La Guerre dans les airs

4.

Parvenues à proximité l’une de l’autre, les flottes aériennes,pendant un certain temps, ne cherchèrent pas à s’attaquer. Lessoixante-sept aéronefs allemands se maintenaient à une hauteur deprès de quatre mille pieds, formés en croissant. Ils conservaiententre eux une distance d’une longueur et demie environ, de sortequ’une cinquantaine de kilomètres séparaient les extrémités. Lesdirigeables placés à chaque bout de la courbe remorquaient unetrentaine de Drachenflieger, avec leur pilote à bord,mais, de si loin, Bert ne pouvait les distinguer.

Tout d’abord, il n’aperçut que la première escadre desAsiatiques, appelée l’escadre méridionale. Elle comptait quaranteaéronats qui transportaient, suspendues à leurs flancs, près dequatre cents machines volantes. Elle louvoya lentement à unevingtaine de kilomètres des Allemands, par le travers de leur frontest. Ce ne fut pas sans peine que Bert discerna les aéroplanes,multitude de très petits objets, voltigeant au-dessous desvolumineux dirigeables, comme des fétus dans le soleil. Quant à laseconde flotte asiatique, elle restait encore cachée pour lui, bienqu’elle fût probablement visible déjà pour les Allemands, vers lenord-ouest.

Dans l’atmosphère absolument calme et sans un nuage, l’escadreallemande était montée à une hauteur immense, où les dimensions descolosses paraissaient infiniment réduites. Le croissant sedétachait nettement, et, dans son mouvement vers le sud, il passalentement devant le soleil. Chaque unité ne fut plus alors qu’unesilhouette noire, et les Drachenflieger de petites tachessombres sur chaque aile de l’Armada aérienne.

Les adversaires ne semblaient nullement pressés d’engager lalutte. Les Asiatiques s’avancèrent très loin dans l’est, accélérantleur marche et augmentant leur altitude. Ils se formèrent alors enune longue colonne et, virant de bord, revinrent, en s’élevant, surla gauche des Allemands. Ceux-ci firent face aussitôt à cetteattaque de flanc, et tout à coup de faibles lueurs indiquèrentqu’ils avaient ouvert le feu, sans aucun effet apparent, du reste.Puis, comme une poignée de flocons de neige, lesDrachenflieger prirent leur vol, tandis qu’une quantité deminuscules points rouges se ruaient à leur rencontre. Tout celasemblait à Bert, non seulement infiniment lointain, maissingulièrement fantastique. Moins de quatre heures auparavant, ilétait à bord d’un de ces dirigeables, et ils lui paraissaientmaintenant non pas des véhicules portant des hommes, mais descréatures sensibles qui évoluaient et agissaient avec un but biendéfini.

Le double essor des aéroplanes se rejoignit et descendit vers lesol, comme une poignée de pétales de roses, – blancs et rouges, –lancés d’une haute fenêtre. Ils devinrent de plus en plus gros, etBert en vit plusieurs qui, chavirés, tourbillonnaient en tombant,et disparurent derrière les énormes nuages de fumée noire quis’étendaient dans la direction de Buffalo. Un instant, tous furentcachés dans la fumée, puis deux ou trois appareils blancs et unequantité de rouges reparurent dans le ciel clair, comme un essaimde grands papillons ; ils combattaient en décrivant de largescercles, et ils furent bientôt hors de vue, vers l’est.

Une violente détonation ramena l’attention de Bert vers lezénith : le bel arroi du croissant était bouleversé et ce n’étaitplus à présent qu’un long nuage tumultueux. L’un des monstres, enflammes à chaque extrémité, dégringola brusquement à mi-hauteur dusol ; puis il culbuta, tournant plusieurs fois sur lui-même,et s’engloutit dans le chaos de fumée de Buffalo.

Effaré par ce spectacle, Bert, bouche bée, se cramponna plusfort au garde-fou. Pendant quelques moments – qui parurentinterminables – les deux flottes, sans modification nouvelle,s’avancèrent obliquement l’une vers l’autre, avec un bruit quiparvenait aux oreilles de Bert comme un bourdonnement de moustique.Soudain, des deux côtés, plusieurs dirigeables, frappés par desprojectiles dont on ne voyait aucune trace, rompirent l’alignement.La colonne des aéronefs asiatiques fit demi-tour et chargea lesforces allemandes, sans que d’en bas on pût se rendre compte sil’attaque avait lieu à altitude égale ou supérieure. Toutefois laligne allemande sembla s’ouvrir pour laisser passage aux Jaunes, etdes manœuvres se dessinèrent dont Bert ne comprit pas l’objet.L’aile gauche de la bataille devint une danse confuse. Pendantquelques minutes, les deux lignes entrecroisées parurent sivoisines qu’on eût dit, dans le ciel, un engagement corps à corps.Puis la lutte se fragmenta par groupes et par duels. Lesdirigeables allemands commencèrent à dériver plus nombreux dans lescouches inférieures de l’atmosphère. L’un d’eux fut soudainenveloppé de flammes et s’enfuit à toute vitesse vers lenord ; deux autres se laissèrent choir avec des soubresauts etdes tortillements bizarres. En un conflit tourbillonnant, un grouped’antagonistes – un allemand contre deux asiatiques bientôt suivisd’un troisième, – tomba en zigzaguant vers l’est, pendant que denouveaux assaillants jaunes abandonnaient la mêlée pour venir à larescousse. Un des aéronats aplatis éperonna, ou peut-être heurtapar hasard, un gigantesque cylindrique et tous les deuxpirouettèrent pour aller s’écraser du même coup sur le sol.

L’escadre asiatique du Nord se joignit à la bataille sans queBert la vît arriver ; il remarqua seulement que le nombre descombattants augmentait d’inexplicable façon. Ce fut bientôt uneconfusion indescriptible, que le vent poussait vers le sud-ouest,et qui se divisait de plus en plus en une série d’épisodes. Ici, uncolosse allemand incendié descendait peu à peu, entouré d’unedouzaine d’aéronats asiatiques qui rendaient inutiles sestentatives désespérées pour échapper au désastre. Là, un autreétait immobilisé et son équipage se défendait contre un essaim deguerriers jaunes en monoplans. Plus loin, un dirigeable plat, queles flammes dévoraient à chaque bout, se détachait de la massegrouillante et coulait à pic.

Dans le vaste ciel clair, ces incidents retenaient tour à tourl’attention de Bert, que les culbutes et les désastres successifsimpressionnaient surtout, et, au milieu de tant d’épisodessaisissants, ce ne fut que très lentement qu’il devina un planconcerté dans ces évolutions confuses.

Les dirigeables qui tourbillonnaient à une immense hauteurn’étaient pour la plupart ni assaillis ni assaillants ; ilsdécrivaient à toute vitesse des cercles pour gagner une altitudesupérieure, en échangeant parfois des projectiles peu efficaces.Après la chute tragique des combattants qui avaient cherché às’éperonner, on renonça de part et d’autre à cette dangereuseoffensive, et Bert ne distingua plus aucune tentative d’abordage.Toutefois, des deux côtés on s’efforçait d’isoler l’antagoniste etde l’accabler, ce qui causait un enchevêtrement continuel. Commeles Asiatiques étaient en plus grand nombre et qu’ils évoluaientavec beaucoup plus de rapidité, ils donnaient l’impressiond’attaquer sans répit leurs ennemis.

Un groupe de biplans allemands, dans le but de dominer lescataractes et les usines, essayait de se maintenir au zénith en unephalange serrée que les Jaunes s’acharnaient à vouloir disperser.Bert, qui comparait leurs allées et venues à celles de carpes sedisputant des morceaux de pain dans un étang, apercevait de menuesbouffées de fumée sans qu’aucun bruit lui parvînt jamais.

Une ombre, bientôt suivie d’une autre, glissa entre Bert et lesoleil. Un bourdonnement de moteur le fit tressauter et il oubliainstantanément ce qui se passait au zénith.

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux,chevauchant, telles des Valkyries, les étranges montures dont lamécanique européenne avait été l’inspiratrice, les Japonaiss’avançaient sur leurs monoplans rouges. Les ailes battaient parsaccades et l’appareil montait ; elles s’arrêtaient et ildescendait en planant. Ils s’approchèrent si près qu’on put lesentendre s’interpeller, et l’un après l’autre, en une longue ligne,ils abordèrent dans l’espace libre qui précédait l’hôtel-hôpital.Mais Bert n’attendit pas plus longtemps. Au passage, un Japonais àface jaune s’était penché de son côté, et leurs regards s’étaientcroisés une seconde.

Bert se jugea alors par trop en danger au milieu du pont et ilprit la fuite à toutes jambes dans la direction de Goat Island. Delà, caché dans les fourrés, et non sans un certain sentimentd’insécurité, il épia la fin de la bataille.

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