La Guerre dans les airs

Chapitre 12EPILOGUE

Par un beau matin d’été, trente ans exactement après que lesAllemands eurent lancé sur le monde leur première flotte aérienne,un vieillard, à la recherche d’une poule qui manquait à sabasse-cour, emmena un jeune garçon à travers les ruines de BunHill, vers les tours déchiquetées du Palais de Cristal. À vraidire, le vieillard n’avait pas atteint la décrépitude, – il allaitavoir soixante-trois ans dans quelques semaines, – mais, à sebaisser constamment sur la bêche et sur la fourche, à demeurerexposé aux intempéries sans jamais changer de vêtements, il étaitresté courbé en deux comme une faux. En outre, la perte de sesdents, en lui rendant la digestion difficile, avait affecté sonteint en même temps que son humeur. Par les traits et l’expressiondu visage, il ressemblait étrangement au vieux Thomas Smallways,jadis cocher de sir Peter Bone ; il n’y avait à cela rien desurprenant, car le vieillard était Tom Smallways, le fils, établiautrefois dans une petite boutique de fruiterie, sous l’armature defer qui soutenait le viaduc du monorail, au-dessus de la grande ruede Bun Hill.

À présent, il n’y avait plus de boutique de fruitier, et Tomvivait dans une des villas abandonnées, près des terrains à bâtirqui avaient été et étaient encore le site de ses travaux agricoles.Sa femme et lui occupaient les chambres du premier étage ;dans la salle à manger et le salon, dont les portes-fenêtress’ouvraient sur la pelouse, et dans les autres pièces durez-de-chaussée, Jessica, – à présent une vieille femme, maigre,ridée et chauve, mais encore énergique et pratique, – gardait sestrois vaches et une multitude de poules dégingandées.

Tom et Jessica appartenaient à une petite communauté de citadinserrants et fugitifs qui, au nombre de cent cinquante environ,s’étaient finalement fixés là, en s’adaptant aux conditionsnouvelles d’existence qu’avaient créées la panique, la famine et lapeste venues dans le sillage de la guerre. Ils étaient sortis decachettes et de refuges étranges pour camper à nouveau dans desmaisons familières, et commencer cette âpre lutte contre la nature,cette conquête quotidienne de la pitance, qui formait à présentl’intérêt principal de leur vie. Cette préoccupation unique fitd’eux un peuple paisible, surtout après que Wilkes, le gérantd’immeubles, tourmenté des droits surannés de propriétairesdisparus et s’enquérant des titres de chacun à s’installer dans lesmaisons abandonnées, eut été noyé dans le réservoir de l’usine àgaz en ruine. Non pas qu’on l’eût délibérément supprimé, mais sesvoisins avaient prolongé de dix minutes au-delà des limitessalutaires le bain forcé qu’ils voulaient lui infliger pour lepunir de ses curiosités indiscrètes.

De ses habitudes originelles de parasitisme suburbain, cettepetite communauté était revenue à ce qui sans doute, avait été lavie normale de l’humanité depuis des temps immémoriaux, – une viede soucis domestiques, dans le contact le plus intime avec lebétail, la volaille et les champs, une vie qui exhale un relent defumier, et dont le besoin de stimulants est satisfait par letravail des bactéries et des vermines qu’elle engendre. Telle avaitété l’existence du paysan européen, depuis l’aube de l’histoirejusqu’au début de l’ère scientifique, et c’est ainsi qu’avaittoujours vécu la grande majorité des peuples de l’Afrique et del’Asie.

Pendant un temps, il avait semblé que, par la vertu des machineset de la civilisation scientifique, l’Europe était arrachée à cetteperpétuelle routine du labeur animal, et que l’Amérique yéchapperait en grande partie dès le commencement. Mais, avecl’effondrement du splendide et vertigineux édifice de lacivilisation mécanique, l’homme revenait à la terre, retournait àson fumier.

De petites communautés, hantées encore par mille souvenirs deleur état antérieur, se groupèrent et, presque tacitement,élaborèrent une sorte de droit coutumier sous la suprématie d’unmédecin ou d’un prêtre. Le monde redécouvrit la religion, avec lebesoin de quelque chose qui maintînt assemblées ces communautés. ÀBun Hill, l’autorité fut confiée à un vieux pasteur baptiste, quienseigna une doctrine très simple, mais s’adaptant exactement auxgens et aux circonstances. D’après lui, un bon principe, dénommé leVerbe, luttait perpétuellement contre une influence femellediabolique appelée la Femme Rouge, et un être mauvais désigné sousle nom d’Alcool. Depuis longtemps, cet Alcool n’était plus qu’uneconception purement spiritualisée et privée de tout élémentd’application matérielle. Il n’avait plus aucun rapport avec lestrouvailles inopinées de vin et de whisky, dans les caves deLondres, occasion pour Bun Hill d’une fraternelle réjouissance. Lepasteur enseignait sa doctrine le dimanche, et, pendant la semaine,il devenait un vieillard affable et bienveillant, que distinguaitune curieuse propension à se laver tous les jours les mains, et, sipossible, la figure, et un talent remarquable pour saigner etouvrir les cochons.

Les services religieux avaient lieu dans la vieille église de laBeckenham Road, et, pour l’office, les gens sortaient les pluscurieux vestiges de l’élégance urbaine du temps d’Édouard VII. Sansexception, les hommes portaient des redingotes, des chapeaux hautsde forme, encore que la plupart n’eussent pas de chaussures. Tom,ces jours-là, se différenciait de ses congénères en se coiffantd’un tube orné d’un galon d’or et en endossant une tunique et unpantalon verts qu’il avait trouvés sur un squelette, dans lessous-sols de la succursale d’une banque. Les femmes, même Jessica,arboraient des jaquettes et d’immenses chapeaux parés avecextravagance de fleurs artificielles et de plumes d’oiseauxexotiques, dont il existait d’abondantes réserves dans lesmagasins. Les enfants (peu nombreux, parce qu’une énorme proportionde nouveau-nés mouraient, en quelques jours, de maladiesinexplicables), les enfants étaient revêtus de costumes du mêmegenre, rafistolés à leur taille. Le petit-fils de l’ancien crémierportait déjà, à l’âge de quatre ans, un formidable haut-de-forme.Ces endimanchements étaient une curieuse survivance des traditionsbourgeoises de l’âge scientifique.

La semaine, les gens s’accoutraient de guenilles, – restantsd’étoffes d’ameublement, flanelle rouge, toile à sacs, stores,tapis ; ils allaient pieds nus ou se servaient de sandales debois. C’était là une population urbaine retournée à un étatrustique barbare, et ne possédant plus la ressource des artssimples que pratique une peuplade rustique, même barbare. Aucunmembre de ces groupements n’avait l’idée de produire des matièrestextiles, et, même quand ils en avaient des pièces et des morceaux,ils savaient à peine les coudre ensemble pour en tirer parti. Ilsétaient donc forcés de piller les stocks de vêtements querenfermaient encore les ruines.

Ils avaient désappris tout l’ingénieux savoir-faire acquis dansl’ordre de choses précédent, et, n’ayant plus à leur faciledisposition les canalisations d’eau et les magasinsd’approvisionnement d’objets tout faits, leurs méthodes civiliséesne leur étaient d’aucun secours. Leur cuisine se réduisait àquelque chose de pire que le primitif : des aliments chauffaientsur des feux de bois, dans les cheminées rouillées des salons, carles fourneaux de cuisine consommaient trop de combustible. Personnen’avait plus l’idée de faire du pain, de brasser de la bière, ou detravailler les métaux.

L’emploi de nippes épaisses et grossières pour le vêtement detravail, l’habitude de le garnir de paille à l’intérieur pour lerendre plus chaud, et de nouer le tout avec des ficelles, donnaientà ces gens l’apparence d’être empaquetés, emballés pourl’expédition.

C’est un jour de semaine que Tom se fit accompagner de son jeuneneveu pour aller rechercher sa poule égarée, et tous deux, l’oncleet l’enfant, étaient affublés de même.

– Alors, comme ça, te voilà tout de même arrivé à Bun Hill,Teddy, – commença le vieux en ralentissant le pas, aussitôt qu’ilsfurent hors de vue et hors de portée de voix de Jessica. – Desenfants à Bert, il n’y a que toi que j’avais pas vu… Walter, jel’ai vu, le jeune Bert, je l’ai vu, et puis Sissie et Matt, et Tom,qui est baptisé d’après moi, et Peter. Les voyageurs t’ont bienamené, hein ?

– Je m’en suis tiré facilement, – assura Teddy.

– Ils n’ont pas voulu te manger en route ?

– Ils ont été convenables, et, près de Leatherhead, nous avonsvu un homme à bicyclette.

– Ma parole ! – s’écria Tom. – C’est qu’on n’en voit pasdes masses par le temps qui court. Où allait-il ?

– Il a dit qu’il allait jusqu’à Dorking, si la grand’routen’était pas trop mauvaise. Mais je ne crois pas qu’il ait pu allerjusque-là. Aux environs de Burford, la rivière est débordée. Noussommes venus par la colline, par la vieille route romaine, qui estsur la hauteur et à l’abri de l’eau.

– Connais pas, – répliqua le vieux Tom – Mais… Mais… unebicyclette ! Tu es sûr que c’était une bicyclette ? Elleavait deux roues ?

– Bien sûr que c’était une bicyclette.

– Pas possible ! Je me souviens d’un temps, Teddy, où il yavait des bécanes à n’en plus finir. La route était lisse comme uneplanche rabotée, en ce temps-là, et, d’où tu es, on en voyait vingtou trente ensemble dans les deux sens, des bécanes, des motos, desautos et toute sorte de véhicules…

– Allons donc ! – fit Teddy.

– Certainement ! Et il en passait comme ça toute lajournée, des centaines et des centaines.

– Mais où donc qu’ils allaient tous, comme ça ?

– Ils filaient sur Brighton. Tu n’y as jamais été, à Brighton,je suppose… C’était là-bas, au bord de la mer, un endroitépatant.

– Pourquoi y allaient-ils ?

– Ils y allaient.

– Mais pourquoi ?

– Est-ce que je sais ? En tout cas, ils y allaient. Etpuis, tu vois cette chose en fer, comme un grand clou rouillé, plushaut que toutes les maisons, et celle-là là-bas, et l’autre plusloin encore, et le câble cassé qui tombe sur les toits : c’était lemonorail. Il allait à Brighton aussi, et, nuit et jour, iltransportait des tas de gens, dans des wagons grands comme desmaisons.

L’enfant contempla les vestiges rouillés, par-delà le fosséboueux, plein de bouses de vache, qui avait été la grande rue. Ilparaissait enclin à l’incrédulité, mais les colonnes en ruine sedressaient là, lui suggérant des idées qui dépassaient sonimagination.

– Qu’est-ce qu’ils allaient faire là-bas ? –demanda-t-il.

– Ils y allaient pour se déplacer… Il fallait que tout sedéplace en ce temps-là.

– Oui, mais d’où venaient-ils ?

– Tout alentour d’ici, Teddy, il y avait des gens qui vivaientdans ces maisons, et, tout le long de la route, il y avait desmaisons et des gens. Tu ne me crois peut-être pas, Teddy, maisc’est parole d’Évangile. Tu peux aller par là, et marcher tout letemps, et tu trouveras des maisons, des maisons et toujours desmaisons. Ça n’en finissait pas et elles étaient toujours plusgrandes.

Il baissa la voix, comme pour prononcer un nom étrange.

– C’est Londres, par là. Et maintenant tout ça est vide etdésert. On n’y rencontre pas un homme. Il n’y a que des chiens etdes chats qui chassent les rats. Et quand on en sort, par Bromleyet Beckenham, on trouve les gens du Kent qui gardent leurs cochons,et c’est de fameuses brutes, ces gens-là. Et tant que le soleilbrille, tout ça est aussi triste qu’un tombeau. J’y suis allé biensouvent, dans le jour… Toutes les maisons et les rues étaientpleines de gens, autrefois, avant la Guerre dans les Airs et laFamine et la Mort Pourpre… pleines de gens, Teddy, et ensuite cefut plein de cadavres, dont l’odeur chassait ceux qui s’yaventuraient. C’est la Mort Pourpre qui a tué tout le monde. Leschats, les chiens, les poules et la vermine l’attrapaient aussi. Iln’y en a que quelques-uns qui en réchappèrent. Je m’en suis tiré,moi, et ta tante aussi, mais elle y a perdu ses cheveux… On trouveencore des squelettes dans les maisons. De ce côté-ci, nous sommesentrés partout, on a pris ce qu’il nous fallait et on a enterré laplupart des gens. Mais par là, du côté de Norwood, il y a encoredes maisons avec les vitres aux fenêtres, et les mobiliers quitombent en morceaux, et les squelettes des habitants, dans leurslits, ou par terre dans les chambres, là où la Mort Pourpre les asurpris, il y a vingt-cinq ans. Nous sommes entrés dans une de cesmaisons-là, l’année dernière, moi et le vieux Higgins, et il yavait une pièce pleine de livres… Tu sais ce que c’est que deslivres, Teddy ?

– J’en ai vu… avec des images.

– Eh bien ! une pièce avec des livres tout autour, Teddy,des centaines de livres, sans rime ni raison, comme on dit, moisiset secs. Moi, je ne voulais pas y toucher, je n’ai jamais été fortsur la lecture, mais le vieux Higgins, il a fallu qu’il en toucheun. « Je crois que je saurais encore lire », qu’il dit. «Penses-tu ! » que je lui dis. « Bien sûr », qu’il dit, et ilen prend un et il l’ouvre. Je regarde et je vois une image, unebelle image qui représentait une femme et des serpents dans unjardin. Je n’avais jamais rien vu d’aussi joli. « Ça me va, cebouquin-là », que dit le vieux Higgins, et alors, par manièred’amitié, il donne une tape sur le livre…

Le vieux Tom Smallways s’interrompit, en un silenceimpressionnant.

– Et alors ? – interrogea Teddy.

– Alors, le livre est tombé en poussière, en poussièreblanche…

Il reprit, sur un ton plus impressionnant encore :

– Nous n’avons plus touché à un seul bouquin, ce jour-là. Non,pas après ça.

L’oncle et le neveu restèrent longtemps bouche close. Puis Tom,reprenant un sujet qui avait pour lui une sorte d’attraitfascinant, répéta :

– Tant que le soleil brille, tous les morts sont comme dans untombeau.

Teddy lui donna enfin la réplique attendue :

– Et la nuit, alors, ils ne restent donc pas dans leurtombeau ?

Le vieux Tom hocha plusieurs fois la tête.

– On ne sait pas, mon garçon, on ne sait pas.

– Mais qu’est-ce qu’ils pourraient faire ?

– On ne sait pas. Personne n’y est allé voir, pour le raconter,personne.

– Personne ?

– Il y en a qui racontent des histoires, – avoua le vieux, – deshistoires qui ne sont pas à croire. Moi, je rentre au coucher dusoleil, et je reste chez moi, de sorte que je ne peux rien dire,n’est-ce pas ? Mais il y en a qui croient certaines choses, etil y en a qui en croient d’autres. J’ai entendu dire que ça portemalheur de prendre les vêtements de ceux qui n’ont pas encore lesos blancs. Il y a des histoires…

L’enfant jeta un rapide coup d’œil à son oncle.

– Quelles histoires ? – questionna-t-il.

– Des histoires de choses qui se promènent, la nuit, à la clartéde la lune. Mais je ne prends pas ça pour argent comptant ;moi, je reste au lit. S’il fallait croire toutes les histoiresqu’on raconte, ah ! Seigneur, on finirait par avoir peur desoi-même, dans un champ, en plein midi.

Teddy promena des regards craintifs autour de lui et cessa uninstant ses questions.

– On raconte, – reprit le vieux, – qu’un porcher de Beckenhamest resté dans Londres trois jours et trois nuits. Il avait bu duwhisky et s’aventura jusqu’à Cheapside ; pendant trois jourset trois nuits, il perdit son chemin, rôdant par tant de rues qu’ilne savait plus s’y reconnaître pour revenir. S’il ne s’était passouvenu de quelques paroles de la Bible, il y serait peut-êtreencore. Il marchait jour et nuit. Pendant le jour, tout étaittranquille, aussi calme et tranquille que la mort… Au coucher dusoleil, quand le crépuscule tombait, alors des bruissementscommençaient, et des murmures, et une rumeur sourde, et des bruitsde pas, comme des gens qui marchent vite…

Il se tut.

– Alors ? – fit, haletant, le jeune garçon. – Continuez,après ?

– Un bruit de voitures et de chevaux, un bruit de cabs etd’omnibus, et des sifflements, des coups de sifflet aigus luiglaçaient les moelles. Et en même temps que les coups de sifflet,des choses commençaient à se faire voir, des gens se pressaientdans les rues, entraient dans les maisons et dans les boutiques,des autos roulaient ; aux fenêtres et aux réverbères, il yavait une espèce de lumière de lune… Je dis des gens dans les rues,Teddy, mais ce n’étaient pas des hommes… C’étaient leurs fantômes,les fantômes de ceux qui avaient habité la ville. Et ils lecroisaient, sans faire attention à lui et ils passaient à traverslui, comme des brouillards et des vapeurs, Teddy. Des fois, ilsétaient gais et contents, d’autres fois, horribles, horribles à nepas dire… Une fois, il se trouva sur une place appelée Piccadilly,et il y avait des lumières brillantes comme le jour, et desgentlemen et des belles dames, avec des toilettes superbes, sur letrottoir, et des taxi-cabs qui se suivaient sur la chaussée…Pendant qu’il les regardait, les voilà qui prennent un air mauvais,des figures mauvaises, Teddy. Et tout à coup, il s’aperçoit qu’ilsl’ont vu, et les femmes commencent à le reluquer et à lui dire deschoses vilaines, des choses affreuses. Et une s’approcha de lui, seplanta devant lui, Teddy, et elle le regarda de tout près. Et ellen’avait pas de visage ni d’yeux, rien qu’un crâne fardé, et alors,il vit qu’ils avaient tous des crânes fardés. Et les uns après lesautres, ils s’approchaient et l’entouraient, en lui disant desabominations, en le tirant, en le menaçant ou en le cajolant, sibien qu’il en était presque mort de peur.

– Ah ! – soupira Teddy, pendant une intolérable pause.

C’est à ce moment-là qu’il se rappela les paroles de l’Écriture,ce qui lui sauva la vie. « Dieu est mon aide, qu’il dit, parconséquent je ne craindrai rien », et il n’avait pas plus tôtachevé que le coq se mit à chanter, et la rue se vida d’un bout àl’autre. Et après cela, le Seigneur se montra miséricordieux pourlui et le guida sans qu’il se perde.

Teddy demeura bouche bée ; il risqua pourtant une autrequestion.

– Mais qui étaient les gens qui vivaient dans toutes cesmaisons ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

– Des gens qui étaient dans les affaires, des gens qui avaientde la monnaie, du moins on croyait que c’était de la monnaie,jusqu’à ce que tout ait craqué, et alors on a vu que ce n’était quedu papier… du papier de toute sorte… Il y en avait des centaines demille comme ça, des millions ! Cette Grand’Rue ici, je l’aivue, moi, qu’on ne pouvait pas marcher sur les trottoirs, tant il yavait des femmes et des gens qui se bousculaient à l’entrée desboutiques.

– Mais où donc qu’ils prenaient leur nourriture et lereste ?

– Ils les achetaient dans des boutiques comme celle que j’avais.Je te montrerai la place, Teddy, quand nous reviendrons. Les gensd’à présent, ils n’ont pas l’idée d’une boutique, pas une idée. Lesdevantures d’une seule glace, c’est comme du grec pour eux. Pensedonc ! J’ai eu à manipuler des fois d’un seul coup dix à douzequintaux de pommes de terre. Tu en écarquillerais, des yeux, si tuvoyais là tout ce que j’avais dans ma boutique ! Des grandesmannes de légumes, de fruits… des poires, des pommes, et desgrosses noix délicieuses, et des bananes, et des oranges, –énumérait l’oncle d’une voix pleine de gourmandiserétrospective.

– Qu’est-ce que c’est que ça, des bananes et des oranges ?– demanda l’enfant.

– C’étaient des fruits, savoureux, sucrés, juteux, des fruitsétrangers. On les apportait d’Espagne, d’Amérique et d’ailleurs,dans des navires. On m’en apportait de tous les coins du monde, etje les vendais dans ma boutique, oui, moi, je les vendais, Teddy,moi qui me promène ici avec toi, habillé avec des vieux sacs etcherchant des poules égarées. Et des clients venaient dans maboutique, de grandes belles dames comme tu ne peux même plus t’enfigurer à présent, habillées comme des princesses, et qui disaient: « Eh ! bien, monsieur Smallways, qu’est-ce que vous avez debon, ce matin ? » Et je répondais : « Eh ! bien, madame,j’ai reçu de la belle reinette du Canada, ou bien des courges. » Tucomprends ? Et elles en achetaient, et tout de suite ellesdisaient : « Envoyez-m’en ! » Bon Dieu ! quelle viec’était ! les affaires, le remue-ménage, l’élégance qu’onvoyait, les automobiles, les voitures, les promeneurs, les orguesde Barbarie et les orchestres ambulants. Toujours quelque chose quipassait, toujours. Et si ça n’était pas ces maisons vides, oncroirait que tout cela fut un rêve.

– Mais qu’est-ce qui a tué tous ces gens, mon oncle ? –s’enquit Teddy.

– C’est l’effondrement, – répondit le vieux Tom. – Tout marchaitbien jusqu’à ce qu’ils aient commencé la guerre. Tout marchaitcomme une horloge. Tout le monde travaillait, tout le monde étaitheureux et tout le monde avait ses bons repas chaque jour.

L’enfant eut un regard sceptique.

– Oui, tout le monde ! – affirma le vieillard. Quand on nepouvait pas avoir son repas ailleurs, on en avait toujours àl’hospice, ou dans les asiles, ou les œuvres charitables… un bonbol de soupe et du pain meilleur que personne ne sait le fairemaintenant, du vrai pain blanc, le pain du gouvernement !

Teddy, émerveillé, restait muet. Il sentait monter en lui desdésirs qu’il jugea plus sage de refréner. Le vieillard lui-même serésigna au seul plaisir des réminiscences gustatives. Ses lèvresremuaient.

– Du saumon fumé avec des pickles, – murmurait il, – du fromagede Hollande, de la bière, et une pipe de tabac.

– Mais de quelle façon les gens ont-ils été tués ? insistabientôt Teddy.

– Il y eut la guerre. Ça commença par la guerre… La guerre fitbeaucoup de tapage, beaucoup de destruction et d’incendies, maiselle n’a réellement pas tué beaucoup de gens. Elle a toutbouleversé, voilà. Ils sont venus, ils ont mis le feu àLondres ; ils ont fait sauter et sombrer tous les navires dansla Tamise ; on a vu la fumée et la vapeur pendant dessemaines. Ils ont jeté une bombe dans le Palais de Cristal pour lefaire crouler ; ils ont fait sauter les voies de chemins defer, et toutes sortes de choses de ce genre-là. Mais quant à tuerdes gens, c’était seulement par accident. Ils se tuaient biendavantage entre eux. Un jour, il y a eu une grande bataille ici etaux alentours, dans les airs. Des machines plus grandes quecinquante maisons, plus grandes que le Palais de Cristal, plusgrandes… plus grandes que n’importe quoi ; elles volaient dansl’air et elles se cognaient, et des cadavres dégringolaient.Épouvantable !… Ce n’est pas tant les gens qu’ils tuaient queles affaires qu’ils paralysaient. Il n’y avait plus moyen de fairedes affaires, Teddy, plus moyen… Il n’y avait plus d’argent, etplus rien à acheter, si on en avait.

– Mais comment les gens ont-ils été tués ? répétal’enfant.

– Je suis en train de te le dire, Teddy. Après la guerre, c’estles affaires qui n’ont plus marché. Tout d’un coup, on ne saitcomment, on s’aperçut qu’il n’y avait plus d’argent. On avait bienles chèques, les papiers sur lesquels on inscrivait des sommes, etc’était aussi bon que de l’argent, à condition qu’on les reçoive declients qu’on connaissait. En un clin d’œil, ils ne valurent plusrien. Il m’en est resté trois sans être encaissés, et deux surlesquels j’avais rendu de l’argent. Ensuite, c’est les billets debanque qui n’eurent plus de valeur, et la monnaie d’argent disparutaussi. De l’or, on ne pouvait plus en avoir à aucun prix. Lesbanques à Londres l’avaient accaparé et les banques avaient étédétruites. Tout le monde fit banqueroute. Personne ne travaillaplus, personne !

Il se tut, et dévisagea son auditeur. L’intelligente figure dupetit bonhomme exprimait une perplexité profonde.

– Voilà comme c’est arrivé, – continua le vieux Tom, cherchantune image capable de rendre sa pensée. – C’est comme si on avaitarrêté une pendule. Ce fut un calme absolu, pendant un certaintemps, un calme de mort, à part les dirigeables qui se battaientdans le ciel… Puis les gens commencèrent à se fâcher… Je mesouviens de mon dernier client, le dernier des clients qui soiententrés dans ma boutique. C’était M. Moïse Gluckstein, un gentlemande la Cité, très gentil, qui aimait beaucoup les asperges et lesartichauts. Il entra… Il n’était pas venu un client depuisplusieurs jours… Et il se mit à parler très vite, offrant dem’acheter tout ce que je pouvais avoir, des pommes de terre,n’importe quoi, au poids de l’or. Il disait que c’était une petitespéculation qu’il voulait essayer… comme une sorte de pari, etqu’il avait plus de chances de perdre que de gagner, mais que ça nelui faisait rien, qu’il voulait essayer tout de même, qu’il avaittoujours eu la passion du jeu… Il disait que je n’avais qu’à peserce que j’avais et qu’il me paierait comptant avec un chèque. Mafoi, sa proposition souleva une petite discussion, parfaitementrespectueuse, du reste, sur le point de savoir si son chèque avaitencore quelque valeur… Mais, pendant qu’il me donnait desexplications, voilà qu’il arrive une bande de sans-travail, autourd’une grande bannière avec cette inscription « Nous voulons manger.» Trois ou quatre de la bande entrent dans la boutique :

– Vous avez quelque chose à manger ? – questionna l’un.

– Non, rien du tout. Je le regrette. D’ailleurs si j’avaisquelque chose, je ne pourrais pas vous le donner : voilà cemonsieur qui m’en a offert…

– M. Gluckstein essaya de m’interrompre, mais c’était troptard.

– Qu’est-ce qu’il vous a offert ? – me demanda un granddiable armé d’une hachette. – Qu’est-ce qu’il vous aoffert ?

– Il fallut bien le dire.

– Camarades ! – s’écrie le grand diable. – Voilà encore unde ces sales financiers !

– Ils l’empoignèrent, l’emmenèrent et le pendirent à unréverbère au coin de la rue. Il se laissa faire sans résistance,sans prononcer un seul mot.

Le vieux se tut et demeura un moment méditatif.

– C’est la première personne que j’ai vu pendre, –observa-t-il.

– Quel âge aviez-vous ? – demanda Teddy.

– Une trentaine d’années, – dit Tom.

– Eh ! bien, moi, je n’avais que six ans quand j’ai vupendre trois voleurs de cochons, – riposta Teddy. – Papa m’a emmenéles voir, parce que c’était le jour de mon anniversaire. Il voulaitm’aguerrir…

– Oui, mais tu n’as jamais vu un homme tué par une auto, en toutcas, – reprit Tom, – et tu n’as jamais vu amener des blessés et desmorts dans une pharmacie.

Le triomphant Teddy baissa l’oreille.

– Non, je n’ai pas vu ça, – avoua-t-il.

– Et tu ne le verras pas, tu ne le verras jamais… Tu ne verrasjamais les choses que j’ai vues, jamais, même si tu vivais jusqu’àcent ans !… Eh ! bien, comme je te le disais, voilàcomment la famine et la guerre civile ont commencé. Ensuite, il yeut les grèves et le socialisme, des histoires que je n’ai jamaisgobées, et ça alla de mal en pis. On se battait à coups de fusil,on mettait le feu partout et on pillait les maisons. Les insurgésforcèrent les banques de Londres et s’emparèrent de l’or qu’ellescontenaient. Mais ils ne pouvaient pas le manger, leur or !…Comment on vivait ? Eh ! bien, on ne bougeait pas. Tatante et moi, nous ne nous mêlions pas des affaires des autres etpersonne ne se mêlait des nôtres. Nous avions quelques pommes deterre en réserve, mais surtout on se nourrissait de rats. Noushabitions dans une vieille maison, pleine de rats, et la famine nesemblait pas les gêner beaucoup. Souvent, j’en attrapais, des rats,souvent. Mais la plupart des gens des alentours avaient l’estomactrop délicat pour se nourrir de rats. Ça ne leur convenait pas. Ilsétaient habitués à toutes sortes de cuisines et ils ne se mirent àune nourriture honnête que lorsqu’il fut trop tard. Ils préféraientmourir de faim.

« C’est la famine qui commença à tuer les gens pour de bon.Avant que la Mort Pourpre fît son apparition, ils mouraient commedes mouches à la fin de l’été. Je m’en souviens bien ! J’aiété un des premiers à l’avoir. J’étais dans le jardin, pour voirs’il n’y avait pas moyen de prendre un chat ou autre chose aupiège, et regarder aussi si des navets que j’avais oubliés étaientassez gros pour être cueillis, et ça m’a pris là, d’une manièreterrible. Tu n’as pas idée de la douleur que je ressentais,Teddy ; ça me coupait en deux. Je me couchai par terre où jeme trouvais, et ta tante vint voir ce que je devenais et m’a tirécomme un sac jusqu’à la maison. Je ne m’en serais jamais remis,sans ta tante. « Tom ! – qu’elle me disait, – il fautabsolument guérir. » Et il a bien fallu ! Alors, ce fut sontour ; elle fut très, très malade, mais c’est un vraitrompe-la-mort, ta tante : – « Eh bien ! ça ferait du joli, sije te laissais là tout seul », qu’elle répétait tout le temps.C’est qu’elle a une bonne langue, ta tante. Elle en revint, mais ylaissa ses cheveux, et j’ai eu beau le lui demander sur tous lestons, elle n’a jamais voulu mettre la perruque de la vieille damequ’on a trouvée morte dans le jardin du presbytère.

« C’est la Mort Pourpre qui balayait les gens par tas. On neparvenait plus à les enterrer. Et les chiens et les chats aussi, etles rats et les chevaux y passèrent. À la fin, toutes les maisonset les jardins étaient pleins de cadavres. On ne pouvait pas serisquer du côté de Londres à cause de la puanteur, et il nousfallut même quitter notre vieille baraque de la Grand’Rue pourvenir nous installer dans la villa où nous sommes encoremaintenant. Avec ça, on n’avait plus d’eau, les canalisationss’étaient vidées dans les galeries souterraines des métros… D’oùdiable venait la Mort Pourpre ? Les uns disent une chose etles autres une autre ; les uns prétendent que ça venait de cequ’on mangeait des rats, les autres de ce qu’on ne mangeait rien dutout. Il y en a qui racontent que ce sont les Asiatiques qui l’ontapportée avec eux, des montagnes du Tibet, je crois, où elle règnesans faire de mal à personne. Tout ce que je sais, c’est qu’elleest arrivée après la Famine, et la Famine est venue après laPanique, et la Panique après la Guerre.

Teddy réfléchissait.

– Qui est-ce qui a fait la Mort Pourpre ? –questionna-t-il.

– Mais je viens de te le dire !

– Pourquoi les gens ont-il eu une panique ?

– Ils l’ont eue.

– Pourquoi ont-ils commencé la Guerre ?

– Ils ne pouvaient pas s’empêcher de la faire. Quand ils ont eudes dirigeables, ils ont voulu s’en servir.

– Et comment a fini la Guerre ?

– Qui sait si seulement elle est finie, mon garçon ? –s’écria le vieux. – Qui sait si elle est finie ? De temps entemps, des voyageurs passent par ici… Il y a deux étés, il en estpassé un… et il a dit que ça continue. Il a dit qu’il y a desbandes de gens, par là-bas, dans le nord, qui s’obstinent à sebattre avec d’autres gens, en Allemagne, en Chine, en Amérique, etailleurs. Ils ont encore, paraît-il, des machines volantes, desusines à gaz et toutes sortes d’accessoires. Mais, depuis sept ans,nous n’avons rien aperçu dans les airs… Ils ne sont sans doute pasvenus de notre côté. En dernier, nous avons vu une espèce dedirigeable ratatiné qui s’en allait, par là… Il n’était pas trèsgrand et il penchait tout d’un côté, comme s’il avait uneavarie.

Tom Smallways indiqua du doigt la direction qu’avait prisel’aéronat, et il s’arrêta devant une brèche dans la clôture, lesvestiges de la vieille clôture d’où, en compagnie de son voisinStringer, le laitier, il contemplait jadis les départs de ballonsde l’Aéro-Club d’Angleterre. De vagues souvenirs d’un après-midiparticulier lui revinrent.

– Là, en bas, où il y a tous ces grands machins rouillés,c’était l’usine à gaz.

– Quel gaz ? – demanda l’enfant.

– Ah ! une espèce de chose de rien qu’on mettait dans lesballons pour les faire s’enlever. Et on s’éclairait avec, avantqu’on installe l’électricité.

Le bambin essayait vainement de se représenter, au moyen de cesindications, ce que pouvait être le gaz. Puis, ses penséesrevinrent à un autre sujet.

– Mais pourquoi n’a-t-on pas mis fin à la Guerre ?

– L’obstination. Tout le monde trinquait, en faisant trinquerles autres, et tout le monde était plein d’ardeur et depatriotisme ; et, au lieu de s’arrêter on détruisait tout. Ons’entêtait à tout détruire. Si bien que, finalement, ce fut unmassacre sauvage et désespéré.

– Ça aurait dû finir, – déclara l’enfant.

– Ça n’aurait pas dû commencer, – dit le vieux Tom. – Mais lesgens étaient orgueilleux. Oui, les gens étaient arrogants, etvaniteux, et matamores. Trop bien nourris, aussi, à manger et àboire tout leur saoul. Céder ?… Ah ! non, àd’autres ! Et, au bout de peu de temps, personne ne parla plusde céder, personne…

Il suça méditativement ses vieilles gencives édentées, et sonregard se porta, par-dessus la vallée, vers l’endroit où les ruinesdu Palais de Cristal scintillaient au soleil. L’idée vague lehantait, que cette dévastation était sans but et stérile, qu’elleavait irrévocablement détruit des possibilités inconnues. Commeconclusion péremptoire, obstinément et lentement, il répéta sonjugement définitif, son opinion finale sur la matière :

– On dira tout ce qu’on voudra, ça n’aurait jamais dûcommencer.

Il proféra cette phrase simplement, avec l’absolue convictionque, quelque part, quelqu’un aurait dû mettre un terme à quelquechose… Mais qui, comment et pourquoi, voilà qui dépassait debeaucoup sa portée.

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