La Guerre dans les airs

9.

Courbé sur son arme, Bert, à tout moment, s’arrêtait pourécouter, repartait, et sans nul doute l’Alexandre teuton et sonlieutenant faisaient de même. Si, sur une carte à échelle, on avaittracé en lignes rouges et bleues ces mouvements stratégiques, onaurait pu constater de nombreux croisements. Cela dura jusqu’ausoir, et, au long de cette interminable journée d’affût, pas unefois les deux partis ne s’aperçurent, pas un instant ils ne surents’ils étaient proches ou éloignés l’un de l’autre. À la nuit, Bertse trouva près de la chute américaine ; il n’avait plussommeil, mais il ressentait une soif violente. L’idée lui vintalors que ses adversaires pouvaient s’être réfugiés dans l’épave duHohenzollern, échouée à la pointe de l’île Verte. Soudain,plein d’audace, il renonça à se dissimuler et traversa lapasserelle… Il n’y avait personne. C’était sa première visite à cesimmenses fragments du dirigeable, et il les explora curieusement,dans leur demi-obscurité. La cabine d’avant paraissait presqueintacte, avec son plancher en pente, dont un coin était submergé.Il se glissa à l’intérieur, étancha sa soif, et fut frappé parcette brillante idée qu’il pourrait là passer confortablement lanuit.

Mais à présent le sommeil se refusait à venir.

Vers le matin, pourtant, Bert s’assoupit, et quand il s’éveillail faisait grand jour. Il déjeuna de conserve de bœuf et dequelques gorgées d’eau, après quoi il médita longtemps sur lasécurité qu’offrait son refuge. Enfin, il se sentit hardi etrésolu. D’une façon ou d’une autre, il voulait mettre un terme àcette situation ; il en avait assez de ramper et de se cacher.La carabine à la main, ne prenant même plus la peine d’amortir sespas, il sortit au plein soleil, et gagna le kiosque sans rencontrerpersonne. De là, il se dirigea vers l’aéroplane, et soudain ildécouvrit l’officier au profil d’oiseau, assis par terre, le doscontre un arbre, endormi, la tête penchée sur ses bras croisés, etson pansement déplacé lui recouvrant presque un œil.

Bert s’arrêta instantanément, à une quinzaine de mètres, l’armeprête… Où était le Prince ? Alors, il distingua derrière unarbre voisin une épaule qui dépassait. Prudemment, il fit cinq pasde côté. Le fameux personnage devint visible, appuyé contre letronc, le revolver dans une main et l’épée dans l’autre, etbâillant, bâillant…

– On ne peut tout de même pas tirer sur un homme qui bâille, –observa Bert.

L’arme en joue, il avança sur son antagoniste, avec, dansl’esprit, la sotte fantaisie de crier un « haut les mains ! »magnanime. Mais le Prince le vit : la bouche qui bâillait se fermacomme une trappe, et l’homme se dressa, immobile. Bert, muet, nebougea pas. Un instant les deux ennemis s’épièrent…

Il eût été sage, de la part du Prince, de se dissimuler derrièrel’arbre. Au lieu de cela, il poussa un cri, et leva son revolver etson épée. À ce geste, comme un automate, Bert appuya sur ladétente.

C’était la première fois qu’il se servait d’une arme à balled’oxygène. Une grande flamme aveuglante jaillit du buste du Prince,accompagnée d’une détonation assourdie. Quelque chose de chaud etd’humide vint frapper Bert au visage. Puis, dans un tourbillon defumée, des membres et des fragments humains retombèrent ens’éparpillant sur le sol.

Bert fut si surpris qu’il resta sur place, la bouche ouverte, etl’officier à profil d’oiseau aurait pu le pourfendre à coups desabre, sans qu’il songeât à se défendre. Mais l’Allemand s’enfuyaitpar le sous-bois, se dissimulant derrière les troncs. Reprenant sesesprits, Bert s’élança à sa poursuite, mais il y renonça bientôt,car il ne se sentait pas le cœur de continuer le massacre. Ilrevint vers les débris mutilés, les restes épars de ce qui avaitété si récemment encore le grand et fameux prince Karl Albert, etil inspecta même les végétations d’alentour hachées par l’explosionet éclaboussées de sang. Après des essais infructueuxd’identification, il se risqua à ramasser le revolver encore chaud,mais le barillet avait éclaté.

À ce moment, il constata la présence amicale et réconfortante duchat, et il fut grandement choqué qu’un être si jeune fût le témoind’une aussi horrible scène.

– En route, minet, ça n’est pas ta place ici.

En trois enjambées, il eut rattrapé et capturé l’animal, et ilse dirigea vers le kiosque, avec la bête ronronnant sur sonépaule.

– Ça n’a pas l’air de t’émouvoir beaucoup, ces carnages, –dit-il.

Ses perquisitions méthodiques lui firent découvrir lesprovisions cachées dans le toit. Tout en versant une soucoupe delait à son chat, il remarqua à haute voix :

– C’est dur tout de même de penser que trois hommes dans unepareille impasse ne puissent pas s’entendre… Mais Son Altesse nousla faisait un peu trop à la pose… Sapristi ! – continua-t-il,assis sur le comptoir et mâchonnant : – Quelle drôle de chose quela vie ! Ainsi, moi, j’avais vu son portrait, je connaissaisson nom quand j’étais à peine un gosse en culottes courtes… Leprince Karl Albert !… Si quelqu’un m’avait prédit que je leferais éclater en morceaux… Ah ! non ! Ça, mon vieuxminou, je ne l’aurais pas cru !… La somnambule aurait dû meprévenir, au lieu de me dire que j’avais la poitrine faible, ce quin’est pas difficile à voir, parbleu !… L’autre type, qui apris la poudre d’escampette, ne peut pas faire grand’chose… Je medemande comment je vais me débarrasser de lui…

Son œil bleu surveillait la bordure d’arbres de la clairière, etil caressait le fusil sur ses genoux.

– Je n’aime pas beaucoup toutes ces tueries, vois-tu, minet, –reprit-il. – Comme disait Kurt, on patauge trop dans le sang, et tuy patauges un peu jeune, toi… Si ce Prince était venu à moi la maintendue, je lui aurais tendu la mienne, sûrement !… Etmaintenant, reste l’autre, qui se niche dans les fourrés… avec satête entamée et une patte qui boite… Sapristi, il y a à peine troissemaines que je l’ai vu pour la première fois… Il était chic etpomponné, avec les mains pleines de brosses, de peignes et d’objetsde toilette, et il pestait contre moi… un vrai gentleman,quoi ! À présent, il est retombé presque à l’état sauvage…Qu’est-ce que je vais faire de lui ?… Oui, que diable vais-jefaire de lui ? Je ne vais bien sûr pas lui laisserl’aéroplane… Ça serait d’une bonté un peu excessive, et, si je nele tue pas, il va errer dans l’île et mourir de faim… Il est vraiqu’il a un sabre.

Il alluma une cigarette et se lança de nouveau dans sesréflexions philosophiques.

– La guerre, vois-tu, minet, c’est un sale jeu ! oui, unsale jeu ! Et nous autres, les gens du peuple, nous sommes desimbéciles. On se figurait que les personnages de la haute savaientoù ils voulaient en venir, et ils ne savaient rien du tout. Cetteespèce de Prince, par exemple : il avait toute l’Allemagne derrièrelui, et à quoi ça lui a-t-il servi ?… À des tueries, desravages, des désastres, et le voilà maintenant dans un bel état, unfouillis de membres, de sang, de bottes, un horrible gâchis !…Son Altesse Impériale le prince Karl Albert !… Toute l’arméequ’il emmena, et ses dirigeables, ses Drachenflieger, toutest dispersé comme des fétus de paille, entre ce trou etl’Allemagne. Et la guerre, qu’il a mise en branle, continue, avecdes carnages, des incendies, une guerre sans fin, d’un bout àl’autre du monde… Je suppose qu’il faudra bien que je massacreaussi celui qui reste… Faudra que j’en vienne là… Mais ça n’est pasce genre de corvée-là qui me plaît, vois-tu, minet.

Bert parcourut l’île en tous sens, au milieu du tumulte deschutes, pour tâcher de découvrir l’officier blessé. À la fin, il lefit débusquer de quelques buissons épais ; mais, quand il vits’enfuir devant lui, en boitant, l’homme courbé et enveloppé debandages sanglants, sa pitié l’emporta.

– Je ne peux pas… c’est clair que je ne peux pas tirer dessus…Qu’il s’en aille !

Et il alla retrouver l’aéroplane.

Il ne revit pas l’éclopé et il n’en aperçut même aucune trace.Vers le soir, il craignit à nouveau une embuscade et se mit enchasse vigoureusement, pendant deux heures environ, mais en vain.Il s’installa pour dormir, dans une bonne position de défense, àl’extrémité de la pointe rocheuse qui s’avance vers la cascadecanadienne. Dans la nuit, il s’éveilla, en proie à une terreurpanique, et il déchargea son fusil au hasard. Après ce cauchemar,il ne put se rendormir. Au matin, il éprouva un vif intérêt pour ledisparu et il le chercha comme un frère égaré.

– Si je savais quelques mots d’allemand, – se dit-il, – jel’appellerais… C’est là le hic, de ne pas parler la même langue, onne peut pas s’expliquer.

Plus tard, il découvrit les vestiges d’une tentative qu’avait dûfaire le malheureux pour franchir la brèche du pont. Une corde,munie d’une sorte de ralingue, avait été lancée par-dessus le videet s’était accrochée à un fragment de garde-fou. L’extrémité decette corde traînait dans le courant bouillonnant…

Mais l’officier à profil d’oiseau coudoyait déjà à cette heuredes corps inertes qui avaient été le lieutenant Kurt, l’aéronautechinois, et une vache noyée, en compagnie d’autres déchets de fortpeu agréable compagnie, dans un des remous qui se formaient àquatre kilomètres de là. Jamais cet immense dépotoir, cetournoiement incessant et sans objet, n’avait été pareillementencombré d’étranges et lamentables épaves.

Tout ce ramas tournait et tournait, et chaque tour lui apportaitde nouveaux appoints, cadavres d’animaux, fragments d’aéronats etd’embarcations, cadavres innombrables d’habitants des villes quibordaient les rives des lacs d’amont. Il en vint en quantitésénormes de Cleveland. Tout se rassemblait là, et tourbillonnaitindéfiniment, et, au-dessus, tournoyaient des vols, chaque jouraccrus, de grands oiseaux de proie.

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