La Guerre dans les airs

6.

Lentement et sûrement, le Vaterland reprit son vol, et,à sa suite, la flotte aérienne vira de bord pour cingler vers NewYork. La bataille devint, dans le lointain, une menue péripétie, unépisode avant le dénouement, un cordon de formes noiresrapetissées, une lueur jaune et fumeuse, qui ne fut plus, sur levaste horizon lumineux, qu’une moucheture bientôtimperceptible.

C’est ainsi que Bert Smallways assista au premier combat quelivrèrent les aéronefs, et à la dernière lutte des monstres lesplus étranges dont les annales de la guerre enregistrent lacréation, – à la dernière rencontre des vaisseaux cuirassés, dontla carrière débuta pendant la guerre de Crimée, avec les batteriesflottantes des Français. Pendant soixante-dix ans, avec une dépenseénorme d’énergie et de ressources humaines, le monde construisitplus de douze mille cinq cents de ces monstres, par types et parséries, chacun plus vaste, plus lourd et plus formidablement arméque ses prédécesseurs. Chacun, à son tour, était proclamé ladernière merveille du moment, et presque tous, à leur tour aussi,furent vendus à la vieille ferraille. À peine cinq pour centd’entre eux purent être utilisés jamais dans une véritablebataille. Quelques-uns sombrèrent, d’autres se jetèrent à la côteet se disloquèrent, plusieurs furent éperonnés accidentellement etcoulèrent bas. Des hommes, en quantité innombrable, passèrent leurvie au service de ces divinités voraces qui absorbèrent, au-delà detoute évaluation, le génie et la patience de milliers d’ingénieurset d’inventeurs, des matériaux et des richesses inestimables. Ilfaut porter à leur compte des multitudes d’existences amoindries etfaméliques, des millions d’enfants occupés trop jeunes à destravaux épuisants, tout un inconcevable gaspillage au détrimentd’un emploi meilleur des énergies. Il fallait à tout prix trouverde l’argent pour construire ces colosses, – telle étaitl’inéluctable nécessité d’où dépendait, à cette étrange époque,l’autonomie des nations. Dans toute l’histoire des inventionsmécaniques, rien, d’aussi monstrueux ne causa autant de misère, dedésastres, de gâchis.

Et il suffit d’engins bien moins coûteux, légèrement charpentéset gonflés de gaz, pour détruire entièrement ces géants, pour lesanéantir du haut du ciel.

Jamais Bert Smallways n’avait été le témoin d’une scène d’aussifacile destruction ; jamais il ne s’était représenté lemalheur et la ruine que pouvait amener la guerre. En son espritbouleversé, cette conception se fit jour : c’est une image de lavie. Ballottée dans tout ce torrent furieux de sensations, uneimpression surnagea et devint capitale : l’impression laissée parle spectacle des marins du Theodore-Roosevelt,qui se débattaient dans les flots après l’explosion de la premièrebombe.

– Sapristi ! – s’écria-t-il à ce souvenir. – Ça auraitaussi bien pu être moi et Grubb… On doit barboter et gesticuler… etl’eau vous rentre dans la bouche… Il est probable que ça ne durepas longtemps…

Il eût voulu savoir quel effet tout cela avait produit sur Kurt,et en même temps il constata qu’il avait faim. Il se dirigeacraintivement vers la porte de la cabine et jeta un coup d’œil dansle passage. À l’avant, près de la passerelle qui menait auréfectoire des hommes, un groupe de matelots aériens contemplaientquelque chose que Bert n’arrivait pas à apercevoir. L’un d’euxétait revêtu du scaphandre spécial, avec lequel on explorait lescompartiments intérieurs. Bert s’avança jusqu’au scaphandrier pourexaminer de près son costume et le casque qu’il portait sous lebras. Mais il oublia l’objet de sa curiosité quand il fut plus près: sur le plancher gisait le corps d’un soldat qu’une balle duTheodore-Roosevelt avait atteint.

À aucun moment, Bert n’avait remarqué que les balles parvenaientjusqu’au Vaterland, et il ne s’était nullement cru exposéau feu des marins américains. Il ne comprit pas tout d’abordcomment le malheureux avait été tué, et personne ne lerenseigna.

On avait laissé l’homme dans la position même où il était tombé.Sous la tunique déchiquetée, tout le flanc gauche du cadavreparaissait ouvert et déchiré, et l’omoplate brisée perçait la peau.Le sang avait coulé en abondance. Les soldats écoutaient lescaphandrier qui donnait des explications, indiquait le trou faitpar le projectile dans le plancher et l’éraflure de la cloisoncontre laquelle la balle était allée épuiser le restant de saforce. Tous les visages étaient graves, – visages blonds d’hommescalmes habitués à l’obéissance et à la discipline et que la vue decette loque humaine, sanglante, inutile, qui avait été leurcamarade, impressionnait autant que Bert.

Un éclat de rire retentit soudain dans le passage, du côté de lapetite galerie, et l’on entendit quelqu’un parler – ou plutôt crier– en allemand, avec une gaieté exultante.

Des voix répondaient sur un ton plus contenu, plusrespectueux.

Un murmure courut dans le groupe où se trouvait Bert.

– Der Prinz ! Et aussitôt les hommes rectifièrentla position.

Les officiers approchaient, précédés de Kurt, portant une liassede papiers.

Le lieutenant s’arrêta brusquement en apercevant le cadavre, etsa figure rubiconde blêmit.

– So ! – fit-il, stupéfait.

Le Prince marchait derrière lui, tout en s’entretenant avec vonWinterfeld et le Kapitan.

– Eh ? – dit-il, s’interrompant soudain et suivant de l’œille geste de Kurt. Il regarda un moment le mort et parutréfléchir.

Puis il étendit vaguement la main vers le cadavre et s’adressaau Herr Kapitan :

– Enlevez ça, – ordonna-t-il, et il passa, reprenant saconversation avec Winterfeld, du même ton enjoué dont il l’avaitcommencée.

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