La Guerre dans les airs

6.

Cette trêve boiteuse fut définitivement rompue par l’assassinat(car il n’y a pas d’autre mot pour un tel acte) duWetterhorn, au-dessus de Union Square et à moins d’unmille des ruines de l’Hôtel de Ville. L’épisode se place assez tarddans l’après-midi, entre cinq et six heures. Le temps s’était gâtétout à fait, et les dirigeables, gênés par la nécessité de tenirtête au vent, manœuvraient malaisément. Les rafales, accompagnéesde grêle et de tonnerre, se succédaient, accourant du sud sud-est,et, pour les éviter en partie, la flotte aérienne descendit trèsbas près des gratte-ciel, diminuant par là son champ d’observationet s’exposant à la fusillade.

Dans la soirée précédente, une pièce d’artillerie avait étéamenée dans Union Square, sans qu’elle eût servi, sans même qu’elleeût été montée ; on profita de la nuit, après la capitulation,pour la ranger avec ses caissons sous les colonnades du gigantesqueimmeuble Dexter. Quelques patriotes la découvrirent dans lamatinée, et ils décidèrent de grimper au dernier étage de lamaison. Ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et, abrités par lesstores des bureaux, ils installèrent une sorte de batterie masquée.Puis, tout aussi surexcités que des enfants, ils restèrent auxaguets jusqu’à ce qu’enfin parût la proue de l’infortunéWetterhorn, qui tanguait et roulait, à vitesse réduite, au-dessusdu belvédère de Tiffany. La batterie à pièce unique fut promptementdémasquée. La vigie du dirigeable dut voir le dixième étage del’immeuble Dexter se crevasser et s’effondrer dans la rue avantqu’elle eût aperçu la gueule noire du canon l’épiant dans l’ombre.Mais peut-être aussi le projectile l’atteignit-il d’abord.

La pièce lança deux obus avant que la carcasse de l’immeuble sedisloquât, et chacun d’eux parcourut le Wetterhorn de bouten bout, le délabrant complètement. Le ballon s’aplatit comme unbidon frappé d’un violent coup de botte. Son avant s’abattit dansle square, et le reste, au milieu du fracas des charpentes qui serompaient et se tordaient, demeura perché sur Tammany Hall et entravers des rues perpendiculaires à la deuxième avenue. L’aircomprimé des ballonnets de compensation s’échappa dans lescompartiments à gaz, et l’explosion eut lieu avec un bruitépouvantable.

À ce moment, le Vaterland remontait des ruines du pontde Brooklyn vers celles de l’Hôtel de Ville. Le premier coup decanon, suivi de l’effondrement de l’immeuble Dexter, amena Kurt etBert à la lucarne. Ils y arrivèrent à temps pour voir la lueur dusecond obus. Puis ils furent rejetés à l’intérieur et culbutés surle plancher de la cabine par la vague d’air que déplaçal’explosion. Le Vaterland bondit comme un ballon defootball lancé par un formidable coup de pied, et lorsque Bert eutregagné le vasistas, Union Square et ses environs, minuscules etlointains, étaient bouleversés comme si quelque géant cosmiques’était roulé dessus. Du côté est, les maisons commençaient àbrûler sur une douzaine de points, incendiées par les fragmentsenflammés du squelette tordu qui les recouvrait ; les toits etles murs tout de guingois s’écroulaient.

– Nom de nom ! jura Bert. – Qu’est-ce qui s’estpassé ? Voyez donc ces gens.

Mais avant que Kurt eût pu fournir une explication, lessonneries aiguës du branle-bas appelèrent chacun à son poste, etl’officier s’éloigna. Après quelques hésitations, Bert décida desortir aussi. En débouchant sur le passage il jeta un regard ducôté de la fenêtre, mais il fut immédiatement renversé les quatrefers en l’air par le Prince, qui courait de son appartement aumagasin central.

Blême de rage, bouillonnant d’une indescriptible colère, ilbrandissait son poing énorme.

– Blut und Eisen ! – proférait-il sur un tond’exaspération. – Oh ! Blut und Eisen !

Quelqu’un culbuta par-dessus Smallways, qui crut reconnaître vonWinterfeld à la manière dont l’homme tomba. Quelqu’un d’autregratifia méchamment Bert de plusieurs solides coups de pied. Enfin,ayant réussi à se mettre sur son séant, le malheureux frotta sajoue contusionnée et rajusta le pansement qui lui enveloppaitencore la tête.

– C’est un Prince, ça ? – cria-t-il, inexprimablementindigné. – Il n’est même pas aussi poli qu’un chien !

Debout à nouveau, il rassembla ses esprits et se dirigea vers lagalerie. Mais, au même instant, des éclats de voix lui firentdeviner le retour du Prince.

Comme un lapin dans son terrier, il se précipita dans sa cabine,juste à temps pour éviter le terrifiant et vociférantpersonnage.

Il ferma la porte, attendit que tout bruit eût cessé, puis allaau vasistas et regarda au-dehors. Un voile de nuages embrumait laperspective des rues et des squares, et le roulis de l’aéronefbalançait le spectacle. À part quelques personnes, qui galopaientde-ci de-là, tout le quartier était désert. Les rues semblèrents’élargir démesurément et les gens grossir, à mesure que leVaterland descendait ; il s’arrêta à l’extrémité deBroadway. Les petites taches noires en raccourci restaientimmobiles à présent. Elles regardaient en l’air, mais tout à coup,elles détalèrent à toutes jambes.

De l’aéronef quelque chose était tombé, un objet peu volumineuxet sans consistance. Il heurta le pavé près d’une énorme arcade,juste au-dessous de Bert. À cinq ou six mètres, un homme courait aulong du trottoir, tandis que trois autres, avec une femme,traversaient rapidement la chaussée. Quelles bizarres petitesformes, avec leur tête si minuscule, leurs coudes et leurs jambessi merveilleusement actifs ! C’était vraiment drôle de voirremuer ces jambes. L’humanité en raccourci manque réellement dedignité.

Sur le trottoir, l’un des hommes fit un saut fort comique, unsaut de terreur sans doute, au moment où la bombe tomba devantlui.

Alors des flammes aveuglantes jaillirent dans toutes lesdirections autour du point où le projectile toucha terre, etl’homme qui avait sauté devint, pendant quelques secondes, un éclatde feu et disparut…, entièrement. Les gens qui traversaient la ruefirent quelques enjambées excessives et grotesques, puiss’affalèrent sur le sol où ils ne bougèrent plus, pendant que leursvêtements déchiquetés brûlaient. Des fragments de l’arcadecommencèrent à tomber et la maçonnerie inférieure des maisonss’éboula avec le bruit du charbon qu’on déverse dans une soute. Descris aigus parvinrent jusqu’à Bert et une foule de gens seprécipitèrent dans la rue, parmi lesquels un homme qui boitait etgesticulait gauchement. Il s’arrêta et retourna sur ses pas ;un amas de briques se détacha d’une façade et l’étendit à terre oùil ne remua plus. L’air s’emplit de nuages de poussière et de fuméenoire d’où bientôt s’élancèrent des flammèches rouges.

C’est ainsi que commença le saccagement de New York, qui fut lapremière des grandes cités de l’Age scientifique à souffrir de lapuissance énorme et des incroyables imperfections de la guerreaérienne. On la dévasta, comme, au siècle précédent, on avaitbombardé d’immenses agglomérations barbares, et parce qu’elle étaità la fois trop forte pour être occupée par le vainqueur et tropindisciplinée, trop orgueilleuse pour se rendre dans le butd’échapper à la destruction. Étant donné les circonstances, cettedestruction s’imposait. Il était impossible pour le Prince derenoncer au bénéfice de son succès et d’accepter le rôle de vaincu,et il paraissait d’autre part impossible de réduire la citéautrement qu’en l’anéantissant. La catastrophe devenait le résultatlogique de la situation créée par l’application de la science auxnécessités de la guerre. Bien qu’exaspéré par ce dilemme, le Princes’efforça d’observer une réelle modération, même dans le massacre.Il voulut infliger une leçon sévère, en sacrifiant le minimumd’existences et en dépensant le minimum d’explosifs, et, pourl’instant, il se proposa seulement la destruction de Broadway.D’après ses ordres, la flotte aérienne se forma en colonne à lasuite du Vaterland, pour parcourir la grande voienew-yorkaise, et jeter des bombes au passage. Notre Bert Smallwaysparticipa de cette façon à l’un des plus impitoyables carnagesqu’enregistre l’histoire du monde, une boucherie où des hommes quin’étaient ni surexcités par la lutte, ni en danger, à partl’improbable hasard d’une balle égarée, déversèrent la mort et laruine sur la foule et les maisons qu’ils dominaient.

Il se cramponna au rebord du vasistas, pendant que l’aéronatroulait et tanguait, et, à travers la pluie fine que chassait levent, il épia les rues obscures, observa les gens qui seprécipitaient dehors, les édifices qui s’écroulaient et lesbrasiers qui flamboyaient. Les dirigeables en ligne dévastaient lacité, comme un enfant démolit ses châteaux de bois ou de cartes.Ils semaient la désolation et l’incendie et entassaient lescadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, comme si ce n’eût étéque des Maures, des Zoulous ou des Chinois. La partie basse de NewYork ne fut bientôt plus qu’une fournaise d’où nul n’avait chanced’échapper. Les tramways, les chemins de fer, les bacs à vapeuravaient cessé de circuler, et seule la lumière des flammeséclairait la route des fugitifs affolés dans cette ténébreuseconfusion.

Bert put se faire une idée de ce que devaient souffrir ceux quise trouvaient au milieu du cataclysme, en bas…

Et ce fut pour lui tout à coup une découverte incroyable ;il comprit qu’un pareil désastre était possible non seulement danscette étrange et gigantesque New York, mais aussi à Londres… à BunHill ! … que l’immunité de l’île Britannique enserrée dans sesflots d’argent avait pris fin, et que nulle part au monde il nerestait d’endroit où un Smallways pourrait orgueilleusement leverla tête, voter pour la guerre ou pour une politique étrangèreénergique et intransigeante, et demeurer en sécurité, loin de cesatroces conséquences de son vote.

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