La Guerre dans les airs

3.

L’arrivée de la flotte aérienne allemande précéda la nouvelle dudésastre naval subi par les Américains. Tard dans l’après-midi, lesguetteurs d’Ocean Grove et de Long Branch aperçurent lesdirigeables qui émergeaient des flots, vers le sud, et prenaient ladirection du nord-ouest. Le vaisseau amiral monta presqueverticalement au-dessus de Sandy Hook, assez haut pour franchirimpunément le poste d’observation, et, en quelques minutes, toutNew York vibra aux détonations de l’artillerie de StatenIsland.

Plusieurs pièces, principalement celles de Giffords et de BeaconHill, au-delà de Matawan, étaient remarquablement bien servies.L’une, à une distance de cinq milles et avec une élévation de sixmille pieds, envoya au Vaterland un obus qui éclata siprès du but qu’une vitre d’une fenêtre de l’appartement du Princefut brisée par un fragment. À cette explosion soudaine, Bert rentrasa tête avec la célérité d’une tortue effrayée. Toute la flotteaérienne s’éleva, presque sur place, à une hauteur d’environ douzemille pieds et put évoluer sans danger au-dessus des canonsinoffensifs. Les dirigeables se formèrent en une double lignehorizontale représentant les branches d’un V resserré, la pointevers la cité, avec, en tête, le vaisseau amiral. Les extrémités dechaque branche passèrent respectivement sur Plumfield et JamaicaBay, et le Prince continua sa course un peu à l’est des Narrows,franchit l’Upper Bay, et vint s’arrêter au-dessus de Jersey City,en une position qui dominait tout le bas de New York. Là lesmonstres firent halte, immenses et prodigieux dans le demi-jourcrépusculaire, et sereinement indifférents aux fusées et aux obusqui venaient éclater au-dessous d’eux.

Ce fut une pause destinée à permettre une inspection mutuelle.Pendant un moment, la naïve humanité fit trêve aux rigueurs de laguerre, et de part et d’autre, pour les millions d’en bas commepour les milliers d’en haut, on s’intéressa au spectacle. La soiréeétait superbe : quelques minces bandes de nuages, à six ou septmille pieds, troublaient la lumineuse profondeur du ciel. Le ventne soufflait plus : l’atmosphère restait infiniment paisible etcalme. Les lourdes détonations des canons lointains et lesinnocentes pyrotechnies qui grimpaient jusqu’aux nuées nesemblaient pas plus se rapporter au massacre et à la violence, à laterreur et à la capitulation que des saluts pendant une revuenavale. Dans la ville, des spectateurs se pressaient sur tous lespoints élevés ; les toits des maisons, les squares, lescarrefours et les ferry-boats, les pontons, étaient couverts demonde ; dans le Battery Park, un grouillement noir rassemblaittoute la population des quartiers de l’est ; dans le CentralPark et au long de Riverside Drive, tous les endroits favorablesfourmillaient d’une cohue particulière et caractéristique, accouruedes voies adjacentes. Les passages réservés aux piétons, sur lesgrands ponts qui traversaient l’East River, étaient aussi bloquéset encombrés par les curieux. Partout, les boutiquiers avaientquitté leur comptoir, les ouvriers leur atelier, les femmes et lesenfants leur logis, pour venir contempler la merveille.

– C’est plus épatant que ce que racontaient les journaux, –déclarait-on.

Les équipages des dirigeables satisfaisaient une égalecuriosité. Nulle cité au monde ne fut jamais aussi superbementsituée que New York, aussi bien tranchée et divisée par sesfleuves, bras de mer, baies et promontoires, aussi admirablementdisposée pour faire valoir la hauteur des édifices, la complexeimmensité des ponts et des viaducs, et les autres exploitsaudacieux des ingénieurs. À côté d’elle, Londres, Paris, Berlinétaient des agglomérations informes et ratatinées. Son ports’avançait jusqu’au cœur de la ville, comme à Venise, et, commeVenise, la cité de New York était fastueuse, tragique et arrogante.D’en haut, on apercevait l’enchevêtrement des tramways et destrains rampants et, en mille endroits, les lumières tremblantes quiilluminaient cette confusion. Ce soir là, New York se montrait enbeauté, dans toute son éblouissante splendeur.

– Bigre ! Quelle ville ! – s’écria Bert.

Elle était si vaste, en effet, et, dans son ensemble, sipacifiquement magnifique, qu’y déchaîner la guerre paraissait uneabsurdité sans nom, un acte aussi incongru que de mettre le siègedevant un musée ou d’attaquer à coups de hache et de massue desgens respectables dans une salle à manger d’hôtel. Détruire cetensemble si vaste et si délicatement complexe eût été aussi inepteque de fausser les rouages d’une horloge en les obstruant avec unetringle de fer. Les dirigeables qui planaient dans les rayons dusoir et remplissaient le ciel semblaient également éloignés deshideuses violences de la guerre. Kurt, Smallways et une quantitéd’autres, parmi ceux qui montaient les vaisseaux aériens, perçurentdistinctement ces contradictions. Mais le prince Karl Albert avaitl’esprit grisé des vapeurs du romanesque : il était le Conquérantet ne voyait là que la ville forte de l’adversaire : plus grande lacité, plus complet le triomphe. Sans aucun doute, il éprouva cesoir-là une exultation prodigieuse et goûta au-delà de toutprécédent l’enivrement du pouvoir.

Cette trêve, enfin, s’acheva. Les pourparlers entamés par latélégraphie sans fil ne purent se terminer d’une façonsatisfaisante : la flotte et la cité se souvinrent qu’elles étaientdes puissances ennemies.

– Voyez ! Voyez ! – cria la multitude. – Quoi ?Que font-ils ?

Dans le crépuscule, cinq dirigeables descendaient à l’attaque :l’un au-dessus de l’arsenal naval de l’East River, un secondau-dessus de l’Hôtel de Ville, deux autres au-dessus des grandsétablissements financiers et commerciaux de Wall Street et de LowerBroadway, et le dernier au-dessus du pont de Brooklyn. Ilsfranchirent doucement et rapidement la zone dangereuse quemenaçaient les lointains canons, et planèrent en sécurité, àproximité des quartiers les plus denses de la ville. À l’instant oùce mouvement se dessina, tous les tramways s’arrêtèrent avec unetragique soudaineté, toutes les lumières qui s’étaient alluméesdans les rues et dans les maisons s’éteignirent. Car l’Hôtel deVille s’éveillait, conférait téléphoniquement avec l’autoritéfédérale et prenait des mesures défensives ; il réclamait desvaisseaux aériens, refusant de se rendre, comme le conseillait legouvernement, et devenait un centre d’émotion intense, de fiévreuseactivité. Partout, en hâte, la police dispersait les foulesassemblées.

– Rentrez chez vous, ça va se gâter ! – disaient lesagents, et la phrase était répétée de bouche en bouche.

Un frémissement de terreur parcourut la cité. Des gens quivoulaient traverser City Hall Park et Union Square, plongés dansune ombre insolite, se heurtaient à des soldats et à des canons etdevaient rebrousser chemin. En une demi-heure, New York avait passédu crépuscule serein et de la contemplation admirative à desténèbres troublées et grosses de menaces. Plusieurs personnes mêmetrouvèrent la mort dans la panique du pont de Brooklyn, lorsque ledirigeable allemand s’en approcha.

Avec la cessation de tout mouvement et de tout trafic, un calmeinquiétant envahit les rues, rendant de plus en plus distinctes lesdétonations de l’artillerie qui s’efforçait futilement de défendrela ville. Bientôt ce bruit cessa aussi. Une nouvelle pauseintervint pour permettre de reprendre les négociations. Leshabitants, dans l’obscurité, essayaient de se renseigner au moyendes téléphones qui restaient muets. Puis, dans le silence attentif,le pont de Brooklyn s’effondra avec un craquement formidable, quesuivit la fusillade de l’arsenal et l’éclatement des bombes lancéessur Wall Street, et l’Hôtel de Ville. Sans pouvoir rien faire nirien comprendre, New York écouta ce tumulte et ce fracas, quis’apaisèrent bientôt aussi brusquement qu’ils avaient commencé.

– Que se passe-t-il ? – se demandait-on en vain.

Une longue période vague intervint, et les gens qui, aux étagessupérieurs des maisons, regardaient par les fenêtres, distinguèrentles coques des vaisseaux aériens allemands qui glissaient lentementet sans bruit presque au-dessus des toits. Puis, les lumièresélectriques s’allumèrent de nouveau et les clameurs des crieurs dejournaux retentirent par les voies publiques.

Chaque individu de cette population immense et variée acheta safeuille et apprit les événements ; un combat avait eu lieu etNew York arborait le drapeau blanc…

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