La Guerre dans les airs

2.

L’air, bien que calme, était singulièrement vif et froid. Assissur le coffre et déjà emmitouflé dans la pelisse de M. Butteridge,Bert avait drapé autour de son buste le vaste manteau de dame, etenroulé autour de ses jambes une épaisse couverture. Ses pieds seréchauffaient dans d’immenses pantoufles fourrées. Dans la nacelle,de dimensions réduites, tout était confortable et neuf, quelquessacs de sable constituant le bagage moins élégant. Bert avait mêmedécouvert une petite table pliante qu’il installa sous ses coudesavec un verre de champagne devant lui. Tout alentour, dessus etdessous, c’était l’espace vide et silencieux, que seul l’aéronauteconnaît.

Bert ignorait vers quel but il dérivait et quels événementsl’attendaient. La sérénité avec laquelle il acceptait cet état dechoses faisait honneur au courage des Smallways, car on aurait pus’attendre à trouver ce courage d’une qualité plus dégénérée etplus méprisable certainement. Au milieu de toutes ces impressions,un espoir subsistait : il finirait fatalement par descendre quelquepart, et alors, s’il ne s’écrasait pas dans la dégringolade,quelqu’un ou quelque société peut-être le réexpédierait, lui et leballon, en Angleterre : sinon, il demanderait fermement le consulbritannique.

– Le consuelo britannique, – décida-t-il, se préparant à touteéventualité. – Apportez-moi à le consuelo britannique, s’il vousplaît, – disait-il, car il n’ignorait rien des difficultés de lalangue française.

Entre-temps, l’étude des secrets intimes de M. Butteridge luiparut pleine d’intérêt. Il trouva des papiers d’un caractèreabsolument privé, et, entre autres, d’ardentes lettres d’amourtracées d’une grande écriture féminine. Mais ce sont là desaffaires qui ne nous regardent pas et il nous suffira de marquernotre regret que Bert ait été si indiscret. Quand il eut achevécette lecture, il ne put s’empêcher de s’écrier, d’un ton stupéfait:

– Sapristi ! – Et après un long intervalle, il ajouta : –Je me demande si ça vient d’elle… Quel tempérament !

Après avoir médité quelque peu sur ce sujet, il repritl’exploration des poches de M. Butteridge. Elles contenaient descoupures de journaux, plusieurs lettres en allemand et quelquesautres de la même écriture, mais en anglais.

– Tiens, tiens ! – fit Bert.

L’une de ces dernières débutait par des excuses de ce qu’onn’avait pas osé encore écrire en anglais, malgré les ennuis et lesretards qui avaient dû en résulter. Ensuite venaient certainspassages que Bert trouva intéressants au suprême degré : « Nouscomprenons parfaitement les difficultés de votre position et nousconcevons volontiers que, dans les circonstances actuelles, vousêtes probablement surveillé. Mais, monsieur, il est peuvraisemblable qu’on songe à vous opposer des obstacles sérieux sivous désirez vraiment vous expatrier et venir nous rejoindre, avecvos plans, par les routes coutumières : Ostende, Calais, Boulogneou Dieppe. Il nous est difficile d’admettre que vous ayez àcraindre un danger de mort à cause du secret de votre précieuseinvention. »

– C’est drôle, – observa Bert, qui se plongea dans de profondesréflexions.

Il parcourut les autres lettres.

– Ils ont l’air de vouloir qu’il vienne, – se dit-il mais ils neparaissent pas se donner grand mal pour l’attirer… ou bienpeut-être font-ils les dédaigneux pour qu’il baisse ses prix… Ça nesemble pas être le gouvernement, du reste, – remarqua-t-il au boutd’un moment. – On dirait plutôt du papier à en-tête de commerce.Drachen flieger. Drachenballons. Ballonstoffe. Kugelballons. Toutça, c’est du grec pour moi…

Mais il essayait de vendre son bienheureux secret à l’étranger.Voilà qui est clair. Pas de grec là-dedans. Sapristi ! Levoilà bien, le vrai secret !

Il quitta son siège, souleva le couvercle du coffre, en tira leportefeuille qu’il ouvrit devant lui sur la table pliante. Leportefeuille était plein de dessins exécutés dans le style adoptépar les ingénieurs et avec leurs couleurs conventionnelles. Enoutre, il s’y trouvait quelques photographies assez mal tirées,évidemment l’œuvre d’un amateur pris de court, et représentant lamachine Butteridge dans son hangar près du Palais de Cristal.

Bert s’aperçut que ses mains tremblaient.

– Bigre ! me voilà avec ce miraculeux secret, et je suis àune hauteur trop grande pour pouvoir même le crier sur les toits.Voyons un peu !

Il se mit à étudier les dessins et à les comparer avec lesphotographies. Les uns et les autres le laissaient perplexe. Ilsemblait qu’il en manquât la moitié. Bert essayait de devinercomment les diverses pièces s’adaptaient entre elles, mais il duts’avouer que l’effort était excessif pour ses facultés.

– Ça n’est pas commode ! Dommage que je n’aie pas étudié lamécanique. Si j’étais capable seulement de comprendre l’agencementde tout cela !

Il s’appuya sur le bord de la nacelle et resta ainsi à fixersans le voir un énorme amas de nuages épais, sommets de montagnesqui se dissolvaient doucement sous l’éclat du soleil. Soudain sonattention fut attirée par une étrange tache noire qui évoluait surces blancheurs. Il s’en alarma. Cette forme sombre avançait en mêmetemps que lui, le suivait infatigablement au fond de l’abîme,escaladant les cimes nuageuses. Pourquoi diable lesuivait-elle ? Qu’est-ce que cela pouvait bienêtre ?…

Il eut une inspiration.

– Parbleu ! – s’écria-t-il.

C’était l’ombre du ballon, mais il l’épia encore un long momentd’un œil soupçonneux. Les plans étalés sur la table le réclamèrentà nouveau et l’après-midi se partagea entre ses luttes pour lescomprendre et des périodes de méditation. Il prépara les phrasesqu’il débiterait en prenant terre. « Voici, Mossieu, je souis uninventeur anglais. Mon nom est Butteridge. Je donne l’épellement :Bé-ou-té tè-hè-arr-hi-dè-ghè-hè. J’avais veniou ici pour vendre lesecret de le flying machine. Comprenez ? Vendre pourl’argent tout suite, l’argent en main. Comprenez ? C’est lemachine à jouer dans l’air. Comprenez ? C’est le machine àfaire l’oiseau. Comprenez ? Balancer ? Oui,exactement ! surpasser l’oiseau avec son moyen. Je désire devendre ceci à votre governement national. Voulez-vous me directerlà ? »

Un peu décousu, je suppose, au point de vue de la grammaire.Bah ! ils seront assez malins pour comprendre le sens, – opinaBert. – Oui, mais… si on me demande d’expliquer le truc ? – Deplus en plus tracassé, il se remit à étudier les plans. – À coupsûr, ils ne sont pas tous là !… – grommela-t-il bientôt.

Le problème de savoir ce qu’il ferait de sa miraculeusetrouvaille l’horripilait péniblement, pendant qu’il voguait aumilieu des nuages.

J’ai là une occasion qu’on ne trouve qu’une fois dans savie.

Mais, en y réfléchissant, il acquérait de plus en plus laconviction que l’occasion lui échapperait pour mille bonnesraisons.

– Aussitôt que je serai descendu, on télégraphiera partout… Lesjournaux parleront de mon atterrissage… Butteridge sera informé…,et il ne tardera pas à me tomber sur le dos.

Butteridge était un personnage beaucoup trop terrible pour qu’onenvisageât de gaieté de cœur la possibilité de sa chute sur votredos. Bert évoqua l’image de la grosse moustache noire, du neztriangulaire, de la voix tonitruante et du regard furibond. Sonrêve de vendre pour un prix fabuleux le grand secret de Butteridges’écroula, s’aplatit et s’évanouit. Il s’éveilla à la saineréalité.

– Non, ça ne marche pas. À quoi bon y songer ?

Sans aucun empressement, avec une lenteur qui en disait gros surses regrets, il procéda à la remise en place des papiers de M.Butteridge, dans les poches du portefeuille où il les avaittrouvés. Bientôt, il remarqua sur le ballon, au-dessus de lui, unsplendide reflet doré, et il sentit qu’une nouvelle chaleurréchauffait le dôme bleu du ciel. Il se leva et aperçut le soleil,immense boule d’or aveuglante, qui s’enfonçait dans une mertumultueuse de nuages pourpres bordés d’or ; spectacle étrangeet prodigieux au-delà de toute imagination. Vers l’est, l’océannuageux s’étendait bleu sombre à perte de vue, et Bert crut qu’ilcontemplait l’hémisphère entier du monde.

Alors, tout au loin, par-dessus l’immensité bleue, il distinguatrois longues formes grises, comme des marsouins, se poursuivant àla file. On eût dit vraiment des poissons, avec des queues ;mais, dans cette lumière, l’impression était trompeuse. Il clignades yeux, les écarquilla… Il n’y avait plus rien. Longtemps, ilscruta les lointains espaces sans plus rien discerner.

– Je me demande maintenant si j’ai vraiment vu quelque chose, –fit-il. – Du reste, il n’existe rien de semblable…

Le soleil s’enfonçait, non pas tout droit, mais en plongeantvers le nord, et soudain la clarté du jour et sa chaleurdisparurent. Par petites oscillations, l’aiguille du statoscopepivota vers la descente.

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