubres des foyers d’incendie et lesombres intenses de cet étrange et grouillant spectacle commençaientà se fondre sous la clarté de l’aube impartiale et froide.

Pour Bert Smallways, tout cela s’encadrait dans le vasistasouvert de sa cabine. Durant la nuit il était resté cramponné aurebord, sursautant et tremblant aux explosions. Au cours desévolutions du ballon, il s’était trouvé à des hauteurs diverses,tantôt hors de portée de tout bruit, tantôt naviguant au milieu desclameurs et des voix et dans le fracas des écroulements. Il avaitvu des dirigeables volant vite et bas, au-dessus des rues obscureset tumultueuses ; il avait observé des monuments quis’illuminaient soudain dans les ténèbres et s’effondraient sous lesbombes, et contemplé pour la première fois de sa vie les brusqueset fantasques poussées des embrasements. De tout cela, il sesentait entièrement séparé, absolument disjoint : leVaterland n’avait pas jeté une seule bombe ; il secontentait de surveiller et de diriger. Puis, quand l’aéronatdescendit planer au-dessus de City Hall Park, Bert, glacé deterreur, avait démêlé que ces masses flamboyantes logeaientd’immenses administrations, et que les spectres minuscules etimprécis, qui s’agitaient de tous côtés, s’efforçaient d’enrayer lesinistre et de lui arracher ses victimes. À mesure que le jourgrandit, il comprit mieux ce qu’étaient, dans cette dévastation, depetites formes noires gisant à terre en des attitudestourmentées…

Depuis des heures, depuis l’instant où, la veille, New Yorkavait surgi des profondeurs bleues de l’horizon, Bert n’avait pasquitté son poste d’observation, et, avec l’aurore, il éprouvait àprésent une fatigue intolérable.

Il leva vers les lueurs roses du ciel des yeux las, bâillaéperdument, et, tout en murmurant des phrases incohérentes, regagnasa couchette. Il s’y laissa tomber plutôt qu’il ne s’y allongea ets’endormit aussitôt profondément. C’est là que, plusieurs heuresaprès, Kurt le trouva ronflant à poings fermés, étalé sur le dos,la bouche ouverte, image même de l’esprit démocratique en face desproblèmes d’une époque trop complexe pour cette intelligence.

Kurt le reluqua un moment avec une grimace de dégoût ; puisil le secoua par la jambe.

– Hé là ! Réveillez-vous, et prenez une postureconvenable !

Bert s’assit sur son séant, ahuri, et se frotta les yeux.

– Est-ce qu’on se bat encore ? – demanda-t-il.

– Non ! – répondit Kurt, qui, l’air éreinté, s’effondra surun siège. – Gott ! s’écria-t-il bientôt, promenantses mains sur son visage, – je prendrais volontiers un bon bainfroid. Toute la nuit j’ai inspecté les compartiments intérieurs,pour le cas où des balles égarées y auraient pénétré… J’ai sommeil,il faut que je dorme, – ajouta-t-il en bâillant. – Vous ferez biende sortir, Smallways. Je ne puis vous tolérer ici, ce matin… Vousêtes trop infernalement laid et inutile. Avez-vous reçu votreration ?… Non ?… Allez la chercher et ne revenez pas.Vous camperez dans la galerie…

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