La Guerre dans les airs

4.

Ce premier plongeon laissa à Bert l’impression qu’une immensitéliquide s’étendait au-dessous de lui. La courte nuit d’été luiparut cependant interminablement longue. Il éprouvait une sensationdésagréable d’insécurité et il s’imaginait, sans la moindre raison,que le jour la dissiperait. En outre il avait grand-faim. Iltâtonna dans le coffre, plongea ses doigts dans un pâté, choisitquelques sandwiches et réussit à ouvrir une demi-bouteille dechampagne. Réchauffé et restauré, il exhala sa rancune contre Grubbqui, en lui chipant ses allumettes, l’empêchait de goûter un boncigare, s’enveloppa dans les pelisses, s’installa confortablementsur la couchette et sommeilla quelque temps. Une fois ou deux il seleva pour s’assurer qu’il restait à une distance prudente desflots. La première fois, les nuages qu’éclairait la lune étaientblancs et denses et l’ombre allongée du ballon se promenait sureux, comme un chien suit son maître. Par la suite, ilss’éclaircirent. Tandis qu’il demeurait couché sur le dos, il fitune découverte. Dans son gilet, ou plutôt dans le gilet de M.Butteridge, il entendait un frou-frou, à chaque aspiration. Levêtement renfermait des papiers dans la doublure. Mais, quelle quefût sa curiosité, l’obscurité était trop profonde pour qu’il lessortît de leur cachette et les examinât.

Le chant des coqs, l’aboiement des chiens, les appels desoiseaux l’éveillèrent. Le ballon avançait lentement à très faiblehauteur, au-dessus d’une vaste contrée baignée d’or par le soleilqui se levait dans un ciel pur. Bert contempla des champs biencultivés, sans haies ni clôtures, coupés seulement de routes quebordaient des poteaux soutenant des câbles métalliques. Le ballonvenait de passer au-dessus d’un village qui, autour d’une église àhaute tour, serrait ses maisons blanchies à la chaux, avec destoits à pente raide couverts de tuile rouge. Des paysans portantdes blouses luisantes et des chaussures énormes, s’arrêtaient pourle regarder en se rendant aux champs. L’aérostat était descendu sibas que le guiderope traînait à terre. Bert considéra ces êtresavec ébahissement.

– Faut-il atterrir ?… Il serait temps, je suppose, – sedisait-il.

Le ballon s’avançait contre une ligne de monorail et pour lafranchir sans encombre, Bert jeta prestement plusieurs poignées delest.

– Voyons. Réfléchissons. Je pourrais crier à ces gens :Attrapez !… Si seulement je connaissais une bonne expressionfrançaise pour leur demander de prendre la corde… Ça doit être laFrance, je pense.

Il examina la contrée à nouveau.

– Ça pourrait bien être la Hollande…, ou le Luxembourg…, ou bienl’Alsace-Lorraine, autant que je sache. Qu’est-ce que c’est que cesgrands bâtiments là-bas ?… Ces fours à plâtre ?… Le paysa l’air prospère…

L’aspect respectable de la région ranima en lui aussi despréoccupations de respectabilité.

– Il serait temps de faire un brin de toilette.

Il résolut de procéder à un lever en règle, et, pour opérer àson aise, il lança par-dessus bord un sac de sable. Son étonnementfut grand de constater qu’il gagnait de nouveau avec une extrêmevitesse les hautes régions.

Sapristi ! – s’écria M. Smallways. – Faut pas abuser dulest… Quand vais-je redescendre, à présent ?… Va falloirdéjeuner à bord…

L’air s’était réchauffé, et il ôta sa casquette. Il fit de mêmepour sa perruque d’étoupe qui lui tenait trop chaud à la tête,mais, cédant à une impulsion imprudente, il la lança dans le vide.Le statoscope répondit par une vigoureuse oscillation vers la «montée ».

– Ce maudit ballon ! – grogna Bert. – Il suffit de jeter uncoup d’œil par-dessus bord pour qu’il monte.

Bert s’attaqua au coffre : il y trouva plusieurs boîtes de cacaoliquide, accompagnées d’instructions explicites auxquelles il seconforma avec un soin minutieux. Avec une clef fixée au couvercle,il pratiqua des trous dans le fond de la boîte, dont la parois’échauffa au point de lui brûler les doigts. Il l’ouvrit alors et,sans allumette ni flamme d’aucune sorte, il eut son cacao fumant.C’était une vieille invention, mais nouvelle pour Bert. Avec dupain, du jambon et de la marmelade, il fit un déjeuner fortconvenable.

Le soleil devenait plus chaud et Bert enleva sa pelisse, ce quile fit penser au frou-frou qu’il avait surpris dans la nuit. Ilretira alors le gilet et l’examina.

– Le père Butteridge ne sera peut-être pas content si je luidétériore ses frusques.

Après un moment d’hésitation, il se décida à découdre le gilet.Il trouva dans la doublure les dessins des plans rotateurs latérauxdont dépendait la stabilité de toute la machine volante.

Un ange curieux, qui aurait observé Bert, l’aurait vu assis dansla nacelle, plongé dans une profonde méditation. Finalement, avecun air inspiré, il se leva, empoigna le gilet éventré, déchiqueté,saccagé, et le précipita hors de la nacelle : le vêtement descenditen voltigeant pour se poser avec un flop satisfait sur la figured’un touriste allemand qui dormait paisiblement auprès du Hâlette,non loin de Wildenvey. Allégé ainsi, le ballon monta plus hautencore, en une position plus favorable aux observations de notreange imaginaire qui aurait surpris M. Smallways en train dedéboutonner son veston, son gilet, son faux col, sa chemise, deplonger sa main dans sa poitrine et s’en arracher le cœur, ou dumoins, sinon son cœur, un objet rouge vif. Si l’observateur,surmontant un frisson de répugnance céleste, avait scruté de plusprès cet objet rouge vif, il eût mis à nu l’un des secrets les pluschéris de Bert, l’une de ses faiblesses essentielles. C’était unplastron en flanelle rouge, l’un de ces talismans quasi hygiéniquesqui, avec les pilules et les spécialités pharmaceutiques,remplacent, chez les peuples protestants de la chrétienté, lesimages et les reliques miraculeuses. Bert portait toujours ceplastron ; c’était sa chimère favorite, créée par unesomnambule extralucide qui avait déclaré au jeune homme qu’il avaitles poumons faibles.

Ayant ôté son fétiche, il l’attaqua avec un canif et, écartantles deux morceaux d’étoffe qui formaient le pan de devant, il semit en devoir d’y insérer les plans nouvellement découverts. Ceciaccompli, il installa en bonne place le miroir de M. Butteridge etla cuvette de toile pliante ; puis, il rajusta son costumeavec la gravité d’un homme qui a pris une décision irrévocable,boutonna son veston, posa sur le rebord la défroque du derviche, selava modestement la figure, se rasa, replaça sur sa tête lacasquette à rabats, endossa la pelisse, et enfin, rafraîchi etdélassé par ces exercices, il surveilla la contrée au-dessus delaquelle il planait.

Le spectacle était vraiment d’une magnificence incroyable. Niaussi étrange ni aussi grandiose, peut-être, que la mer de nuagesensoleillés, il offrait certes infiniment plus d’intérêt. L’airavait une limpidité incomparable, et, sauf vers le sud et lesud-ouest, pas un nuage ne tachait le ciel. La région étaitmontueuse, avec des bois de sapins et des plateaux dénudés. Desfermes nombreuses parsemaient les pentes ; les collinesétaient profondément tranchées par des gorges où coulaientplusieurs rivières sinueuses, au cours interrompu par les barragesdes usines électriques. Des villages aux toits en pente abrupte,pimpants et gais, s’éparpillaient partout, avec des églises auxclochers variés auprès des mâts du télégraphe sans fil. Ici et làde vastes châteaux, des parcs spacieux, des routes blanches et deschemins bordés de poteaux rouges ou gris attiraient le regard dansle paysage. On voyait des jardins clos de murs, des rangées demeules de foin, d’énormes toits de granges et des laiteriesmécaniques mues par l’électricité. Sur les hauteurs, s’étageaientdes troupeaux de bétail. Par endroits, Bert apercevait les voiesdes anciens chemins de fer, convertis maintenant en monorails, quidisparaissaient sous des tunnels, franchissaient des tranchées etdes remblais, et parfois un bourdonnement rapide marquait lepassage d’un train. Tout le détail se détachait avec une netteté etune minutie extraordinaires. Une fois ou deux, il distingua dessoldats et des canons qui lui rappelèrent les préparatifsmilitaires du lundi de la Pentecôte à Maidstone. Mais rien ne luiindiquait que ces préparatifs pussent avoir quelque chosed’anormal ; rien ne lui expliquait le bruit irrégulier destirs, qui montait parfois jusqu’à lui.

Je voudrais bien connaître le moyen de descendre, – se disaitBert, – à plus de dix mille pieds au-dessus de tout cela, et iltirait inutilement sur les cordes rouge et blanche tour à tour.Plus tard, il fit un inventaire de ses provisions. La vie dans lesrégions supérieures lui donnait un appétit redoutable et il luiparut sage en l’occurrence de partager ses vivres en rationsprécises. Rien ne lui garantissait qu’il ne passerait pas huitjours dans les airs.

D’abord le vaste panorama qui se déroulait au-dessous de luiavait été aussi silencieux qu’un décor peint. Mais à mesure que lajournée s’avança et que la déperdition du gaz s’accentua enramenant le ballon plus près de terre, les détails se précisèrent,les personnages devinrent plus visibles, et Bert entendit mieux lescoups de sifflet et les ronflements des trains, les mugissements dubétail, les appels des trompettes et des tambours, et bientôt mêmela voix des hommes. Son guiderope traîna de nouveau sur le sol etil envisagea la possibilité de tenter un atterrissage. À plusieursreprises, quand la corde entra en contact avec des câbles detransport d’électricité, il sentit ses cheveux se dresser sur satête ; une fois même une décharge plus forte lui donna unesecousse violente, et des étincelles jaillirent de divers côtésdans la nacelle.

Il accepta ces vicissitudes comme les aléas du voyage. Une idéeunique envahissait à présent son esprit : saisir l’occasion dedétacher son grappin du cercle de suspension.

L’essai d’atterrissage fut dès le début malheureux parce que,sans doute, l’endroit était mal choisi. D’ordinaire un ballon doitse poser dans un espace libre, et Bert se trouvait au-dessus d’unefoule. Sa décision fut prise subitement sans réflexion suffisante.Dans la direction qu’il suivait, il aperçut la plus attrayantepetite ville du monde, tout un bouquet de tourelles et de pignonspointus, dominé par un haut clocher d’église, au milieu de laverdure des jardins. Une antique muraille encerclait la cité,livrant passage, par une vaste et belle porte fortifiée, à unegrand’route bordée d’arbres. Tous les fils et câbles électriquesdes environs, comme des invités à une fête, accouraient vers laville qui donnait une impression de confort familial et cossu etqu’égayaient encore des pavoisements à profusion. Au long deschemins, les gens de la campagne, à pied ou dans des carrioles àdeux roues, arrivaient ou repartaient, dépassés de temps à autrepar un wagon monorail. Près de l’embranchement, hors les murs, sousles ombrages d’un quinconce, une petite foire animée avait dresséses tentes et ses baraques. Le site parut à Bert tout à faitséduisant. Il se tint prêt à lancer son grappin et à s’ancrer aumilieu de tout cela, pour débarquer, ainsi que son imagination lelui figurait, tel un hôte intéressant, intéressé, et bienvenu.

Il se voyait déjà au centre d’un cercle d’admirateurs rustiques,accomplissant, de la parole et du geste, des prouesseslinguistiques.

C’est à ce moment que commence le chapitre des accidentsadverses.

Longtemps avant que la foule fût avertie de la venue de Bertau-dessus des arbres, le guiderope s’était rendu impopulaire.Coiffé d’un chapeau noir luisant et portant sous le bras un vasteparapluie, un vieux paysan, apparemment pris de boisson, fut lepremier à apercevoir ce reptile qui rampait sur le sol, etl’ambition présomptueuse de le mettre à mort s’empara du bravehomme. Avec des cris farouches il se jeta impétueusement sur lemonstre qui traversa de biais la route, barbota dans une jarre delait sur un tréteau, vint secouer sa queue laiteuse au milieu d’unchar à bancs automobile où des filles de fabrique en excursionpoussèrent des hurlements perçants. Les spectateurs alors levèrentla tête et ils virent Bert s’escrimant à faire des saluts aimablesque la foule, indignée par les piaillements des femmes, considéracomme des gestes insultants. Puis la nacelle heurta adroitement letoit de la porte fortifiée, brisa quelques hampes de drapeaux, jouaun air sur une portée de fils télégraphiques, et envoya l’un desfils rompus provoquer, comme une mèche de fouet, sa partd’impopularité. Bert n’évita d’être précipité par-dessus bord qu’ense cramponnant énergiquement aux suspentes. Deux jeunes soldats etplusieurs paysans, vociférant et lui tendant le poing, se lancèrentà sa poursuite au moment où il franchissait le mur de la ville. Derustiques admirateurs, oui vraiment !

À la manière des aérostats soulagés d’une partie de leur poidspar un contact quelconque, le ballon avait bondi avec une sorted’impertinence, et Bert se trouva soudain au-dessus d’une rueencombrée qui débouchait sur une place de marché fort animée. Leflot d’hostilité l’accompagna.

Le grappin ! – se dit Bert et, après une seconde deréflexion, il interpella la foule. – Gare têtes ! Là Hé !Hé ! Vous autres têtes ! Sapristi !

Le grappin dégringola sur un toit en pente rapide, tomba avecune avalanche de tuiles cassées dans la rue, au milieu des cris deterreur et d’épouvante, et rebondit dans la glace d’une devanturequi, sous le choc, se brisa avec un tintement infernal. Le ballonroula de très écœurante façon, la nacelle éprouva une secousseviolente, mais le grappin n’avait pas tenu. Il émergea de nouveau,portant sur une de ses oreilles, avec un air narquois de sélectiondélicate, un petit fauteuil d’enfant que poursuivait un boutiquieraffolé il souleva sa pêche, la balança avec toute l’apparence d’unepénible indécision devant le rugissement de fureur poussé par lafoule, et finalement, comme par une inspiration, la laissa tomberadroitement sur la tête d’une paysanne entourée d’un étalage dechoux.

Tout le monde à présent était informé de la présence del’aérostat, car tous étaient occupés, soit à éviter le grappin,soit à saisir le guiderope. Avec un balancement de pendule, quidispersait les gens à droite et à gauche, le facétieux grappinreprit contact avec le sol, visa et manqua de peu un gros monsieuren complet bleu et en chapeau de paille. Il arracha un des tréteauxqui soutenaient un étal de mercerie, fit bondir comme un chamois unsoldat cycliste en culotte courte, et enfin s’aventura irrésolumententre les jambes de derrière d’un mouton qui fit des effortsconvulsifs et disgracieux pour se délivrer et qui resta perché dansune situation de tout repos, sur une croix de pierre, au milieu dela place. À cet instant, le ballon fit mine de s’élancer vers leshauteurs, mais une vingtaine de paires de mains le halaient vers lesol, et Bert constatait aussitôt qu’une fraîche brise soufflaitautour de lui.

Pendant quelques secondes, il chancela au milieu de la nacelle,qui à présent se balançait de façon à soulever le cœur. Puis ilcontempla la cohue gesticulante, et essaya de rassembler sesesprits. Il s’étonnait extraordinairement de cette série demésaventures. Est-ce que, réellement, ces gens étaient à ce pointsurexcités ? Ils semblaient furieux contre lui et nul ne semontrait intéressé ou amusé par son apparition. Une proportionexcessive de ces clameurs avaient le ton de l’imprécation, et même,à n’en pas douter, un singulier accent de menace. Plusieurspersonnes en grand uniforme et coiffées de tricornes s’efforçaienten vain de maintenir la foule. On agitait des poings et desgourdins. Et quand Bert aperçut un des figurants qui se détachaitdu gros de la troupe et courait à une charrette de foin pour saisirune fourche aux dents aiguës, puis un soldat en uniforme bleu quidébouclait son ceinturon, il n’eut plus alors aucun doute sur laquestion de savoir s’il devait oui, ou non, atterrir là.

Il s’était forgé cette illusion qu’on allait faire de lui unhéros et se rendait compte à présent de sa méprise.

Dix pieds à peine le séparaient des forcenés lorsqu’il sedécida. Sa paralysie cessa d’emblée ; il bondit sur le coffreet, au risque de culbuter, il détacha le grappin de son cabillot,puis courut au guiderope et fit de même. Une rauque clameur dedépit accueillit la descente de ces engins ; un projectile,qu’il reconnut par la suite pour un navet, siffla à ses oreilles.L’aérostat fit un saut prodigieux dans les airs, tandis que lestêtes grouillantes semblaient s’enfoncer dans un abîme ; audébut de ce bond, avec un froissement horrifiant, l’enveloppeeffleura un support de fils téléphoniques, et, pendant un instantd’angoisse, Bert s’attendit à une explosion, à une déchirure de lasoie caoutchoutée, ou aux deux catastrophes à la fois. Mais lafortune le favorisait.

Pendant que le ballon, allégé du poids énorme du guiderope et dugrappin, filait à nouveau, comme une flèche, dans l’empyrée, Berts’affalait au fond de la nacelle. Lorsqu’il mit enfin le nezau-dessus du bord, la petite ville n’était plus qu’un point menuqui tournait, avec le reste de la basse Allemagne, en une orbitecirculaire tout autour de la nacelle – tel était du moins sonmouvement apparent.

Quand il y fut habitué, cette rotation du ballon parut à Bertplutôt commode ; elle lui épargnait la peine de se transporterd’un bord à l’autre de la nacelle.

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