La Guerre dans les airs

5.

À la fin de l’après-midi d’un beau jour d’été de l’année 19…, sil’on me permet d’emprunter le style cher au feuilletonniste, unaéronaute solitaire – pour remplacer le cavalier du roman de capeet d’épée – poursuivait sa route à travers la Franconie, dans ladirection du nord-est, à une hauteur d’environ onze mille piedsau-dessus du sol. Le ballon tournait lentement sur lui-même.L’aéronaute penchait la tête par dessus bord et surveillait laterre avec une expression de perplexité profonde. De temps à autre,ses lèvres émettaient des phrases sans suite :

– Tirer sur les gens, comme cela ! – entendait-on, parexemple, ou bien : – Descendre ! Descendre ! C’estcommode à dire. Je ne serais pas long à dégringoler si j’enconnaissais le moyen.

En dehors de la nacelle, appel propitiatoire et drapeau blancsans effet, pendait la robe du Derviche du Désert.

Bert se rendait parfaitement compte à présent que le mondeau-dessous de lui, – bien loin d’être l’idyllique campagne de sesrêves du matin ou l’agreste contrée somnolente que sa descenteemplirait d’ahurissement et de respect, – se montrait au contraireextrêmement irrité de sa présence et particulièrement surexcité parl’itinéraire qu’il suivait.

– Ce n’est pas moi, pourtant, – songeait l’aéronaute, – quichoisis cet itinéraire, mais je ne peux rien contre mes maîtres,les vents du ciel !

Des voix mystérieuses articulaient à son oreille des motsincompréhensibles, mots lancés jusqu’à lui au moyen de mégaphones,sur des tons effrayants et dans une grande variété de dialectes.Des personnages d’aspect officiel lui avaient fait des signaux avecles bras et avec des drapeaux variés. Somme toute, les phrases quiassaillaient le ballon ne différaient que par l’accent guttural:

– Tescendez ou l’on fous tire dessus.

– C’est fort bien de descendre, – se disait Bert, – maisCOMMENT ?

En suite de quoi, un projectile alla se perdre sur sa droite. Onlui tira dessus six ou sept fois de différents endroits. Une foismême le projectile avait disparu avec un bruit si caractéristiquede soie qu’on déchire que Bert se résigna à la perspective d’unechute à toute vitesse. Mais, ou bien on ne le visait pasdirectement ou bien on le manquait ; jusqu’ici il n’y avait dedéchiré que l’air ambiant… et son âme anxieuse.

Pour le présent, il jouissait d’un répit dans ces attentions,mais il savait que ce n’était au mieux qu’un interlude, et ilfaisait tout ce qu’il pouvait pour se rendre un compte exact de sasituation. Incidemment, et peu soucieux d’un service raffiné, ils’administrait une tranche de pâté arrosée de café chaud, sanscesser de plonger des regards inquiets par-dessus la nacelle.D’abord il avait attribué l’intérêt croissant qu’on lui témoignaità sa tentative malheureuse d’atterrissage dans la jolie petiteville aux vieux murs. Maintenant, il commençait à comprendre quel’élément militaire plutôt que le civil se tourmentait à sonpropos.

Il jouait bien involontairement un rôle sinistre et mystérieux –le rôle d’espion international. Il surprenait des secrets ; ilmenaçait, en fait, les projets d’une puissance non moindre quel’Empire Germanique ; il se jetait étourdiment dans le foyerardent de la WeltPolitik. À son insu et malgré lui, il voltigeaitdans la direction du grand dessein impérial, de l’immense parcaéronautique improvisé en Franconie, où, sans bruit, sur uneéchelle colossale, on appliquait et développait rapidement lesdécouvertes de Hunstedt et de Stossel, qui doteraient l’Allemagne,avant toutes les autres nations, d’une flotte aérienne, et luiassureraient l’empire de l’air et la suprématie mondiale.

Un peu plus tard, avant qu’on le jetât bas, Bert contempla cetimmense chantier d’activité trépidante, baigné par les chaudeslueurs du soir – un vaste chantier, sur un plateau, où les naviresaériens étaient parqués comme un troupeau de monstres au pâturage.Ce parc aéronautique s’étendait vers le nord, aussi loin que Bertpouvait voir, méthodiquement aménagé, avec ses hangars numérotés,ses gazomètres, ses campements, ses magasins, le tout entrelacé parles lignes omniprésentes du monorail, et sans aucun fil ni câbleaérien. Partout flottaient au vent les couleurs de la GermanieImpériale : blanc, noir et jaune ; partout les aigles noirsdéployaient leurs ailes. Même à défaut de ces indications, un ordrerigoureux et précis aurait révélé partout la marque allemande. Desmultitudes d’hommes allaient et venaient ; la plupart, entreillis, travaillaient aux aérostats ; d’autres en uniformebrun faisaient l’exercice. Ici et là, les dorures d’un officier engrande tenue scintillaient.

Bert concentra son attention sur les aérostats, et il reconnutaussitôt que c’était trois d’entre eux qu’il avait aperçus la nuitprécédente, au moment où ils profitaient de l’écran des nuages pourmanœuvrer sans être vus.

Tous ces ballons avaient la forme de poissons. Car les grandsvaisseaux aériens, avec lesquels l’Allemagne attaqua les États-unisdans son dernier et gigantesque effort pour conquérir la suprématiemondiale, – avant que l’humanité se pût rendre compte que cettesuprématie était un leurre, – descendaient directement du premiercolosse de Zeppelin, qui avait évolué au-dessus du lac de Constanceen 1906, et des dirigeables Lebaudy, qui avaient fait leursmémorables excursions au-dessus de Paris en 1907 et 1908.

Ces immenses aéronefs allemands étaient formés d’un squelette àcôtes d’acier et d’aluminium, recouvert d’une enveloppe extérieure,résistante et non élastique, qui abritait à l’intérieur un ballon àgaz en tissu caoutchouté imperméable, coupé en compartiments dontle nombre variait de cinquante à cent. Chacune de ces alvéoles,remplie d’hydrogène, offrait une imperméabilité absolue. Onmaintenait l’aérostat à une hauteur voulue par le moyen d’un longballonnet intérieur, de toile de soie renforcée, dans lequel oncomprimait de l’air et d’où on l’expulsait, suivant le cas.L’aérostat pouvait être ainsi rendu plus lourd ou plus léger quel’air ; les pertes de poids provenant de l’usure ducombustible, du lancement des bombes, et d’autres causes, étaientaussi compensées par l’admission d’air dans les sections du grandballon. Cela constituait finalement un mélange explosibledangereux, mais, avec tous ces engins, il y a des risques àprévoir. La rigidité de l’énorme machine était assurée encore parun axe d’acier, une poutre armée, qui portait à l’une de sesextrémités l’appareil propulseur et à l’autre l’équipage et lesmunitions, répartis dans une série de cabines aménagées sous laproue. Le moteur, extraordinairement puissant, était du typePforzheim, ce triomphe suprême des inventions allemandes ; samarche se réglait par des commandes électriques disposées dans undes compartiments de la proue, qui formait en réalité la seulepartie habitable du vaisseau aérien. Si quelque panne survenait,les mécaniciens se rendaient à l’arrière par une échelle de cordesou par un passage ménagé dans les chambres à gaz. La tendance auroulis se corrigeait en partie par des ailerons horizontauxlatéraux, et la direction s’effectuait par deux ailettes verticalesqui, normalement, se repliaient comme des ouïes contre chaque côtéde la proue. Somme toute, on avait là l’adaptation la plus complètede la forme du poisson aux conditions du vol aérien, avec cettedifférence, toutefois, que la vessie natatoire, les yeux et lecerveau se trouvaient au-dessous au lieu d’être au-dessus. Uneparticularité qui n’avait rien d’aquatique, était l’appareil detélégraphie sans fil qui se balançait sous la cabine d’avant,c’est-à-dire sous le menton même du poisson.

Ces monstres, par temps calme, atteignaient des vitesses dequatre-vingt-dix milles, ou cent cinquante kilomètres, à l’heure,de sorte qu’ils pouvaient avancer contre n’importe quel vent,excepté un ouragan furieux. Leur longueur variait de huit cents àdeux mille pieds et leur force ascensionnelle allait desoixante-dix à deux cents tonnes. L’histoire n’a pas enregistrécombien de ces aéronats possédait l’Allemagne ; mais, au coursde sa brève inspection, Bert compta jusqu’à quatre-vingts de cesénormes masses, en une interminable perspective qui s’allongeaitsur plusieurs rangs. Telles étaient les armes sur lesquellesl’Allemagne comptait s’appuyer pour répudier la Doctrine de Monroeet réclamer hardiment sa part de l’empire du Nouveau-Monde. Enoutre, elle pouvait recourir aux Drachenflieger, de valeurencore inconnue, et qui, montés par un seul homme, servaient àlancer des bombes.

Mais ces Drachenflieger étaient centralisés dans unautre grand parc aéronautique, situé à l’est de Hambourg, et BertSmallways n’en vit aucun dans l’examen à vol d’oiseau qu’il fit del’établissement de Franconie, avant qu’on l’eût jeté bas, lui etson ballon. Car on le jeta bas fort proprement. Les Allemands seservirent pour cela des nouveaux projectiles à traîne d’acier, queWolffe d’Engelberg avait inventés pour la guerre aérienne. Leprojectile effleura Bert, et alla, avec sa traîne métalliquedéchirer l’enveloppe. Un soupir, un froissement d’étoffe, et lesphérique commença un mouvement régulier de descente. Et quand,dans la confusion du premier moment, Bert se débarrassa d’un sac delest, les Allemands, très poliment mais fermement, domptèrent seshésitations en logeant deux autres projectiles dans son ballon.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer